Pas besoin de guitariste chez Ben Folds Five, trio américain bien décidé à remettre au goût du jour sens de la fête et splendeur mélodique. Heureux héritiers d’un rock seventies injustement raillé, ils greffent des jambes neuves et agiles aux brontosaures de 10CC et Steely Dan. Avec, sur leur deuxième album, Whatever and ever amen, […]
Pas besoin de guitariste chez Ben Folds Five, trio américain bien décidé à remettre au goût du jour sens de la fête et splendeur mélodique. Heureux héritiers d’un rock seventies injustement raillé, ils greffent des jambes neuves et agiles aux brontosaures de 10CC et Steely Dan. Avec, sur leur deuxième album, Whatever and ever amen, juste ce qu’il faut de mélancolie.
Comme antidote au rock indie, proposons le rock indigne. Au dogmatisme des jésuites de l’underground, à ces grands esprits du sérieux qui répandent leur doctrine cul-de-poule comme une vérité infaillible, opposons la liberté de ton d’une musique jugée pas très propre, pas digne de fréquentation. Une musique près du radiateur pendant les cours de maintien, une musique du chewing-gum collé sous les tables, et dont les principaux représentants s’agrippent à la semelle de l’histoire officielle du rock comme les pires parasites. Délestons-nous sans plus tarder de quelques noms, ô combien indignes de figurer dans les bréviaires du bon goût, mais auxquels on accorde ici volontiers une session de rattrapage : 10CC, Queen, Billy Joel, Elton John, Barry Ryan, The Raspberries, Pilot, The Stories, Cheap Trick, Steely Dan, Gilbert O’Sullivan. La liste serait longue mais la décence et la peur d’effrayer le lecteur nous interdit d’en poursuivre l’énumération. Le moindre des mérites à accorder à Ben Folds Five est bien d’avoir réintroduit sur le circuit ces antiquités modèle seventies, en les dopant toutefois d’un turbo qui en décuple les performances en vue d’affronter les compétitions actuelles.
Et ça marche : les Etats-Unis, suivis de près par l’Angleterre elle-même pas du tout suivie par le reste de l’Europe, mais l’affaire n’est pas jouée , n’ont pas hésité à plonger dans ce grand bain de mousse, de bulles et de chantilly qu’évoque de prime abord l’appétissante tambouille des Ben Folds Five. C’était sans compter les filets d’acide, les clous pointus et les pétards à mèche déposés en sourdine dans ce chaudron aux apparences inoffensives. Ben Folds Five, trio oui, trio ! de Chapel Hill, Caroline du Nord, ne compte parmi ses rangs aucun guitariste mais possède une arme autrement plus percussive : le gâteau d’anniversaire qui pète à la tronche, avec à l’intérieur une Gogo girl échappée d’une série B années 40, à l’époque où le pianiste tenait encore la vedette et laissait filer sous ses doigts des airs de coton imbibé à la nitro. L’air croupi du pianiste, ce mesquin tisseur d’ambiance porté sur la boutanche, les répliques vipérines et les filles faciles, on le retrouvait autrefois sur les albums de Randy Newman, autre puits d’influence pour Ben Folds Five. Les seventies toujours, mais en version nettement moins colorée. C’est ce mélange de fiel et de miel qui donnait l’an passé au premier album du trio sa saveur contrastée, montrant des contours accueillants mais révélant un coeur poudrière, la luxuriante façade mélodique masquant à peine les sarcasmes audibles en arrière-plan. Une phrase saisie au vol sur Whatever and ever amen « Give me my money back, you bitch » , et ce second album nous garantit une nouvelle livraison de loukoums au poivre servis brûlants par ces adeptes de l’attentat pâtissier.
Ben Folds, pianiste aux airs pincés mais aux cordes vocales généreuses, actionne sa bande du bout des doigts depuis trois ans : un bassiste qui use de son instrument comme d’un B-52 la souplesse en plus et un batteur échappé du Muppet Show servent ainsi de tuteurs aux guirlandes du maître-queue maison. Aucun guitariste n’aurait pu sérieusement trouver sa place dans cette bulle ronde et parfaite, propulsée en trombe dans le jeu de quilles du rock et qui collectionne déjà pas mal de victimes : à quoi ressemble Dodgy après le passage d’une telle tornade ? Que reste-t-il de tous ces groupaillons pop sinon un tas dérisoire de confettis piétinés, comme au lendemain d’une fête qui a mal tourné ? Une balle perdue en provenance de Chapel Hill une reprise de Champagne supernova sur la face B de Battle of who could care less menace même le coeur de cible des teenagers anglais, à deux doigts de lâcher les pompeux funèbres Gallagher Frères SA pour la petite entreprise de pyrotechnie dirigée par Ben Folds : « On pourrait nous comparer à des végétariens perdus dans un monde de carnassiers. Il est exclu que nous ajoutions un guitariste à l’avenir, ce serait renoncer à ce que nous sommes profondément. Nous n’aurions plus alors aucune raison d’exister. Il y a trop de groupes identiques, ennuyeux à force d’être les clones les uns des autres, nous ne voulons pas entrer dans cette logique mais apporter au contraire une vision alternative. Jusqu’ici, les critiques, comme l’accueil qui nous a été réservé à travers le monde, me font croire que nous touchons à une certaine vérité et que les gens s’en rendent compte. Si nous étions des branleurs et si nos textes, notamment, n’avaient aucun rapport avec ce que ressentent les gens dans leur quotidien, nous n’aurions pas duré six mois. » Sa réputation de petite teigne du clavier et la revanche qu’il tient aujourd’hui sur la misère solitaire du pianiste des dancings, Ben Folds la doit à une humiliation précoce dont il se souvient encore avec des chardons dans la voix. « Je suis monté sur scène pour la première fois à l’âge de 10 ans, à l’occasion d’un dîner organisé par la paroisse. J’interprétais un florilège de mes propres compositions au piano, devant une assemblée de vieilles bigotes qui se succédaient pour m’intimer l’ordre de jouer moins fort. Je devenais fou, c’était le pire des affronts. Et puis une des bonnes femmes s’est pointée, étrangement affable à mon égard : c’était en réalité pour me dire qu’une d’entre elles prenait aujourd’hui un an de plus dans la carafe et que ce serait vraiment chic si je pouvais interpréter Joyeux anniversaire. J’ai dit « OK, mais permettez que je dîne d’abord. » J’ai pris mon repas et, aussitôt après, mes jambes à mon cou en laissant le piano et l’assistance en plan. J’ai déambulé longtemps dans la rue, au bord des larmes. Je me sentais sali, honteux. »
Depuis ce jour maudit, juré, Ben Folds deviendrait son seul gouvernant, fonderait un groupe qui les ficherait par terre, les grenouilles de bénitier. Si Morrissey n’avait eu avant lui cette géniale formule, I’ve come to wish you an unhappy birthday, Ben Folds l’aurait sans doute défouraillée un jour. D’où cette image paradoxale qui nous saisit en écoutant Ben Folds Five : des chansons écrites les poings serrés mais exécutées toutes phalanges déliées, des rancoeurs sourdes jetées en pâture avec ce panache commun aux orgueilleux et aux kamikazes. Disques immédiatement jouissifs trimballant dans leur sillage une joyeuse farandole dans laquelle on reconnaît, outre les noms cités plus haut, Squeeze, Joe Jackson et Supergrass , les deux albums de Ben Folds Five laissent au fil du temps l’auditeur étrangement mélancolique, groggy sous les lampions : « Les mômes qui viennent nous voir après les concerts nous considèrent comme un groupe punk et c’est eux qui ont raison. Tout ce baratin autour des seventies ne tient pas. Nous n’avons ni les vêtements ni les rouflaquettes réglementaires. Si je suis influencé par Queen et surtout par 10CC, c’est parce que ce sont les groupes que l’on entendait à la radio lorsque j’étais gamin. La génération précédente subissait le même genre d’influence inconsciente des sixties. C’est une partie de notre bagage musical mais ce n’est pas la seule et je crois que les gens font la différence. Il y a notamment des innovations rythmiques qui nous appartiennent totalement, des thèmes de chansons qui nous sont propres. Je suis persuadé que certains de nos textes auraient choqué dans les seventies : jamais Leo Sayer, ou une merde dans le genre, n’aurait pu les chanter sans se mettre à dos son public de ménagères américaines. » On imagine en effet assez mal ce brave Leo larguant un Kiss my ass goodbye retentissant dès la première chanson d’un album.
Transféré à l’intersaison du label Caroline à la multinationale Sony, Ben Folds laisse sans regret derrière lui la chapelle indie qu’il brocardait d’ailleurs sur le premier album Underground , rétif qu’il est depuis l’enfance aux ambiances factieuses des paroisses : « Faire ses classes sur un petit label est une chose nécessaire. C’est un peu comme aller étudier à l’université. Mais pour certains groupes, cela devient une sorte de religion, alors que les labels indépendants aujourd’hui ont les mêmes obsessions mercantiles que les majors. Nous n’avions pas grand-chose à voir avec la philosophie d’un label comme Caroline et nous voulions que les gens puissent trouver les disques dans les magasins. Mais, sur le fond, rien n’a changé entre les deux albums. Nous avons travaillé avec le même producteur parce qu’il nous connaît bien et parce que le groupe, malgré les apparences, est assez complexe vu de l’intérieur. Un nouveau producteur aurait mis des mois à démêler toutes les ficelles que nous tissons entre nous. Peut-être même nous aurait-il collé en douce un guitariste entre les pattes. Suprême insulte ! »
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