Sebastian Murphy, délivré de ses addictions, publie avec ses Viagra Boys un deuxième cathartique album à l’urgence moite.
“J’ai entendu dire que Paris était sous tension ces derniers jours.” En ce début décembre insurrectionnel, c’est à un journaliste exilé loin des bagnoles en flammes et des affres de la ville que parle Sebastian Murphy. Le même à qui, trois ans plus tôt jour pour jour, le leader tatoué de la tête aux pieds des Viagra Boys promettait du sang et des larmes, trois heures avant de monter sur scène dans le cadre des Trans Musicales de Rennes pour une prestation incendiaire et chaotique, à la catharsis contrariée par des séquences d’agonie enfumées, un saxophone beat narcotique et le pressentiment que quelque chose de grave peut encore arriver.
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Mâchoire désaxée et dents qui grincent, le natif de San Francisco, expatrié en Suède – où il a monté son groupe de blue pill men avec quelques siphonnés n’attendant rien d’autre de leur passage sur Terre qu’urgence et moiteur –, nous confiait vouloir tout plaquer pour filer à Nashville avec son band scandinave et mettre en boîte un album de country music. A l’époque, Viagra Boys n’a toujours pas sorti Street Worms (2018), un premier format long dont on percevait déjà les influences Americana, mais qui donnait surtout à entendre la mécanique rutilante du post-punk.
“J’en suis au point où j’essaye d’avoir une vie normale”
Avec Welfare Jazz, Murphy inverse la tendance : “Il y a définitivement un ascendant country sur ce disque, confirme-t-il. Mais ça, c’est essentiellement parce que j’aime l’Americana. C’est un truc qui me parle. Ça tient surtout au fait que mes héros sont des chanteurs du Midwest, alors, d’une certaine façon, je voulais faire quelque chose de similaire. Mais, mec, je joue dans un groupe de rock, donc il fallait quand même que ça sonne rock, tu vois ?”
Cet album, Welfare Jazz – un titre qui colle mal avec l’idée qu’on se fait du mode de vie de Chet Baker –, aurait dû atterrir sur vos platines à l’été 2020, défloré par une tournée d’une centaine de dates qui aurait dû, elle, débuter au printemps dernier. “J’ai appris à aimer rester à la maison”, ironise-t-il, avec la voix d’un type qui revient de tout : “Là, j’en suis au point où j’essaye d’avoir une vie normale. Je ne bois plus tant que ça, je prends soin de mon corps, je vais à la salle. J’en ai fini avec me penchants autodestructeurs, mec.”
“Je ne me suis pas senti aussi bien depuis un bail. Je crois que je suis en train de devenir adulte. Sur cet album, j’essaye d’apprendre de mes erreurs. Parfois, tu merdes grave, le seul truc que tu peux faire après ça, c’est avancer.” Témoin de ce processus de zombification inversé, le titre Creatures, paru en single le mois dernier : “Un morceau qui parle de mon ancienne vie, il y a trois ou quatre ans, quand je prenais des amphétamines tous les jours”, confie Murphy.
Avec une voix profonde et faussement rouillée, qui rappelle à certains égards celle, roublarde, d’un Jarvis Cocker époque Separations (1992), il narre les dérives de petites frappes vivant à la marge de tout, dans un monde où tout se marchande, ressemblant à celui, ultra-violent, des Garçons sauvages de William Burroughs. “Tu peux parler de tentative de rédemption”, grommelle-t-il derrière sa tasse à café. Mais la rédemption, c’est comme les bonnes intentions : les chemins que l’on emprunte pour y accéder mènent souvent en enfer.
Alan Vega, d’Iggy Pop de Nick Cave
C’est pile à cette intersection que l’on croise les inspirations de Sebastian Murphy, là où les brisures des hommes se fracassent sur des monticules de culpabilité, où la vie se charge d’assener le coup de grâce quand tout semble pardonné ; où le romantisme dévoyé des histoires d’amour fucked up ne rentre pas dans les cadres polis et bien ordonnés des chansons de Vianney.
“Avant, je prenais beaucoup de drogues, donc mes chansons parlaient de drogues. Maintenant, je parle d’autre chose. Des types me demandent : ‘Ca va être difficile pour toi d’écrire sans être défoncé ou en dépression?’ Je leur réponds : ‘Non, mec, c’est même plus facile aujourd’hui, parce que j’ai arrêté d’être dur envers moi.’ Et puis, au final, ce ne sont jamais que des histoires, que des chansons.”
Ce n’est sans doute pas pour rien que l’on croise sur Welfare Jazz les fantômes d’Alan Vega, d’Iggy Pop ou encore de Nick Cave, soit autant de musiciens cramés, ayant fait du feu leur élément et des virées à bord de Cadillac conduites par des squelettes en costume trois-pièces leur fonds de commerce.
Un déchaînement de furie destructrice
Parfaite synthèse de ces influences, Toad, troisième titre de l’album, semble introduit par Hunter S. Thompson lisant un passage de Las Vegas Parano, avant de se poursuivre dans un déchaînement de furie destructrice, rappelant autant le Funhouse (1970) des Stooges que le rock’n’roll métallique du Ghost Rider (1977) de Suicide : “La plupart du temps, on bosse sur un riff et, à la fin, la chanson sonne comme elle sonne. Mais il arrive qu’on se dise qu’il manque un titre qui ‘fait Stooges’ sur le tracklisting”, nous rencarde-t-il.
Quand il était gosse, Murphy se passait les Sex Pistols et les Stones, et se projetait des années en avant, sur scène, suppliciant son corps christique, aujourd’hui couvert d’une bien étrange bande dessinée, pour le salut d’un public aussi damné que lui : “Ado, quand j’écoutais certains disques, je ne savais pas exactement de quoi parlait le mec qui chantait, mais j’avais l’impression que ce foutu disque avait été écrit pour moi. Aujourd’hui, on m’écrit pour me dire : ‘Tu racontes ma vie dans cette chanson”, se marre-t-il.
A l’image de ses héros de l’Americana – comme le regretté John Prine, dont il reprend In Spite of Ourselves, en duo avec Amy Taylor du groupe Amyl and the Sniffers, en clôture de l’album –, Sebastian Murphy ne se situe pas dans le camp du mal et encore moins dans celui du bien. Il navigue sur de la lave et espère arriver à quai avant que la barque ne s’embrase.
Welfare Jazz (YEAR0001)
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