Sous ses faux airs d’archiviste snob et de crooner bénin, Jay-Jay Johanson sert un Whiskey empoisonné.
Ne jamais oublier ces jours heureux où les oreilles étaient vierges d’histoire : le bonheur d’écouter les Pale Fountains sans jamais avoir entendu Love, de se délecter de Nick Cave en ignorant l’existence de Tim Rose, d’avoir rencontré les disques de Julian Cope des années avant ceux de Syd Barrett. Le bonheur de commencer par la fin, de refuser les exigences bien matheuses de la linéarité pour remonter le temps seul, avec ses erreurs de parcours, ses pauses personnelles, ses panthéons intimes, ses engouements dérisoires au regard de l’Histoire et de ses argus scellés…
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La connaissance est une valise un rien encombrante pour qui rêve de voyager léger : on voudrait boire Whiskey tout nu. Oublier Chet Baker et Scott Walker, Bernard Herrmann et Portishead, quarante années de bel canto mélancolique, poisseux.
On aura raison de décrire cet album comme un Whiskey de synthèse, de lui préférer les ivresses pur malt de Dummy ou Let’s get lost. Mais on se privera inutilement de quelques-unes des chansons les plus captieuses du moment : It hurts me so, So tell the girls that I am back in town, The Girl I love is gone, I’m older now ou I fantasize. Cinq beautés ténébreuses, à côté desquelles il est pourtant très facile de passer. Car Jay-Jay Johanson n’aime pas les badauds et fait tout pour les dissuader, réservant aux patients la visite de ses entrailles. Les autres, abusés par la vitrine, n’y verront qu’un aimable Mike Flowers des snobismes scandinaves, un faussaire fleur bleue au spleen trop chic.
Pourtant, depuis que ce Whiskey est tombé du ciel laiteux de Stockholm, c’est là que l’on passe le plus clair et le plus ombrageux de son temps. Dans ces chansons au romantisme bergmanien, jouant aux riches avec des habits pleins de coutures (les scratches tire-larmes de Portishead, les claviers flous de Money Mark), mimant Hollywood dans l’échoppe fiévreuse d’un artisan humble, simulant le glamour avec des cafards plein les poches.
C’est pour ce qu’il y a d’imparfait, de naïf et d’exacerbé que Whiskey est aussi touchant. Parce qu’il ignore tout des raisons, pillant avec une candeur attendrissante sa propre discothèque. Parce qu’il ignore tout du quant-à-soi français, du calcul anglais, du jeunisme américain. Parce qu’il a beau crâner comme un crooner, on le devine assiégé par le doute, le mépris de sa propre carcasse (« I used to be handsome and popular »). Parce qu’il a beau jouer sur papier glacé, on le sait torpillé par cet incurable et lancinant mal-vivre suédois. Parce qu’avec ses airs de vieux garçon, ses belles manières d’une autre époque, il porte la modernité avec gaucherie mais grâce : quelque chose comme James Stewart habillé par Tommy Hilfiger.
Benjamin Montour
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