Jeux croisés. Ils sont trois, un Anglais, deux Français : The Recyclers. Trois rêveurs éveillés, trois flâneurs illuminés pour une formation insolite : Steve Argüelles à la batterie, Noël Akchoté à la guitare et Benoît Delbecq au piano. L’album Visit sonne le retour de leur “musique de voleurs”. Si l’on n’y prend pas garde, ça […]
Jeux croisés. Ils sont trois, un Anglais, deux Français : The Recyclers. Trois rêveurs éveillés, trois flâneurs illuminés pour une formation insolite : Steve Argüelles à la batterie, Noël Akchoté à la guitare et Benoît Delbecq au piano. L’album Visit sonne le retour de leur « musique de voleurs ».
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si l’on n’y prend pas garde, ça risque de passer encore inaperçu. Comme toujours, la poésie. Comme tout ce qui est absolument de son temps, et lui donne forme un instant, et lui propose un devenir c’est-à-dire à des années-lumière des vieilles formes en putréfaction maintenues artificiellement au pouvoir par acharnement esthétique, et qui continuent de régir les goûts et d’assurer consciencieusement leur rôle dans le maintien de l’ordre… Une musique trop présente, trop subversive dans ses implications. Trop réelle. « La beauté nouvelle sera de situation c’est-à-dire provisoire et vécue » (Internationale lettriste).
Cette beauté existe. Le moins qu’on puisse dire, c’est que notre Vieux Monde résiste. Février 1994, le choc d’un premier disque, Rhymes. Un groupe, The Recyclers, trois musiciens, une formation insolite, à l’instrumentation inédite et funambule. Une batterie (en)chantée, gestuelle, dynamique, cultivant le déséquilibre au cœur du tempo, tout en ouverture aérienne et pulsation animale « Steve, c’est un son particulier, une façon unique de sentir le temps, pas un horloger, une pulsation très organique. Une invitation permanente à la danse. Il a un rapport mélodique à son instrument qu’il traite par niveau « dramatique ». C’est un compositeur. Quelqu’un de très jazz mais dans la tradition anglaise. Un jazz métissé, ouvert aux influences les plus diverses (de la musique sud-africaine à la pop en passant par la jungle). C’est sa richesse, cette diversité, tous ces éléments qu’il peut à tout moment intégrer dans son jeu. » Une guitare comme un violon-girafe (dont on jouerait à l’escalade), violemment habitée de pulsions et soubresauts, saturée, électrique, bruitiste « Noël a un amour profond de l’histoire du jazz. Il rend constamment hommage à ses aînés, même dans les moments les plus déjantés (surtout dans ces moments). Aucune mégalomanie musicale chez lui, aucun refus de quelque attitude d’oreille que ce soit. Mais il est intraitable si quelqu’un de notre génération joue de la musique du passé. Il a une intuition extraordinaire. Il s’engage toujours, tout de suite, à fond, il n’a pas peur d’aller loin, trop loin. Son jeu est riche d’une articulation exceptionnelle, d’un pouls rythmique constant, d’une remise en question permanente. » Un piano-monde, percussif, préparé (Cage, l’Afrique), abîmé de silence, peuplé de ritournelles énigmatiques, sournoisement étale, apparemment tout en jeux de surface, animé en fait d’une profondeur nocturne en flux et reflux « Benoît, c’est le docteur Mabuse, c’est un scientifique qui fait de la poésie, qui élabore des concepts pour traquer l’évidence par l’abstraction. Il intellectualise, il explique, il théorise, c’est toujours passionnant. Et parfois il emprunte des chemins extrêmement compliqués pour aboutir à une expression très simple. Mais cette simplicité est riche de toute la complexité de ce trajet. Ce n’est pas moins naturel, c’est simplement une autre façon d’aboutir à un résultat. » Steve Argüelles, Noël Akchoté, Benoît Delbecq, trois individualités fortes, trois univers, trois voix un collectif. Ils reviennent aujourd’hui avec un nouveau disque, Visit, ainsi qu’un album vinyle à paraître, Morceaux choisis des chansons du répertoire (Brel, Moustaki, Ferré, Brigitte Fontaine, etc.) interprétées par quelques incontrôlés de la jeune scène française (Ignatus, Katerine, Sacha…). Paroles croisées.
L’histoire naît d’un exil. 1990, Steve Argüelles a 27 ans une période de transition dans une carrière déjà bien riche et mouvementée. « J’ai commencé très tôt, 13-14 ans. J’ai fait des mariages, du jazz à la Glenn Miller… J’avais des amis indiens à Birmingham, à l’école, j’ai joué très tôt des banghras, au tout début du mouvement. J’ai fait des séances pour des chanteuses, des jingles pour la pub. J’ai beaucoup joué avec des musiciens plus âgés, des gens comme Ronnie Scott. C’est plus tard, en 1984, que j’ai commencé à jouer avec mes contemporains, Django Bates, Iain Ballamy, Mick Hutton. On a créé le groupe Human Chain, le véritable point de départ de notre musique. A cette époque, je jouais tout le temps, plus de cinq cents concerts par an, les week-ends une moyenne de trois concerts par jour. » Une période intense d’où émergent deux enregistrements : le désormais légendaire premier disque éponyme de Human Chain, en collaboration avec l’alter ego Django Bates (une musique constamment inventive tout en bricolages iconoclastes, mélodies acidulées et intuitions fantasques) et un magnifique duo avec Steve Lacy, Image, où s’affirment la légèreté du geste et un sens quasi chorégraphique de l’espace.
Il décide pourtant de quitter l’Angleterre et se retrouve à la Banff School au Canada, lieu clé pour le jazz des années 90 où toute une génération va se rencontrer et prendre conscience d’elle-même, au contact de musiciens comme Steve Coleman, Dave Holland, Kenny Wheeler. « Une expérience très forte, au-delà de l’enseignement proposé, par le fourmillement des idées et la diversité des musiciens présents. C’est là que j’ai rencontré Benoît. J’ai tout de suite apprécié sa connaissance de la musique contemporaine (Ligeti, Messiaen, Scelsi) ainsi que son ouverture d’esprit à des domaines très divers. Il a été parmi les tout premiers à s’intéresser à la musique de Steve Coleman et à adapter ses conceptions rythmiques très novatrices à son propre travail. On a beaucoup discuté et à la suite de cette expérience on a créé le groupe Painting avec Joe Carver à la basse et Guillaume Orti au saxophone. Musicalement, Benoît est vraiment mon complice d’âme. »
De retour en Europe, il s’installe à Paris, y rencontre Noël Akchoté et entreprend de créer un orchestre qui concrétiserait musicalement sa présence dans la capitale. « J’ai écouté tous les musiciens, j’ai réfléchi aux combinaisons possibles et j’ai pensé à cette association un peu bizarre entre Noël et Benoît, une guitare et un piano, pour une formation sans basse. C’est toujours difficile, le lien entre guitare et piano, harmoniquement notamment, il y a une relation à la polyphonie qui est différente et qui cohabite mal, mais c’est cette difficulté présente d’emblée au cœur du dispositif, constitutive même, qui m’a séduit… » On est en 93, les Recyclers sont nés. « Ça a tout de suite fonctionné de façon très collective. On a cherché un nom qui rendrait compte de notre musique. On travaillait sur des boucles rythmiques, des cycles ; on utilisait beaucoup de préparations pour modifier les sons, pour démultiplier les potentialités de nos instruments en les confrontant à des sortes d' »objets trouvés » ; et puis cette musique emprunte énormément (Ligeti, les musiques ethniques, les musiques improvisées, la pop), c’est une musique de voleurs… Alors la polysémie du mot « recyclers » nous a semblé convenir. »
Recyclage : la notion clé du projet. Akchoté précise : « Imaginons qu’on trouve une cuillère et qu’on décide de l’intégrer à notre univers. Le jeu n’est pas « autour » de la cuillère, il est « à cause » de la cuillère. Recycler, c’est se mettre expérimentalement dans une position où quelque chose d’étranger vient s’imposer dans la musique et la modifier radicalement. Par exemple, c’est changer un élément essentiel à l’instrument et continuer d’utiliser le même vocabulaire… Personnellement, je pense que le meilleur moyen d’obtenir une plus-value poétique, c’est d’enlever quelque chose d’enlever un pied à la chaise, pas d’en rajouter un cinquième pour qu’elle soit plus stable. Pour moi, rajouter, c’est intimement lié à l’idée de contrôle. Enlever, au contraire, c’est se mettre dans l’être plus que dans le faire. Alors chacun dans le groupe va s’appliquer à trahir son instrument, le faire mentir, défaire son corps pour faire de la musique. »
Les Recyclers prennent le parti des choses. Leur musique est comme l’inventaire fragmenté, entre chronique et confidence, d’une série d’instantanés en associations libres autant d’objets dont on multiplierait les définitions par l’accumulation hallucinée de prises de vue simultanées, sans jamais l’épuiser : « C’est une musique extrêmement improvisée. Il y a des mélodies, certains cadres rythmiques et harmoniques, mais plus un morceau est défini, plus le jeu est d’ouvrir l’espace à d’autres définitions. » Et ce qui serait finalement donné à entendre, c’est cet entrelacs de trajectoires, ces lignes qui se croisent, cette danse l’agencement d’une infinité de points de vue indépendants en mouvement perpétuel les uns par rapport aux autres. « C’est un contexte où tout cheminement mélodique est responsable et c’est dans ces cheminements croisés que l’harmonie se crée. A chaque instant, la partie rythmique, tout en gardant sa fonction, peut devenir mélodique, et chacun est amené à modifier sa position, échanger sa place. L’unité est ici obligatoirement multiple (convergente), le un est fait de plusieurs, à plusieurs dans un même moment, jouer la même chose, mais différemment. D’une différence unitaire et singulière. La musique du futur, c’est le devenir mélodique des voix avec une pensée spécifique pour chacune d’elle. » Un engagement esthétique qui s’ouvre naturellement à une dimension politique. « L’idée de cette musique, c’est comment faire « avec » et « ensemble » être à l’affût de ce qui nous entoure pour échapper à ce qui nous encercle. Montrer qu’il est possible sur cette terre d’être en accord avec des gens d’une façon extrêmement profonde, de penser ensemble dans une direction commune. »
« Trouver, rencontrer, voler, au lieu de régler, reconnaître et juger » (Deleuze). Une éthique. Un programme.
The Recyclers, Visit (2Z/Harmonia Mundi) ; Morceaux choisis (Rectangle c/o Quentin Rollet, 39, rue Ramponeau, 75020 Paris)
{"type":"Banniere-Basse"}