Le jour où l’on célébrera l’audace du rock des années 90, où l’on décorera les intrépides sauteurs de barrière, il ne faudra pas oublier Garbage, petit Roxy Music de sa génération. Car dans le laboratoire du remarquable Butch Vig metteur en son des Smashing Pumpkins, Sonic Youth ou Nirvana, avant de repasser de l’autre côté de la console , le rock s’est fait salement triturer, lascivement relifter, élégamment démanteler.
Ressorti tout bionique des mains anciennes de trois savants gourmands, il s’est trouvé des jambes de 20 ans et une voix enivrante : celle de Shirley Manson, femme en guerre qui raconte ici sa victoire. Avant ça, Butch Vig, Duke Erikson et Steve Marker, les chimistes dérangés de l’époustouflant son Garbage, reviennent sur la genèse chaotique d’un album aussi important que partiellement raté.
Ce soir, dans l’infernal trou à rats de Little Rock (Arkansas) ville d’un Président douteux, car saxophoniste , Garbage joue devant huit mille enfants qui se réveillent comme un seul homme au son de Stupid girl ou de Vow, les uniques chansons entendues sur leur college-radio. Car les adolescents d’Arkansas sont venus ce soir célébrer, en rangs sages et sans cigarettes, les Smashing Pumpkins, mauvais groupe de mauvais métal sur scène, passionnante machine en studio.
Derrière ses batteries, ses gadgets et ses jouets, Butch Vig aurait tout pour être frustré, lui qui il y a quelques années communiquait son savoir fou aux mêmes Smashing Pumpkins balbutiants, jouant le tamis dans le flot d’idées alors très grumeleuses de Billy Corgan. Les maîtres n’aiment pas que les élèves leur dament le pion, mais Butch Vig et son ego ne se sont jamais parlé, séparés par les aléas de la vie depuis la naissance. Aucune amertume, aucune aigreur chez celui qui tint, humblement, les fourneaux de quelques albums chaudement recommandés par tous les Gault & Millau du rock : Nevermind de Nirvana, Dirty et Experimental jet-set, trash & no-star de Sonic Youth, Gish et Siamese dreams des Smashing Pumpkins… « Je n’étais pas là pour frimer, pour me mettre en avant. J’étais au service de ces groupes, pour les aider à organiser un peu mieux leurs idées. Si ma patte avait vraiment compté, tous ces disques se ressembleraient. Or, ils n’ont rien en commun. Je ne suis pour rien dans le talent de ces groupes. Je m’adaptais à leurs besoins, qui sont fondamentalement opposés entre Sonic Youth et les Smashing Pumpkins. C’est le rôle d’un bon producteur : être invisible. »
On se dit qu’un beau discours d’ouvrier consciencieux, fidèle à ses employeurs jusqu’à passer sous silence toutes ses frustrations, ça ne durera que le temps de trouver quelques rancunes, quelques fêlures. Mais Butch Vig, à l’aube de la quarantaine, a définitivement passé l’âge des forfanteries, trop ravi de retrouver sa batterie, la scène et des soubresauts de jeunesse. « Notre principale motivation, en formant Garbage, était de retrouver cette étincelle. Produire les autres, c’est très agréable, mais pas très gratifiant. En continuant dans cette direction, nous avions la trouille de devenir adultes, de nous ranger. Jouer dans un groupe, faire partie d’un clan, partir en tournée, c’est dans notre sang. Voilà pourquoi cette réputation de rats de studios que nous traînons nous insupporte tant. Nous ne sommes pas de vieux producteurs qui ont décidé de monter un groupe pour capitaliser sur leurs expériences. Nous avons toujours été musiciens, nous n’avons jamais cessé d’écrire, de jouer. Même quand j’étais en studio avec Nirvana pour Nevermind, j’ai pris quelques jours de break parce que mon groupe, Spooner, avait quelques petits concerts à donner dans le Midwest. Pour moi, c’était plus important que Nirvana. Producteur, c’est un pur hasard, pas une vocation. En studio, pas moyen d’avoir de réactions à chaud, le feedback du public. Ça nous manquait. J’avais besoin de voir des kids sauter en l’air. »
C’est finalement enfermés dans leur vieux studio Smart, à Madison (Wisconsin), que Butch Vig et ses compères de toujours Duke Erikson (un vague cousin du psychédélique Roky Erikson) et Steve Marker se sont senti des fourmis dans la créativité, eux qui venaient de passer des années à jouer avec les chansons des autres, à défigurer U2, L7, Nine Inch Nails, Depeche Mode ou House Of Pain comme d’autres pointent à l’usine. « C’est là que nous avons compris tout ce qu’on pouvait tirer de la technologie, comment composer à partir de rien avec des machines et des bandes. Produire des groupes, ce n’est pas très créatif. Mais les remixer, ça ouvre d’autres portes. C’est là qu’a germé l’idée de Garbage : faire du rock en tâtonnant, en prenant tous les risques, sans se limiter à un format. Pour tout dire, on en avait vraiment assez de tout ce cirque grunge, de ces chanteurs qui hurlent, de la rigidité du sacro-saint cadre batterie-basse-guitare.
Le rock, ils ne connaissent que ça depuis les balbutiements du punk, depuis qu’ils ont connu toutes les galères minables ou cocasses que peut offrir l’underground avec Spooner, groupuscule à peine culte aux disques invendus. Un réflexe naturel au pays de la libre entreprise : autant être son propre employeur et garder pour soi ses idées longues. D’où Garbage, groupe de la dernière chance, ultime occasion de briller de ce côté-ci de la table de mixage avant de devenir les paisibles rentiers d’un art patenté de la production tordue. « Depuis que je suis gosse, je suis fasciné par la pop-music. Vue du fin fond de la campagne américaine, cette musique faisait rêver, c’était Hollywood à domicile. A l’époque du punk, on me traitait de « plouc pop », mais pour moi, les deux passions ne sont pas contradictoires. D’ailleurs, nous avons joué dans un groupe qui s’appelait les Sex Beatles. »
Butch Vig a trop appris la musique du côté du glamour Roxy Music, les Kinks ou la soul de Philadelphie pour ne pas se souvenir de l’importance de l’impact visuel. Et sait qu’une bande de jeunes quadras n’a qu’une chance très limitée de séduire la pop-music. Garbage entre alors en chasse pour pallier ce lourd déficit visuel et concentre ses recherches sur une chanteuse. « Car de Billie Holiday à Blondie en passant par Chrissie Hynde, on a toujours adoré les voix de femmes. On en avait assez des chevelus braillards. » Pendant des mois, le projet Garbage reste dans les cartons du studio Smart, bien rangé entre les bandes, pas du tout pressé d’en sortir. Jusqu’à ce que les trois laborantins, dans une des rares pauses qu’ils s’octroient pour savoir si, dehors, il fait jour ou nuit, allument MTV et tombent sur le clip qui leur révèle la pièce manquante de leur puzzle : une certaine Shirley Manson, voix monotone, grave et garce, alors employée par Angelfish. A Londres, une rencontre est organisée dans un palace guindé où tout le monde est trop intimidé pour se révéler. Shirley Manson en sort séduite mais certaine d’avoir fait mauvaise impression ; les garçons, eux, n’ont plus alors qu’une idée perverse en tête : l’entraîner au fin fond de leur plouc-land et la ligoter dans leur studio Smart.
Commence alors l’enregistrement le plus anarchique possible d’un album, lutte constante de quatre cerveaux têtus, pressés, maniaques. « Généralement, les groupes ont un leader, parfois deux chanteur et compositeur. Ils louent les services d’un producteur puis partent en tournée. Nous, nous sommes quatre à composer, à écrire les textes, à jouer, à produire, à décider. Et nous ne jouions alors jamais live. Notre monde, c’est vraiment le studio. C’est là que tout se passe. Sans chef, sans songwriter. Toutes les tâches sont partagées. » Toutes les engueulades également, quelques chaises des studios Smart pouvant s’enorgueillir d’avoir effectué quelques spectaculaires vols planés en travers de la table de mixage. Car chez ces têtes de bois, tout est discuté dans les moindres détails, avec une obsession de vieux garçons. Une impression ressentie par Shirley Manson en pénétrant dans la garçonnière Smart, immédiatement traitée comme une jeune mariée troublant la vie très réglée et parfaitement maniaque de célibataires endurcis. « Il est hors de question d’accepter le moindre compromis, de niveler par le bas. Quand une idée paraît bonne à l’un de nous, il se battra pour elle jusqu’à ce que mort s’ensuive. A lui de convaincre les autres. Ça fait sans cesse remonter la barre. Plutôt que de nous battre trop vieux pour ça , nous utilisons entre nous la terreur psychologique. Quand Shirley a débarqué ici, ça s’est très mal passé. Personne n’était encore entré dans notre antre, on ne savait pas comment la mettre à l’aise. On n’avait pas de paroles, pas de direction, elle voulait rentrer chez elle et nous, on voulait aller au bar. Heureusement, nous avons quand même écouté la cassette de brouillon que nous avions enregistrée lors de cette audition et à notre grande surprise, le résultat était bien meilleur que ce qu’on avait craint. On a décidé de se donner une deuxième chance quelques semaines plus tard. Elle a eu du courage de supporter ces trois paysans du Wisconsin, d’affirmer ses idées devant nous. »
Il faudrait aller à Smart pour comprendre comment fonctionne ce chaudron. Mais cela voudrait dire aller dans le Wisconsin, plutôt crever. Pourtant, on aimerait les voir suer derrière leurs machines, devenir mabouls loufoques, ces singes savants. On aimerait les voir se tordre de plaisir en découvrant le sample manquant qui propulse un morceau vers les cimes : ainsi a-t-on repéré, sur leur premier album, des emprunts aussi éloignés que Clash ou les Néo-Zélandais Headless Chickens. On aurait aimé voir leur stupeur quand ils ont découvert et immédiatement proposé un jumelage Madison-Bristol les suaves musiques tristes d’autres forçats de la table de mixage : Portishead, Massive Attack ou Tricky, avec qui ils viennent enfin de collaborer sur Milk. On aimerait comprendre comment on peut écrire de telles chansons virtuelles, casse-tête insoluble pour qui a appris la musique chez Marcel Dadi. On aimerait voir comment on peut en même temps écrire et produire une chanson, éliminer toutes ces pénibles étapes de la création, toutes ces jams vaines, toutes ces répétitions stériles. « Tout avance de front, l’écriture et la production. Mais malgré tout ce processus de collages, malgré tout ce travail sur le bruit, les chansons peuvent être jouées à la guitare sèche. Ce ne sont pas des monstres. »
De curieuses chansons bioniques, cependant, inventées par le plus pur des hasards dans le Wisconsin, entre les mains vertes de jardiniers totalement dépassés par leurs hybrides, incapables de savoir s’ils touchaient au but ou perdaient totalement leur temps, le nez écrabouillé dans le guidon de leur table de mixage. Tellement seuls sur terre dans leur abri anti-tout-le-monde, tellement reclus dans leurs obsessions que trois hommes et une femme sortiront le disque à la fois le plus ahurissant de son année 95 mais aussi le plus frustrant, car le plus bancal, autorisant aussi bien l’ivresse des cimes de Vow, Happy when it rains, Queer ou Stupid girl que le cafard des plaines gothiques de Dog new tricks ou My lover’s box. « Tout ce qu’on savait en enregistrant l’album, c’est que c’était bizarre. On était certains que ça ne plairait à personne, car ça ne ressemblait à rien. Pourtant, dans mon autoradio, entre la maison et le studio, je n’écoutais que ça : les premières ébauches de nos chansons. C’était passionnant de les voir évoluer au jour le jour. Car au départ, nous ne savions absolument pas où nous allions, nous nous sommes laissé porter. La seule idée, c’était de faire de la pop-music tout en prenant le plus de risques, en utilisant le bruit. On savait depuis Brian Eno, un de nos héros, que les deux n’étaient pas incompatibles. Et petit à petit, nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, obsédés par ces chansons, ne dormant plus, ne vivant plus. On y a mis beaucoup de nos personnalités, ça devenait dangereux, passionné. On en oubliait nos copines, nos autres centres d’intérêt. Les idées, les sons s’accumulaient sur les pistes, il fallait mixer tout ça, trouver un sens, une texture. Pendant des mois, on a respiré et mangé uniquement du Garbage. Ça signifiait tellement pour nous qu’à la fin, on ne voulait faire écouter ces chansons à personne, on ne voulait pas savoir ce que les autres en pensaient. S’il n’y avait pas eu une date butoir imposée par notre maison de disques, nous y serions toujours, à chipoter sur des détails imperceptibles pour l’auditeur. Gamin, j’étais déjà comme ça : il suffisait qu’on m’achète un Walkman pour que je le démonte entièrement et en fasse une autre machine, capable d’accélérer ou de ralentir les cassettes. Pourtant, jamais je n’avais connu d’expérience aussi monomaniaque que d’enregistrer l’album de Garbage. Il y a un balcon dans notre studio où, une fois par jour, on remontait prendre un bol d’air frais. Sans lui, on serait sans doute morts asphyxiés dans notre studio, sans même s’en rendre compte. »
Dans le film Trainspotting, elle s’appelle Diane : c’est elle qui mélange les antiquités Bowie et Iggy en un Ziggy Pop comique, qui roule les rrrrrr avec grâce, qui invite les garçons à coucher dans la vaste demeure de ses parents, qui a 14 ans mais ne fréquente que des adultes infréquentables. Elle s’appelle Diane mais elle pourrait s’appeler Shirley Manson, qui fit exactement les mêmes quatre cents coups aux mêmes endroits quelques années plus tôt. Devenue top-model par la grâce d’un album au triomphe long en bouche, Shirley Manson est pourtant tout sauf la starlette capricieuse qu’on avait eu la malchance de croiser seize mois auparavant. La rancune tenace, elle s’était juré de nous faire payer si longtemps et tant de disques d’or après un premier article qui avait eu la mauvaise idée de maltraiter son amour-propre. Une tâche dont elle s’est octroyé le monopole, avec une férocité et une froideur effrayantes : on a rarement rencontré personne se méprisant à ce point. Il faudra finalement quelques détails un amour pour la petite ville et le vin de Chinon ; être l’un cadet, l’autre cadette pour que Shirley Manson oublie ses désirs de vengeance, qu’elle avait pourtant jurée sévère aux garçons de son groupe, et accepte, pour la première fois, de parler d’elle sans convoquer Garbage en défense rapprochée.
Tu chantes et enregistres depuis plus de dix ans, que ce soit avec Garbage, Goodbye Mr. McKenzie ou Angelfish. L’attente du succès a-t-elle été frustrante ?
Shirley Manson : Je n’ai jamais attendu le succès, j’avais abandonné depuis belle lurette toute illusion à ce sujet. De toute façon, aucun de ces groupes n’était le mien, je ne m’investissais pas. Je me décevais en permanence, forcée à jouer un rôle minable. Je chantais mal, jouais mal des claviers. On me gardait parce qu’on m’aimait bien mais j’étais parfaitement interchangeable. J’étais à la fois dans ces groupes et à l’extérieur, ne leur apportant rien, n’écrivant rien. Comment, dans ces conditions, envisager réussir un jour ? Moi, tout ce que je voulais, c’était être sur scène, sous les projecteurs. C’est un aspect très malsain de ma personnalité : depuis que je suis gamine, je n’aspire qu’à monter sur scène. Mais ce n’est pas parce que je me trouve fabuleuse que je veux être sur scène, ça non. Mais au moins, pendant ces quelques instants où je suis sous les projecteurs, j’oublie de me détester. Il n’y a plus que la musique dans mon cerveau, plus aucune idée noire. Ça me fait du bien, de ne plus réfléchir. Sur scène, je suis heureuse. Et ce n’est que rarement le cas dans la vie de tous les jours. J’envisage en permanence le pire, je traîne mes boulets. Si je suis heureuse, je me dis que quelque chose ne va pas.
Vis-tu ce succès actuel comme une revanche ?
Je suis ravie d’avoir surpris tant de gens, surtout en Ecosse. Ce qui me plaît le plus, c’est de voir mes parents fiers de moi, de les rendre enfin heureux. Je les ai déçus toute ma vie, surtout en bousillant ma scolarité. Mon père enseigne la génétique à l’université et il pensait que je suivrais ses traces, que je ferais médecine. Et moi, je me suis retrouvée sans la moindre qualification après avoir claqué la porte de l’école à 16 ans. Ils s’étaient faits à l’idée que je ne pourrais rien faire de ma vie et là, ils se rendent compte que je vais m’en sortir.
Pourquoi as-tu quitté l’école si jeune ?
Ça ne m’intéressait plus, il était temps d’arrêter. Jusque-là, j’obtenais de bons résultats, tout roulait. Il n’y a pas eu de cassure brutale, de traumatisme : j’ai lentement dérapé, je me suis lassée de tout. Je me suis retrouvée à travailler dans une boutique de vêtements à Edimbourg. Une expérience horrible. Le futur était totalement bouché par des nuages noirs. Car si moi je glandais, tous mes copains, eux, allaient à l’université, réussissaient leurs études puis leur vie professionnelle. Le soir, en sortant de la boutique, je me regardais avec dégoût. Mais revenir en arrière, retourner à l’école aurait été un tel aveu d’échec que j’ai persévéré, par fierté absurde. J’avais l’impression que je m’humilierais aux yeux de mes potes si je revenais à une vie normale. Pourtant, plus le temps passait, plus mon amour-propre morflait. J’étais convaincue que je finirais par travailler à l’usine. Il y a quelques jours, j’ai reçu une lettre d’un vieux copain qui me félicitait pour mon succès présent et qui me rappelait cette époque où je passais mon temps à leur dire que je finirais ma vie dans une usine qui fabrique des friands à la saucisse. J’en faisais une fixation. Et pourtant, même si ça a été une époque épouvantable, j’ai connu plus déprimant encore quelques années après, quand mon premier groupe Goodbye Mr. McKenzie s’est séparé. Nous étions passés juste à côté du succès et je me suis retrouvée sans rien. Là, j’étais certaine d’être au fond de l’impasse, qu’il n’y aurait plus jamais de deuxième chance, que mon temps était passé. Alors j’ai essayé de rentrer dans le rang, je me suis inscrite à des cours du soir où j’étudiais l’anglais et le français.
Comment tes parents réagissaient-ils ?
Ils étaient morts d’inquiétude. Surtout que, jusqu’à très tard, j’habitais chez eux. Une maison géniale, où j’avais un étage pour moi. Nous nous adorions, étions très heureux ensemble, je ne voulais pas les quitter. Mon père me disait « Tu as creusé ta propre tombe, débrouille-toi désormais pour y vivre. » Ils ne m’ont jamais soutenue financièrement, il fallait que je me débrouille seule. Ils étaient très religieux protestants , mon père donnait des cours de catéchisme. Et pourtant, tout en étant stricts, ils étaient aussi libéraux, sans doute en raison de leur religiosité. Dans notre quartier, ils faisaient un peu tache, car c’était un coin très bohème d’Edimbourg. Tous mes copains avaient des parents hippies, permissifs. Mais les miens bossaient très dur, partaient le matin en costume et en tailleur. Alors que les voisins avaient les cheveux longs, se baladaient en T-shirts, un joint au bec. Ce mélange entre rigueur et laisser-faire a façonné ma vie. Pourtant, à l’époque, j’étais jalouse de mes copains : j’aurais préféré avoir des parents hippies. Aujourd’hui, je remercie Dieu d’avoir eu les miens.
Quel est aujourd’hui ton rapport à la religion ?
Ça a toujours été un gros sujet de discorde entre mes parents et moi. J’ai été la première de la famille à remettre en cause la religion, à refuser d’aller à l’église. Ça me rendait dingue que mon père cet homme que je vénérais puisse croire en de telles choses. Je ne comprenais pas sa logique, il y avait sans cesse des frictions. C’était si frustrant pour moi que je finissais par hurler comme une dingue. « Comment peux-tu croire que Jésus-Christ ait pu nourrir cinq mille personnes avec seulement deux pains ? Et si Dieu existe, pourquoi ne fait-il rien contre le cancer ? » Aujourd’hui que je suis plus curieuse, je comprends une partie de sa spiritualité. Mais l’Eglise en tant que religion organisée, ça, je ne pourrai jamais.
Te sentais-tu éloignée de tout, en Ecosse ?
Je n’avais besoin de rien d’autre, je ne savais même pas que Londres existait. Edimbourg est la capitale culturelle écossaise, avec ses rencontres de cinéma, avec son Fringe Festival une énorme réunion d’artistes venant du monde entier et d’impressionnantes galeries d’art. C’était une ville idéale pour l’oisiveté, on pouvait passer des heures à réfléchir aux conneries qu’on allait faire plus tard. En ce sens, j’étais très différente de ma grande s’ur. Elle n’allait jamais dans les clubs, ne faisait rien à part, rien en marge. Alors que nous, on prenait un malin plaisir à torturer nos parents en rentrant à l’aube, en fumant, en s’amusant avec les drogues, en picolant, en traînant avec des mecs beaucoup plus âgés que nous, en écoutant du rock à fond. C’était de la rébellion sans véritable raison, juste pour le fun. Adolescente, j’étais un monstre. Totalement impossible à vivre. J’étais très malheureuse, physiquement et mentalement. J’étais en permanence en rogne.
Pourquoi en voulais-tu à ce point au reste du monde ?
Physiquement, j’avais un gros problème. Je me trouvais immonde, je détestais mes cheveux roux. Mes deux meilleures copines étaient la beauté incarnée, mes s’urs étaient magnifiques et moi, je me sentais la ratée de la troupe, le vilain petit canard. Surtout qu’autour de moi, il y avait beaucoup de gens très doués pour les arts. Du coup, j’étais très dure, agressive avec les garçons, qui me le rendaient bien. Ma mère se souvient de moi comme étant alors une extravertie introvertie. Je n’étais pas timide mais j’étais incapable de me comporter normalement avec les gens. Ça va mieux aujourd’hui, mais les plaies ne se refermeront jamais, j’en ai trop bavé. Mon mari est sans doute le premier à m’aider dans cette guerre que je livre contre moi-même. Mais avant, aucun homme n’avait réussi à me faire me sentir un peu meilleure. Mon père évacuait toujours la question d’un revers de la main : « Tu es idiote de penser ça. »
Etais-tu jalouse de tes s’urs ?
Surtout de la plus jeune. Aujourd’hui que nous sommes proches, nous pouvons en discuter. Mais à l’époque, seuls mes parents sentaient mon animosité. J’étais folle de jalousie. Et puis, ma grande s’ur était parfaite, réussissait bien à l’école. Quitter l’école à 16 ans sur un ratage total, c’était sans doute ma façon de prouver que j’existais moi aussi. Ce n’est pas facile d’être coincée comme ça entre une grande et une petite s’ur. Il y a toujours cette impression d’avoir été escroquée, maltraitée.
Ce n’est pas rassurant de voir ton visage en couverture des magazines ?
Nous travaillons avec des vidéastes ou des photographes qui sont de véritables artistes. Ils parviennent à me rendre jolie, ce qui me ravit pendant quelques instants. Mais je sais vite que cette belle fille, ce n’est pas moi, c’est leur uvre. Ma tête, je la connais, ce n’est pas ça, je ne l’aime pas. Le plus dur, après, c’est de croiser des gens qui ne me connaissaient jusqu’alors qu’en photo. Sentir la déception sur leur visage est une épreuve terrible, ça me donne envie de vomir. Quelle ironie d’être considérée comme un sex-symbol ! On s’est trompé de victime, on a mélangé les fiches. Il y a des milliers de filles plus sexy que moi, il suffira de quelques mois pour qu’on rétablisse la vérité et qu’on passe à une autre. Pour une personne qui me trouve séduisante, je suis certaine qu’il y en a des milliers qui me trouvent répugnante. On me met en couverture parce que je vends des disques, pas parce que je suis jolie.
Adolescente, la musique faisait-elle partie de ta panoplie de rebelle ?
Elle a toujours été là. J’ai commencé le piano à 5 ans, j’ai vite fait partie de l’orchestre de l’école, puis de la chorale, avant de me mettre à la clarinette, au violon. Et pourtant, j’avais toujours l’impression d’être un charlatan, un imposteur. Ce que j’ai continué de faire jusqu’à aujourd’hui, en m’en sortant à chaque fois miraculeusement, en évitant par je ne sais quelle opération du Saint-Esprit d’être démasquée. Le rock, c’est venu plus tard, vers 14 ans. Je sortais avec un type de 24 ans qui me faisait écouter le Velvet, Iggy Pop, Bowie, tous ces trucs d’une autre époque. Avec de telles fondations, je ne pouvais pas rater mon éducation musicale.
Que penses-tu de la description de cette jeunesse d’Edimbourg dans Trainspotting ?
Le film montre ce qui m’agace à Edimbourg : tout cet argent qui n’est pas partagé, toute cette pauvreté cachée dans quelques banlieues, tout ce sous-monde généralement ignoré, repoussé en périphérie. La ville est somptueuse et, en même temps, il y a des quartiers où la misère la plus noire règne, où le sida fait les plus gros ravages en Europe, où la drogue tue de façon ahurissante… Quand j’ai vu Trainspotting, je m’y suis reconnue de façon troublante. J’avais des copains qui étaient exactement comme ces mecs, qui fréquentaient les mêmes bars. Ils habitaient ces cités effrayantes, leurs parents étaient alcooliques, leurs appartements étaient des taudis. Ça m’horrifiait à chaque visite.
Te sentais-tu plus mûre que les enfants de ton âge ?
C’en était jouissif. A l’époque, je me lassais très vite des occupations qui étaient censées être les miennes : aller faire du shopping avec les copines, papoter… Moi, je ne faisais rien du tout, j’allais dans les maisons de mes copains et on écoutait des disques. Quand on était courageux, on allait faire un pique-nique dans un arbre ou c’était notre jeu préféré on essayait de se perdre dans les ruelles d’Edimbourg. Sinon, on s’affalait et on fumait des joints en picolant. Il y avait des garçons et du rock’n’roll, c’était formidable. Les enfants de mon âge, à l’école, me traitaient de tarée. J’y étais connue comme la bizarre de service, très agressive, toujours déprimée. Je restais dans mon coin, une cigarette au bec, à distribuer mes sarcasmes. Je n’étais pas très fière de moi car je savais que j’étais en train de tout foutre en l’air. Et pourtant, je m’entêtais dans cette direction.
Etais-tu garçon manqué ?
Je ne traînais qu’avec des garçons mais à la maison, j’avais encore mes poupées… Autant de poupées que de petites voitures. D’ailleurs, j’avais à la fois Barbie et Action Joe. Quand on me demandait ce que je voulais faire comme métier, je répondais « chauffeur-routier ». Et puis c’est devenu journaliste, puis actrice. Avec mon bagage scolaire, c’était ma seule chance de réussir dans la vie. Surtout que j’étais plutôt douée, j’adorais jouer. Dans la troupe de théâtre où je m’étais inscrite, on me donnait toujours les premiers rôles. On m’a récemment proposé de jouer dans un film. Je ne peux pas en parler, mais ça me démange de tenter l’aventure (impossible d’en savoir d’avantage, si ce n’est que le réalisateur est connu)… C’est drôle car gamine, je m’étais inscrite aux classes de théâtre en pensant finir un jour à Hollywood.
Qu’est-ce qui t’a fait comprendre que tu n’avais pas les mêmes ambitions que les autres enfants ?
Quand j’y repense aujourd’hui, ça tient à pas grand-chose, ce rejet total de l’école… Au fait de vouloir me singulariser dans la famille, à une fille de ma classe une vraie garce qui n’arrêtait pas de me harceler et qui, fatalement, m’a rendue méchante… On devient alors vite une sorte de paria, la mauvaise personne au mauvais endroit. Ça m’a poursuivi toute ma vie jusqu’à ce que je rencontre les autres membres de Garbage : c’est la première fois que j’ai l’impression de faire partie de quelque chose de collectif, où mon avis compte. Enfin des gens m’encourageaient à être créative, à sortir de ma coquille. Mon instinct m’avait toujours poussée à batailler d’abord, à discuter ensuite. Avec eux, c’était exactement l’inverse, je me sentais en sécurité, je n’avais pas envie de me battre.
Garbage était-il ta dernière chance ?
J’en étais convaincue. J’avais déjà goûté deux fois à des débuts de succès avec Goodbye Mr. McKenzie et Angelfish pour revenir les deux fois à mon triste point de départ. Pourtant, j’avais tout misé sur la musique, j’avais brûlé les ponts derrière moi, il n’y avait aucune possibilité de faire demi-tour. Et c’est curieusement le jour où j’ai abandonné mes rêves crétins de devenir une rock-star, le jour où j’ai enfin fait de la musique pour me faire plaisir que ça a commencé à vraiment ressembler à quelque chose.
Après avoir rencontré Garbage, tu es allée passer six mois aux Etats-Unis pour enregistrer l’album, en restant à l’hôtel. Comment as-tu vécu cette période ?
C’est là que je me suis rendu compte que je n’avais plus de fierté : comment accepter de passer six mois dans un petit hôtel autrement ? Mais ils m’avaient convaincue avec leurs grandes idées. Depuis dix ans, je n’avais connu que des groupes aux territoires très délimités et eux déboulent avec leur désir de tout dynamiter, de tout torturer. Pourtant, j’avais des réticences, je savais comment fonctionnent les médias et je savais qu’il y avait des risques à rejoindre un groupe formé par trois producteurs approchant la quarantaine. Mais j’adorais traîner avec eux, j’étais accro à leur humour, à leur culture, à leur intelligence. Pour une fois, ce n’était pas « Branchons les grattes et jouons à donf », on pouvait parler cinéma, bouquins… Ils étaient très intimidants, formaient un bloc j’avais l’impression qu’ils se connaissaient depuis la naissance. Je n’arrive toujours pas à croire que j’ai eu le courage de m’accrocher, de rester avec eux. Mais je n’avais pas le choix, c’était ça ou rien. Alors j’ai pris ma valise et suis venue à Madison, dans le Wisconsin. Eux, le soir, ils rentraient chez leur copine et moi, je me retrouvais dans ma petite chambre d’hôtel, à pleurer. Il n’y avait personne pour me rassurer. Ma pire angoisse était de les décevoir, qu’ils aient vu en moi quelque chose qui, finalement, n’existait pas. J’avais l’impression d’être revenue à l’école, de redevenir ce paria… J’étais certaine qu’ils ne m’aimaient pas, qu’ils savaient qu’ils s’étaient trompés mais qu’ils n’osaient pas me renvoyer en Ecosse. Toujours cette vieille certitude que je ne peux que décevoir… Au bout de trois semaines, nous avons fait un break pour décider si ça allait marcher ou pas. Je suis rentrée en Ecosse malade, certaine que ça allait tourner court. Mais j’ai écouté les demos et finalement, j’ai entr’aperçu la lumière. Ça m’a donné confiance, je suis repartie pleine d’espoir, décidée à m’ouvrir un peu, à m’impliquer plus dans notre musique. Pour la première fois, je pouvais être fière de ma contribution. Je peux enfin me dire « Ça ne serait pas la même chose si je n’étais pas là. »
Depuis que tu as rejoint Garbage, il y a deux ans, tu as surtout vécu à l’hôtel : enregistrement, promotion, tournées à rallonges. Regrettes-tu la vie familiale ?
J’ai une maison en Ecosse, où je ne vais que rarement. Si c’était matériellement possible, je vivrais en France, que j’ai sillonnée régulièrement depuis que je suis gamine. J’adore le pays, la civilisation. C’est dans mon sang : les Ecossais ont toujours eu des liens privilégiés avec les Français, nous partageons quelques reines et quelques rois… Mes parents me manquent terriblement, je voudrais les emmener partout en tournée avec moi. Je déteste perdre tout ce temps que je pourrais passer avec eux, je sais que la mort nous séparera un jour, alors je voudrais profiter de cette magnifique relation qui nous unit.
De tels liens te donnent-ils envie d’avoir des enfants à ton tour ?
Je voudrais que mes enfants aient une enfance aussi riche et belle que la mienne, avec des parents épanouis et généreux. Mais un enfant deviendra forcément mon unique priorité et actuellement, je suis incapable financièrement, humainement de l’accepter. Car je commence à peine à faire la paix avec moi-même. L’âge m’a enfin apporté quelques satisfactions. Même si j’ai encore suffisamment de vieilles haines et frustrations en moi pour nourrir des centaines de disques, je peux enfin discuter avec des gens sans avoir envie de les tabasser. Je ne voudrais pas risquer de briser cet équilibre en acceptant un autre corps à l’intérieur du mien. Ça pourrait relancer la guerre.