De Délivrance à Eminem, la white trash est devenue une culture à part entière, avec ses vêtements et sa cuisine. Une émancipation par le bas, partie des mobile-homes et arrivée dans les salons.
Il suffit d’énumérer quelques chansons des quinze dernières années où figure l’expression white trash pour démontrer qu’il se passe quelque chose de ce côté-là de l’Amérique, que la white trash (littéralement “raclure blanche”) connaît une sorte d’émancipation positive. A l’origine péjorative, désignant la part de la population blanche la plus pauvre du Sud des Etats-Unis, la formule est en train de muer, un peu à la manière de ce qu’a connu nigger quand les rappeurs de Niggaz With Attitude se sont approprié l’insulte raciste pour mieux s’en émanciper. Jugez plutôt : White Trash Beautiful (Everlast), White Trash Wedding (Dixie Chicks), White Trash Circus (Mötley Crüe), White Trash Millionaire (Black Stone Cherry), White Trash Renegade (Big B), White Trash Christmas (Bob Rivers), White Trash Party (Eminem), etc.
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C’est peu dire que la raclure blanche est mise à toutes les sauces musicales, du metal à la country, du rap au stoner-rock. Certains sites dédiés à cette culture proposent d’ailleurs des recettes de white trash food : crumble de restes de pizza froide, nuggets d’écureuil et abats de poulet marinés dans le Pepsi figurent au menu. On voit également des concours de white trash beauties (toutes en bikinis fluo et tatouées) et d’autres pour élire le plus beau mobile-home. Une ligne de bijoux white trash charms vient d’apparaître dont, paraît-il, Britney Spears raffole. Enfin, depuis l’année dernière, la white trash a sa série avec Shameless, diffusée sur la chaîne Showtime.
L’origine de cette vogue remonte au milieu des années 90. Marilyn Manson sortait alors son fameux White Trash au refrain choc : “Raclure blanche, mets- toi à genoux ! C’est l’heure du gâteau et de la sodomie.” Le phénomène changea de dimension avec l’apparition d’Eminem, icône du genre, qui fit de son propre déclassement social un spectacle vendeur. Il demeure que derrière le folklore et le romantisme qui accompagnent désormais le mot se cache une réalité infiniment moins séduisante, celle d’une autre Amérique peuplée de laissés-pour-compte.
L’américaniste Sylvie Laurent décrit la white trash comme “la personnification honteuse des échecs impensables d’une population ‘racialement’ destinée à prospérer”. Dans une récente étude (Poor White Trash – La pauvreté odieuse du Blanc américain), où elle suit la trace de ce personnage hors norme à travers la littérature et la musique, l’auteur s’inquiète que le stéréotype finisse par faire “bon marché de la souffrance réelle”, que l’appellation devienne “un argument de vente, le pauvre étant exotique et son mauvais goût du dernier chic”.
Tendance, la white trash l’est certainement. Mais d’abord en raison du raz-de-marée provoqué par la crise des subprimes qui a précipité des centaines de milliers de foyers dans la misère, les a rejetés dans ces fameux parcs pour mobile-homes dont sont issus Eminem et l’écrivain Russell Banks, témoins éloquents de cette réalité.
La fascination pour la white trash ne date pas d’hier. Si le cinéma – du Délivrance de John Boorman aux films d’Harmony Korine – comme la littérature – les romans de Sherwood Anderson, les nouvelles de Donald Ray Pollock – ont participé à sa révélation, elle ne s’est jamais mieux mise en scène que dans la musique. Sans doute parce qu’un peu d’histoire suffit à rappeler combien la part blanche du rock’n’roll prend racine dans ce terreau-là. Elvis Presley et Jerry Lee Lewis, pour ne citer que deux incarnations essentielles, viennent de familles d’ouvriers agricoles et de fermiers blancs déchus et mal logés. Leurs généalogies révèlent que tous les vices propres au Sud rural et puritain courent allègrement dans leurs gènes. “Criminalité, alcoolisme, licence sexuelle et perversions familiales sont les tares comportementales qui caractérisent cette sous-classe”, souligne Sylvie Laurent.
Avec des grands-pères ivrognes et bagarreurs, des oncles suicidés à l’arsenic ou experts en débauche, des cousins qui se marient entre eux, des pères qui accumulent les échecs et finissent en prison (Elmo Lewis et Vernon Presley connurent tous deux la prison pour contrefaçon, de whisky pour l’un, de chèques pour l’autre), les parentés de ces pionniers sont chargées à souhait. De ce mauvais héritage découle une certaine “incongruité morale et émotionnelle”, pour reprendre les mots de Sylvie Laurent, qui va trouver son exorcisme dans le rock’n’roll, “ce monstre sexué, cette horreur païenne” pour citer cette fois Nick Tosches.
Quand Russell Banks, dans Affliction, fait dire à son narrateur “Je connais la honte et la colère depuis ma naissance et j’ai l’habitude de me situer dans le monde à travers ces deux sentiments tordus”, on jurerait entendre la voix intérieure de bon nombre de ceux qui ont fait l’histoire de cette musique, tant y résonnent l’humiliation et la haine de soi, créatrices d’énergie pure.
Cette rage dans le sang du pauvre blanc s’aggrave d’une relation déformée avec le pauvre noir, puisqu’il ne saurait y avoir de white trash sans son double antinomique, le nigger. “Les Blancs les plus vils et les plus dégénérés sont prisonniers d’une relation passionnelle avec les Noirs, qu’ils haïssent au nom de leur supériorité raciale”, explique Sylvie Laurent. La white trash entretient depuis toujours une promiscuité avec le monde noir dans un contexte paradoxal de ségrégation raciale et de métissage culturel. Ce que tend à vérifier un groupe de rap venu d’Afrique du Sud, Die Antwoord (lire encadré page 70).
Parmi les scènes primitives du rock, il y a celle d’un Jerry Lee Lewis qui, à la fin d’un show en 1958, met le feu à son piano pendant Whole Lotta Shakin’ Going on. Faisant courir ses doigts sur les touches de l’instrument en train de brûler devant une foule hystérique, il finit par céder la place à Chuck Berry, à qui il lâche au passage “Follow that, nigger” (“Essaie de faire mieux, le Nègre”).
On trouve dans le film 8 Mile qui raconte l’histoire d’Eminem un épisode comparable : le jeune Marshall Mathers (son vrai nom) vient défier des rappeurs noirs dans leur fief, où peau blanche et musique black s’unissent dans la confrontation. Avec une mère dépravée et un père violent, alcoolique et toxicomane qui l’a abandonné alors qu’il avait 18 mois, Eminem passa son enfance, comme Iggy Pop, dans un mobile-home de la banlieue de Detroit : une caricature white trash. Mais il échappera à l’enfermement communautariste grâce à la musique et réussira à faire de sa “monstruosité” un attrait. Dans ses textes, il raconte sa vie et règle ses comptes familiaux sans retenue, déversant une violence qui par sa démesure le rapproche d’un serial- killer – lui-même se compare volontiers au Jason du film Vendredi 13. Cette métamorphose du petit Blanc en dangereux psychopathe relève d’un stéréotype white trash.
Au milieu des années 70, alors que le rock était à la recherche d’un nouveau souffle, les Cramps s’inventaient un répertoire de chansons hallucinées d’où émergeaient des créatures de fange, repoussantes, puisant parfois leur imagerie grotesque dans le substrat fétide d’obscurs auteurs à la notoriété régionale. L’idée était de récupérer l’irrécupérable, et avec lui l’énergie asociale qu’il produit.
C’est ainsi que surgit le nom d’un certain Hasil Adkins dont les Cramps reprirent un titre, She Said. Originaire des Appalaches, Adkins connut une brève consécration grâce à cette adaptation. Vivant dans une masure au milieu des bois avec sa mère, ne se nourrissant que de viande, il aurait pu être le Jason de la série Vendredi 13. Il reste le plus white trash des chanteurs rock. Parmi ses autres titres emblématiques figure No More Hot Dogs où ce survivant d’un rockabilly primitif et possédé promet à sa petite amie, au milieu d’une salve de rires déments, d’accrocher sa tête sur le mur si elle continue à lui servir ses foutus hot dogs.
Dans l’histoire de la musique américaine, la “raclure blanche” finit toujours par réapparaître sous une forme ou sous une autre, du fin fond des bois ou des banlieues pourries, en mode hip-hop ou hillbilly, loin du romantisme des séries télé et des clichés marketing. Figure difforme d’une Amérique qui ne jure que par le politiquement correct et la bienséance puritaine, elle étale sa crasse et ses dépravations, revendique son droit à l’incongruité comme sa violence, qui n’est qu’adaptation à celle, sociale, qu’on lui impose, et fait de son exclusion un théâtre grotesque où toutes les vengeances sont enfin permises.
Die Antwoord, bêtes et méchants et drôles
Décidemment, la séduction dérangeante des clips du duo sud-africain Die Antwoord ne laisse pas d’intriguer. Sur les plus récents, Fok Julle Naaiers et I Fink U Freeky, deux extraits de leur nouvel album Ten$ion, l’inquiétant Ninja et la spectrale Yo-Landi croupissent en noir et blanc dans des recoins sordides où personne ne souhaiterait s’attarder. Pas seulement parce qu’il y grouille des vers, des scorpions et des tarentules mais parce que Ninja, avec sa tête de forcené sorti de taule le matin même, s’en met plein la bouche ou en recouvre son corps tatoué. Sans parler des personnages à l’allure de demeurés qui défilent comme pour le casting d’un remake sud-africain du Freaks de Tod Browning. Pas étonnant que ce tordu de David Lynch soit devenu un fan déclaré des rappeurs du Cap.
Si Eminem révèle à sa façon perverse l’envers white trash de l’Amérique, comptez sur Die Antwoord pour promouvoir celui bien glauque, bien flippant, d’une Rainbow Nation tentant en vain de refouler son passé ségrégationniste. Car même chantés pour partie dans cet afrikaans incompréhensible, leurs flows portent une sorte de zèle primitif ainsi qu’une hostilité assez conforme avec les statistiques qui font du Cap l’une des cinq villes les plus violentes au monde.
Au fond, qu’importe que l’authenticité de ce qu’ils sont censés représenter – la frange ultrapauvre des Blancs d’Afrique du Sud – soit remise en question. Spoek Mathambo, un autre rappeur du Cap qui les connaît bien, affirme que Ninja et Yo-Landi viennent en réalité d’un milieu aisé et qu’ils jouent aux Blancs déshérités pour mieux s’approprier leur culture. Quelle importance ? L’essentiel est qu’ils continuent à générer du plaisir avec leurs trucs horribles.
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