Le beau mal. Miraculeusement repêché, Vulnerable nous révèle un Marvin Gaye en chanteur de charme écorché vif. La maîtrise vocale de Sinatra alliée à la sensibilité de Billie Holiday. L’âge de candeur où il suffisait d’annoncer la sortie d’un album mystère pour attirer l’attention est révolu. On réserve désormais à l’égard de ces secrets de […]
Le beau mal. Miraculeusement repêché, Vulnerable nous révèle un Marvin Gaye en chanteur de charme écorché vif. La maîtrise vocale de Sinatra alliée à la sensibilité de Billie Holiday.
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L’âge de candeur où il suffisait d’annoncer la sortie d’un album mystère pour attirer l’attention est révolu. On réserve désormais à l’égard de ces secrets de la Licorne bien souvent éventés une défiance de principe qui nous détourne parfois d’authentiques merveilles. Annoncé comme étant « le chef-d’œuvre perdu de Marvin Gaye », cet album voit le jour alors que l’argument commercial centré sur l’exhumation de faces inédites enregistrées par le chanteur a déjà servi pour Love starved heart, il y a trois ans. En outre, deux des titres de Vulnerable, She needs me et Why did I choose you, figuraient déjà, certes avec des prises de voix inférieures, au programme du coffret The Master Marvin Gaye. Pourtant, cet agiotage de spécialistes conventionnés n’a guère sa place ici. Vulnerable, qui à l’origine devait s’appeler The Ballads, est effectivement un chef-d’œuvre et a bien été miraculeusement repêché par une responsable de la Motown dans un sous-sol où les bandes croupissaient au milieu d’archives anonymes. Comme le raconte le biographe David Ritz, ce projet entre dans la catégorie des serpents de mer dont l’histoire du disque abonde. D’abord enregistrées en 1967 sous la direction de l’arrangeur Bobby Scott, réputé pour ses collaborations avec Harry Belafonte et Aretha Franklin, ces chansons, qui sont toutes des standards sans pour autant être des scies universelles, furent remises sur le métier à partir de 1976. Marvin avait estimé qu’il n’avait pas assez d’expérience sur le plan affectif pour habiter ces morceaux. « Il me fallait souffrir un peu plus », confiera-t-il par la suite à Ritz. En 76, à 37 ans, il est pour ainsi dire au summum de la détresse. Sa carrière est à l’arrêt, les problèmes financiers l’assaillent et son divorce avec sa première femme, Anna, achève de le dévaster. En plein chaos émotionnel, il trouve refuge dans ces ballades et tente de se libérer d’une aliénation amoureuse qui accroît sa vulnérabilité mais le place aussi dans des dispositions artistiques exceptionnelles. La conception sonore en usage chez Tamla Motown l’avait amené, surtout les premières années, à trop souvent utiliser sa voix dans les aigus. Débarrassé du carcan rhythm’n’blues, Marvin se transforme ici en chanteur au registre infiniment plus riche, un crooner, mais de la plus belle eau, sans le poids de cabotinage sentimental qui finit par écraser les professionnels du genre. Il réussit ici la synthèse parfaite entre la maîtrise vocale de Sinatra et la sensibilité complètement traumatique de Billie Holiday. Les titres s’enchaînent, magnifiquement servis par un orchestre jamais en surcharge d’effets : She needs me popularisé par Peggy Lee, This will make you laugh qui appartenait au répertoire de Nat King Cole, I wish I didn’t love you inspiré par Jimmy Scott qui l’avait enregistré en 1962. Sa voix s’enroule autour des mélodies avec cette onctueuse sensualité qui la rapproche inévitablement de la douleur. Il est assez troublant de constater que chacun des sept titres (plus trois prises alternatives), couché sur un si bel écrin de soie, raconte la même histoire que l’on pourrait résumer en quatre mots : c’est pas si grave. Non, c’est pas si grave, les larmes vont sécher, les blessures se refermer, le temps fera son œuvre. Mais c’est à l’aune de cette pudeur et de cette farouche volonté de conserver la face que l’on mesure aussi l’amplitude du séisme qui secoue cet homme à l’intérieur. Comme le dit David Ritz, « Le génie du jazz permet aux chanteurs de moduler les chansons d’amour autour de leurs propres souffrances. » Treize ans après sa mort, Marvin semble en baver encore.
Marvin Gaye Vulnerable (Motown/Polydor)
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