Après avoir frôlé l’Oscar pour sa bande originale de « Her », le film de Spike Jonze, Will Butler s’est échappé d’Arcade Fire pour sortir un premier album solo. Rencontre à l’occasion de son concert parisien pour parler de cette libération, de Bob Dylan, de rap et de Tidal.
Une décennie qu’il administrait de petites cabrioles furieuses derrière ses instruments, une longue mèche lui barrant le visage. Malgré leur éclat, ses petits bonds se faisaient en fond de scène : Will Butler avait pour unique casquette – mais pas des moindres – celle d’être membre multi-instrumentiste d’Arcade Fire. Depuis le mois de mars, ô fierté, est disponible son premier album solo (Policy) avec son nom imprimé sur la pochette. On était donc curieux de le voir se saisir d’un micro sans sa troupe habituelle lors de son concert parisien à la Maroquinerie, le 18 avril dernier.
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« We are Will Butler« , lance-t-il après quelques chansons. Sur scène, quatre musiciens positionnés sur un même plan, sans le décrochage habituel du batteur en fond de scène et des choristes dans un coin. Julie et Sarah (les sages choristes), Miles (le batteur, déchaîné) et Will forment un « vrai » groupe, ils plongent leurs mains dans le même charbon, jouant au minimum deux instruments à la fois. Esprit punk oblige, le rapport à l’instrument est frontal : ce qui compte n’est pas la maîtrise mais l’énergie dégagée.
http://www.youtube.com/watch?v=OSCGN6AuOm8
Avec un album de seulement 30 minutes, il réussit à tenir un live d’une bonne heure. La faute aux chansons composées pour le Guardian, qui se mêlent de-ci de-là aux huit titres de l’album. Le concert alterne punk -rock aux accents disco rappelant James Murphy (ils ont bossé ensemble sur le dernier Arcade Fire), et chansons taillées pour les feux de camp. Will Butler, regard au-dessus de la foule, passe de prêcheur rockabilly à leader scout – de quoi décrocher quelques mouvements de tête.
Au moment du rappel, Will grimpe de nouveau sur scène pour plonger dans le public. Il fend la foule pour se mettre au cœur de la salle et jouer une ultime chanson. Sans micro ni ampli, muni de sa guitare et de ses trois choristes, il offre une reprise d’un standard produit par Berry Gordy en 1960, Way Over There, interprété pour la première fois par la valeur sûre de Motown, Smokey Robinson & The Miracles.
Interview
En 48h, il aura donné trois concerts et une dizaine d’interviews dans deux villes différentes (Berlin et Paris). Détendu, le rire tonitruant, il est attentif à ses réponses : elles sont longues, réfléchies (il n’hésite pas à laisser un long silence avant de parler, les yeux levés au plafond), construites souvent en petit 1 et petit 2. Il nous a expliqué son projet – pas si solitaire – ainsi que son engagement politique : il se revendique un peu punk et très féministe.
Fin 2013, Arcade Fire sort l’album Reflektor. En 2014, tu es nommé aux Oscars pour ton travail sur le film Her, de Spike Jonze. Est-ce que ce premier album solo découle de ces deux expériences ?
Will Butler – Oui, c’est bien entendu lié à ce qui s’est passé ces dernières années. Il y a un élément de réaction à Arcade Fire, mais pas du tout d’un point de vue négatif, simplement parce que c’est excitant de surprendre, de faire quelque chose de complètement différent : le ton de Policy est celui de l’humour, de la stupidité et de la folie. Et puis il y a eu un déclic avec le film Her : c’était la première fois que je voyais mon nom isolé et j’étais prêt à assumer cette responsabilité. Tout ça se superposant au fait que j’écris des chansons depuis des années… Je commençais à accumuler une petite collection.
Comment as-tu sélectionné les chansons de Policy ? Qu’est-ce qui a guidé la création de cet album ?
Je voulais d’abord surprendre. Je pense que l’élément de surprise ouvre l’esprit et permet de mieux recevoir l’oeuvre. Je voulais jouer en passant d’une chose à une autre, comme dans un poème où, à chaque ligne, il doit y avoir un sursaut, un nouvel élément. La deuxième chose, c’est que je voulais que les gens puissent se souvenir des titres, qu’ils ne soient pas submergés. C’est une des raisons qui a limité le disque à huit titres, comme un poème court plutôt qu’un poème épique. Et enfin, j’ai sélectionné les meilleures.
Comment s’est déroulé la création et l’enregistrement de l’album : tu as tout fait tout seul ?
Ça a eu lieu après une période très intense, à la suite de la promo de Reflektor, puis de Her, et d’une série de concerts qui étaient vivifiants plutôt qu’épuisants. La plus grande partie de l’écriture s’est faite lors des interruptions de la tournée, parce que généralement, on alterne les concerts et les pauses. Donc j’ai beaucoup écrit, je voulais que tout soit bien planifié parce que je n’avais pas beaucoup de temps pour enregistrer – j’avais une semaine prévue en studio. Arcade Fire n’était pas loin, je leur ai fait écouter les premiers essais, puis j’ai enregistré avec Jeremy Gerra (batteur d’Arcade Fire – ndlr), avant d’être rejoint par le saxophoniste de la tournée de Reflektor.
Une des lignes directrices de l’album, c’est l’Amérique, bien qu’Arcade Fire soit généralement présenté comme un groupe canadien. Ce premier album était-il une manière de rendre hommage à tes origines ?
Pas vraiment. C’est avant tout un album descriptif plutôt que prescriptif. Mais oui, il y a quelque chose autour de l’identité, je voulais dire d’où je viens. Je suis américain à 100% (Will est né en Californie et a grandi au Texas – ndlr). C’est assez classique d’être obsédé par la musique d’où l’on vient : Régine (membre d’Arcade Fire – ndlr) aime beaucoup la musique asiatique… D’autres sont transportés par la musique africaine… Beirut est obsédé par la musique de l’Europe de l’Est… Moi, je voulais m’exprimer à travers mes racines, je suis très fier de la culture américaine. Tu grandis en te disant que l’Amérique n’a pas de culture, et puis en y réflechissant, tu te rends compte que c’est faux : il y a le jazz, le rock, le cinéma – c’est incroyable.
Et le rap ? C’est sans doute l’influence la moins évidente de cet album, alors que le hip-hop est au coeur de la culture américaine.
Pour moi, il y a du hip-hop dans l’album quand je passe d’une influence à une autre – c’est l’élément de surprise que je mentionnais plus tôt. Depuis le début, le hip-hop mélange Kraftwerk et James Brown. C’est un des trucs les plus avant-gardistes qu’on ait jamais fait. Je pense à un groupe comme le Wu-Tang Clan : leurs paroles passent de manière absurde d’un sujet à un autre. Pour moi c’est ça qui est hip-hop dans ce que je fais, c’est moins dans le rythme que dans cette philosophie de mélanger les trucs.
Au-delà des références culturelles, tes paroles parlent également de l’Amérique, en mentionnant le capitalisme (Anna) ou la religion (Son of God). D’où te vient ce goût pour la musique engagée ?
J’adore par exemple la manière dont Randy Newman peut écrire une chanson politique en s’y impliquant lui-même, en parlant à la fois des puissants et des opprimés. J’aime l’idée d’exprimer une chose compliquée politiquement – surtout pour moi, qui suis assez privilégié -, de montrer comment je suis inclus dans ces logiques de pouvoir. Il y a également Bob Dylan bien sûr, mais aussi des groupes post-punk menés par des femmes au Royaume-Uni au début des années 80. Des groupes comme Lora Logic, The Au Pairs, Delta 5, profondément féministes et sans compromis. Je me sens à la fois punk et assez conservateur. J’ai du mal à détruire, et c’est ce que j’adore chez ces punks anglais : ils n’ont pas hésité à détruire.
Ces derniers temps, tu as multiplié les projets. Tu as notamment participé, au début de l’année, à une série de morceaux avec le Guardian : tu devais en écrire un par jour en fonction de l’actualité. Que traduit cette hyperactivité ?
Pour le Guardian, je me suis inspiré de Bob Dylan, justement. C’était un exercice très rigoureux. Je pense que les artistes ont souvent peur… Ils construisent leur œuvre pour qu’elle soit éternelle, mais je voulais faire quelque chose sans cette préoccupation-là. Une des choses qui m’a le plus influencé en tant qu’artiste, c’est un article sur la « grotte des rêves perdus » (de la journaliste en 2008, puis adapté en documentaire – ndlr). Elle y décrit une grotte (la Grotte Chauvet – ndlr) découverte totalement par hasard, dont les murs sont couverts de dessins préhistoriques. Cette idée m’a bouleversé : tu peux faire de l’art qui dure. La preuve aussi avec Shakespeare, les textes bibliques ou Dostoïevski, mais il s’agit surtout d’un accident. C’est terrifiant et merveilleux. En ce moment, ma stratégie pour durer, c’est de faire, et de faire le mieux que je peux !
Récemment, Arcade Fire a annoncé s’engager aux côtés de Jay Z pour défendre la plateforme de streaming Tidal. Qu’en penses-tu ?
Pour moi, il y a eu un âge d’or entre la sortie de Funeral (2004) et les années 2010 et 2011, où internet a affecté les grands artistes mais a aidé les petits en leur donnant de la visibilité. Arcade Fire ne serait pas connu sans le piratage et sans internet. Aujourd’hui, on a atteint une nouvelle étape : avec le streaming, les gens n’achètent plus les albums qu’ils aiment, ils passent d’un titre à l’autre. Je suis assez punk pour dire qu’être payé pour être écouté n’est pas la chose la plus importante, je me fiche totalement de l’industrie. Tout en sachant que je vis très confortablement, donc c‘est un peu stupide de dire ça… Mais il y a une véritable tragédie qui se trame, l’écosystème artistique se meurt. Et je suis content si Tidal peut donner de l’argent, ou simplement engager une conversation autour de ce sujet. Par exemple, les royalties reversés aux artistes sont plus importants. Cela reste faible, mais c’est un premier pas. C’est ça qui me plaît, pour moi c’est la bonne direction, et je suis sûr que d‘autres initiatives du genre vont voir le jour bientôt.
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