Le rappeur vient de sortir son premier album, “Feu”. La romancière, le deuxième volet de sa trilogie “Vernon Subutex”. Deux générations mais bien des points communs à l’occasion de cet entretien croisé.
Elle, 46 ans, l’œil vert, le verbe précis, savoureux et féroce, caracole en tête des meilleures ventes avec Vernon Subutex, trilogie dont le tome 2 vient de paraître (lire la critique ). L’histoire d’un ancien disquaire devenu SDF qui, au gré de ses errances, donne à voir une société française bloquée, une génération punk paumée, assise sur ses idéaux de partage et de solidarité, mais demandeuse d’utopies nouvelles.
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Lui a 25 ans. Rappeur talentueux échappé du groupe 1995, Nekfeu explose les ventes avec Feu, un premier album solo qui témoigne des ambitions et de l’insouciance propres à sa génération. Tantôt hédoniste, énervé, inconscient et politique, le disque incarne la curiosité musicale et littéraire du jeune homme et télescope des références de Lunatic, John Fante et Jack London.
La rencontre a lieu dans un café brocante du Ve arrondissement de Paris, QG de Nekfeu. Entre eux, l’aire de jeux est évidente : Booba et Bukowski, Podemos et la question de l’engagement politique, le succès, le risque de compromission, l’écriture, la France actuelle, Charlie Hebdo et la laïcité.
Tu cites beaucoup de références littéraires dans ton album. Tu t’es toujours dit que tu finirais par écrire d’une façon ou d’une autre ?Nekfeu – Oui, d’ailleurs je me voyais beaucoup plus écrire que faire de la musique. Plus jeune, j’ai essayé de rédiger plusieurs histoires de science-fiction mais je n’ai jamais réussi à finir la moindre nouvelle. J’étais un peu le seul à aimer lire parmi mes potes d’enfance et ils aimaient bien me charrier sur le sujet. J’étais loin d’avoir le quotidien d’un rat de bibliothèque mais la lecture était un petit refuge personnel. Ma mère m’a appris à lire avant que j’arrive en primaire. Elle a toujours refusé de m’acheter des jeux vidéo mais elle m’offrait des bouquins de temps en temps. C’est à partir du lycée que j’ai commencé à m’intéresser aux grands auteurs.
Virginie Despentes – Tu es allé vers la littérature naturellement ou sur les conseils d’un professeur ?
Nekfeu – C’est plutôt en discutant avec les filles que j’ai découvert qu’il y avait autre chose que les romans d’aventure ou de science-fiction. Mais j’ai aussi eu la chance de tomber sur de super profs de français.
Quel lien faisais-tu entre ton goût pour la littérature et ta découverte du rap français ?
Nekfeu – Au départ, je ne me rendais pas compte qu’il pouvait y avoir un rapport entre les deux. Je voyais le rap comme une performance musicale, j’écoutais ce qui passait à la radio : NTM, IAM. Puis j’ai découvert la Mafia K’1 Fry, des mecs comme la Scred Connexion et ça a été un vrai choc pour les gamins de ma génération car la grande force du rap, c’est que le chanteur s’adresse à toi directement.
La montée en puissance de la culture rap en France au début des années 90 a été une source d’inspiration pour toi ?
Virginie Despentes – C’est arrivé trop tard pour que ça m’influence directement. J’avais déjà plus de 20 ans quand le rap a explosé en France et ce qui influence une vie, c’est la musique que tu découvres à l’adolescence.
En revanche j’ai beaucoup écouté les premiers morceaux de NTM, IAM et Assassin. C’était une nouvelle façon d’écrire, encore plus sophistiquée que celle des groupes de punk français de l’époque. Je connaissais les morceaux par cœur mais je n’ai pas l’impression qu’ils m’ont influencée. J’étais encore disquaire à ce moment et beaucoup de gens qui écoutaient du rock se sont mis à écouter du rap. Ça nous a d’ailleurs posé pas mal de problèmes techniques car on ne travaillait qu’avec des labels indépendants et il fallait d’un seul coup traiter avec des majors, surtout pour le rap américain. C’était beaucoup trop cher et beaucoup de disquaires ont dû plier boutique à cette époque.
Dans une interview, tu dis que l’esprit du rock a disparu avec la mort de Kurt Cobain car elle coïncide avec la fin du sens et du message dans cette musique. Ne penses-tu pas que les rappeurs ont repris le flambeau à ce moment précis ?
Virginie Despentes – Les rappeurs n’avaient pas le même rapport à l’indépendance face aux labels. Ils n’avaient pas les mêmes centres d’intérêt car certains ont bénéficié d’une notoriété quasi immédiate. En tout cas, la vitalité musicale de l’époque s’exprimait par le rap et la techno et le vieux navire punk-rock avait fait son temps. Comme je m’intéresse beaucoup aux textes, le rap me concernait plus que la techno. La loi qui a imposé aux radios de passer un quota minimum de morceaux chantés en français a aussi beaucoup bénéficié à la culture rap puisque la plupart des groupes de rock chantaient en anglais à l’époque. Aujourd’hui, le rock est un peu devenu la musique des Blancs qui ne veulent pas écouter de la musique de drogués. J’ai aussi l’impression que certaines personnes qui écoutent du rock le revendiquent désormais pour dire qu’ils n’aiment pas la musique de Noirs ou d’Arabes. Ils préfèrent un truc clean, genre The Kooples, très loin de la musique de racailles. Mais c’est quelque chose de très récent, qui date de ces sept ou huit dernières années. Depuis l’arrivée des bébés rockeurs et du rock fashion.
Nekfeu – Même avant ça, je n’ai pas l’impression qu’il y a eu beaucoup de groupes de rock français qui ont réussi à concilier succès et esprit punk. Il doit y avoir Bérurier Noir, Noir Désir…
Virginie Despentes – Et tu peux t’arrêter là ! (rires)
Nekfeu – Téléphone, c’était loin d’être de la musique offensive.
Dans ton livre, tu utilises le rap comme marqueur chronologique quand tu parles d’Antoine, le fils du producteur. Tu dis qu’“il avait 20 ans quand Booba a sorti Temps mort”. C’est un disque qui vous a tous les deux marqués ?
Nekfeu – Quand le disque est sorti, c’était normal d’écouter Booba car il était déjà à la mode. Mais c’est en grandissant que je me suis rendu compte de la qualité de l’album. Sa plume est incroyable.
Virginie Despentes – J’ai observé son succès de loin car j’étais déjà un peu vieille mais je me souviens de la sortie du disque. Booba avait quelque chose de différent, aussi bien dans son écriture que dans son interprétation. Comme j’avais déjà plus de 30 ans, l’impact n’a pas été direct pour moi. Je regardais le phénomène comme une “madame” confrontée à la musique de la nouvelle génération.
Nekfeu – J’aime aussi l’ambiguïté de son positionnement : il se présente comme un rappeur indé tout en assumant les codes des grosses majors. C’est son indépendance d’esprit qui me plaît. Il a réussi à devenir son propre média, il emmerde le monde et c’est assez jouissif pour ses fans.
Dans ton album, tu cites Martin Eden, le héros très ambitieux du livre de Jack London. Comment vis-tu ta réussite actuelle ?
Nekfeu – L’album n’est pas du tout littéraire, mais j’ai semé quelques références qui me tiennent à cœur pour les inviter sur-le-champ dans la pop-culture. Pour moi, Martin Eden est aussi frais que Daredevil ! Le livre est fou. Il y a un proverbe arabe qui dit : “Parfois, pour punir les hommes, Dieu leur donne ce qu’ils veulent”. J’essaie de ne jamais perdre de vue la raison pour laquelle je désire quelque chose. Diffuser ma musique et gagner en visibilité a toujours été un objectif. Aujourd’hui, le succès est au rendez-vous et il y a plein de gens qui aiment l’album mais qui n’écoutent pas de rap. Mon nouveau défi est de prendre du recul pour savoir ce que je vais faire de tout ça.
Virginie Despentes – Le succès est quelque chose de très complexe à vivre car il apporte beaucoup de possibilités mais il te brûle en même temps. C’est un cliché qui a le mérite d’être vrai. Le succès te sépare de tes amis. Quand j’écoute l’album de Nekfeu, ce qui me paraît le plus symptomatique de son âge et de sa réussite actuelle, c’est la conviction avec laquelle il chante “On n’en a rien à foutre” avec ses potes. Le pluriel est très important, on sent qu’ils sont sincères quand ils le répètent dans les refrains. Mais une fois que tu as du succès, c’est difficile de n’en avoir rien à foutre. Il y a une légèreté qui se perd. De la même façon, le “on” peut devenir pesant et disparaître. La notion de groupe existe encore à 25 ans, mais c’est quelque chose qui peut se perdre très rapidement car c’est toi qui as du succès. Avec tous les problèmes que ça pose quand il s’agit de confirmer les attentes tout en conservant sa créativité. C’est pour cela que Leonard Cohen est un de mes chanteurs préférés. Cinquante ans de succès et il continue à faire des albums à mourir de bonheur. Parce qu’il a eu la chance de se faire plumer par son manager pour garder sa motivation. Mais c’est une histoire récurrente de la musique que de tout perdre et de devoir repartir à zéro.
Nekfeu – J’essaie de faire attention mais l’argent m’offre surtout la liberté de faire ce que je veux et de moins me prendre la tête. Si je me fais plumer un peu, ce n’est pas très grave, je kiffe ma vie quand même ! Et si tout s’écroule, j’aurai toujours la possibilité de mener une vie de galérien tout en vivant ma passion à fond, en grattant un billet à droite à gauche. C’est un peu ce que j’ai fait ces dernières années d’ailleurs, mais ce qui m’inquiète, c’est la vieillesse. De toute façon, je ne m’imagine pas continuer à rapper à 50 ans car ce qui m’intéresse, c’est l’énergie et la valeur de la performance. Peut-être que j’aurai la sagesse nécessaire pour écrire des livres.
Le héros de Vernon Subutex dégringole socialement et donne à voir une société bloquée. Pourquoi as-tu choisi d’en faire un disquaire ? Virginie Despentes – Parce que j’ai été disquaire et ça m’intéressait de parler de ce métier que l’on croyait éternel et qui disparaît peu à peu avec la crise. A la fin du XXe siècle, l’argent dégueulait dans l’industrie du disque, les gens ne se déplaçaient qu’en taxi. Avec l’arrivée du CD, les mecs avaient réédité des catalogues entiers pour les revendre deux fois plus cher que les vinyles. Personne n’imaginait que toute cette opulence disparaîtrait si vite. Puis Napster est arrivé, et on a vu l’industrie s’engloutir en deux ou trois ans. Tous les disquaires ont fermé, le nombre de labels et de maisons de disques a été divisé par deux.
Nekfeu – Pour le rap, ça a peut-être été bénéfique car c’était la fin du cliché “pute et cocaïne” et les artistes se sont reconcentrés sur le son. Quand je discute avec des rappeurs plus âgés, ils me racontent des choses improbables sur cette période. Les mecs avaient des taxis prépayés qu’ils gardaient une semaine pour faire le tour du pays, ils pouvaient se permettre de faire signer leurs potes sur leurs labels ou de demander 100 000 balles pour un clip sans jamais le tourner.
Le classement des ventes numériques est souvent dominé par le hip-hop. D’une manière générale, on a l’impression que le rap a moins souffert de la dématérialisation de la musique. Comment vous l’expliquez ?
Virginie Despentes – Une autre économie s’est mise en place ces quinze dernières années et le rap est peut-être la musique la plus vivante de notre époque sur le plan artistique. Même chez Christine And The Queens et Stromae, les derniers gros vendeurs de disques en France, tu peux trouver des liens avec le hip-hop.
Nekfeu – L’énergie qu’il y avait dans le rock est aujourd’hui portée par les rappeurs qui n’hésitent pas à romancer leurs vies pour se transformer en icônes avec la même volonté de performer, de se déchirer sur scène et de faire le spectacle.
T’es-tu retrouvé dans la vision de la société que décrit Virginie dans son livre ?
Nekfeu – Cette description d’une société bloquée et désœuvrée correspond à certaines de mes préoccupations. Pour les jeunes de ma génération, c’est très difficile de croire que la politique peut faire avancer les choses. On est nombreux à être en colère mais on a tendance à ironiser sur notre sentiment de révolte. Genre “t’es un rebelle, tu veux tout remettre en cause, mais tu portes des Nike”. Les mecs qui font les révolutionnaires ne nous ressemblent pas, la gauche semble avoir abandonné les sujets qui nous concernent. On est persuadés que rien ne changera sur le plan politique.
Virginie Despentes – Tu te sens complètement apolitique ?
Nekfeu – La politique formatée par des gens qui sortent de grandes écoles ne m’intéresse pas car ils ne sont pas prêts à sacrifier leur mode de vie pour leurs idéaux. J’ai l’impression que la génération de mes parents était plus passionnée par le débat politique.
C’est assez paradoxal parce que tes parents ont grandi sous Giscard ou Mitterrand. Des libéraux plutôt gentils si on compare leurs mandats à la politique réactionnaire de Sarkozy qui a accompagné ton adolescence. Ça aurait pu te chauffer un peu…
Nekfeu – Le plus triste, c’est qu’il n’y a pas que lui. Les hommes politiques sont déshumanisés. On a l’impression d’entendre la même voix tous les jours avec une nouvelle polémique sur des propos racistes, antisémites ou islamophobes. C’est devenu banal. Les gens vont manifester de Bastille à République, puis ils rentrent chez eux et rien ne change. En 1936, les gens semblaient beaucoup plus chauds dans les manifs ouvrières. Mais je ne sais pas si c’est une bonne chose que les gens se révoltent uniquement quand ils ont faim… Celui qui prétend avoir la solution pour faire fonctionner une société est un menteur. Un seul corps politique ne peut pas répondre aux problèmes de tout le monde.
Virginie Despentes – Avec tes amis, vous ne discutez jamais des problèmes de société ? De l’interdiction du voile, par exemple.
Nekfeu – On en parle avec lassitude. En tant que non musulman, je me sens solidaire car c’est devenu monnaie courante de taper sur l’islam. Sur les Roms aussi. On essaie de sédentariser les derniers nomades du continent et en même temps on leur ferme toutes les portes et on se fout de leur gueule. C’est dégueulasse. Mais il est difficile d’avoir une information claire sur les sujets car les voix sont discordantes et certains jeunes se font abuser par les conneries qui traînent sur internet. Mon disque est positif mais je parle quand même de sujets de société sans trop entrer dans les détails. J’ai pu parfois dire des choses sur le coup de la colère et finalement, ça a desservi les gens que je voulais défendre.
Tu fais référence à l’année 2013 et aux paroles de la bande originale du film La Marche ? ? Tu y réclamais “un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo”… Pourtant, à l’époque de cette fameuse Marche des Beurs, en 1983, le terme “islamophobie” n’existait même pas. Il y avait du racisme, mais la question religieuse était loin d’être au premier plan.
Nekfeu – Dorénavant, je fais très attention et j’essaie de prendre beaucoup plus de recul sur ce que j’écris. Cette phrase a été totalement contre-productive. J’avais l’impression que la communauté musulmane était stigmatisée par certaines des unes de Charlie Hebdo que je n’ai jamais comprises. Certains journalistes ont écrit que j’étais à l’origine d’un chant communautariste religieux… Jusqu’à ce qu’ils voient ma gueule ! J’ai pris conscience que tout le monde ne saisit pas le contexte, le second degré ou l’exagération qu’il peut y avoir dans le rap. La France de Droit de réponse me manque. J’ai l’impression qu’avant on pouvait s’engueuler. La bienséance ne contrôlait pas tout. Aujourd’hui, plus tu es consensuel, plus tu es relayé. Et le franc-parler est devenu le monopole de la droite et des fachos.
Virginie Despentes – Ce qui est sûr, c’est que le hip-hop est plus surveillé que d’autres formes d’expression. On l’a vu dans le passé avec La Rumeur, NTM ou Orelsan.. Mon idée, c’est que le hip-hop reste la musique des banlieues, des pauvres, de ceux qui pourraient foutre le bordel. On ne veut pas que ces gens-là se politisent, qu’ils se rassemblent. C’est pour ça qu’on a interdit les bars et les cafés dans les cités HLM au départ. Les gens se disent aussi que les fans de rap n’ont pas de second degré. Avec Orelsan et son morceau Sale pute, c’était évident : ceux qui étaient contre devaient se dire que “ceux qui écoutent vont croire qu’il faut vraiment brûler les meufs”. Si tu tapes systématiquement sur les gens, tu leur dis un truc très important : faites bien attention à ce que vous dites. Arrêtez-vous là et là. C’est pas gratuit. Est-ce que cet incident t’a rendu plus précautionneux dans ta manière d’écrire ?
Nekfeu – Oui. Ça m’a grave servi de leçon.
Nekfeu, ce qu’il se passe en Grèce ou en Espagne te donne-t-il envie de croire à la possibilité d’un système politique plus représentatif ?
Nekfeu – Ça donne envie d’y croire. Je suis d’origine grecque et mon père s’enflamme dès qu’on aborde la question de la dette mais je ne suis pas persuadé que les Français s’y intéressent réellement. En tout cas, c’est positif de sentir un élan populaire dans ces nations qui veulent s’affranchir de l’austérité. Même si je ne sais pas ce que ces changements peuvent entraîner politiquement ou économiquement. En général, le bordel me fait kiffer mais j’attends de voir ce que ça donne sur le long terme. Il m’arrive de me sentir proche de certaines conceptions humanistes incarnées par certains politiques. Mais la plupart du temps, ces personnes-là ont un blocage avec la religion. Et je considère que le fait de brandir tout le temps la laïcité comme un instrument destiné à mettre en avant les différences, sans jamais les expliquer, est une régression.
Virginie Despentes – C’est devenu vrai. Surtout dans l’usage qui est fait du mot “laïcité”. C’est une façon de dire aux musulmans qu’ils seraient sans doute mieux hors de chez nous. C’est loin d’être enthousiasmant mais malheureusement ce qu’il décrit est vrai. On tape sur les banlieues, sur les Roms, sur les putes quand on peut. Toujours les plus démunis. Plus qu’une islamophobie, je pense que c’est surtout un racisme antipauvres qui s’exprime actuellement. Que l’on soit socialiste ou “Républicains” – puisque c’est l’appellation qui semble convenir désormais – le premier réflexe en temps de crise reste de venir remettre un coup sur les plus faibles économiquement. Quand tu entends quelqu’un prendre la parole en commençant à s’exprimer sur la laïcité, tu sais que ce qui va suivre, c’est “j’aime pas les Arabes” ou “j’aime pas les Roms”. La force de l’Espagne, c’est qu’elle s’est intéresséé à la condition sociale des personnes, plutôt qu’à leur religion ou leur origine (Espagne, Virginie Despentes raconte la révolution sans fard). En France, quand tu entends ce qui se dit sur Taubira, cela donne l’impression d’être dans les années 20. Le tollé qu’elle provoque n’est pas seulement dû à son action politique, mais parce qu’elle est une femme noire.
L’un des grands thèmes de Vernon Subutex, c’est la crise de la cinquantaine et comment on arrive à se réinventer professionnellement. Tu évoques ce genre de situation sur ton disque, Nekfeu, quand tu parles de ton père.
Nekfeu – Jeter des gens du marché du travail parce qu’on les considère subitement inutilisables, c’est inacceptable. Mon père travaillait dans l’action sociale, il a consacré sa vie à ça et s’est fait jeter comme un malpropre. Notre société a un problème avec le rapport à l’âge et à la vieillesse. Est-ce qu’en vieillissant on devient jetable ?
Sexuellement aussi, il y a une date de péremption. Et principalement pour les femmes, non ?
Virginie Despentes – C’est une des caractéristiques de la société actuelle. Tu n’as plus de place sur le marché de l’emploi, du coup tu n’as plus de logement et tu n’as plus de place sur le marché de la séduction. C’est bizarre, une société qui déteste ses vieux. Qui déteste ses vieux et qui les garde en vie le plus longtemps possible. A partir de 50 ans, tu n’as plus de place pour rien. Ça va aussi de pair avec cet investissement idéologique, capitalistique, sur la jeunesse. Le teenager est un bon produit pour la pub. Tu ferais de la pub ?
Nekfeu – On m’a déjà proposé de faire du placement produit pour des cigarettes électroniques. (rires) J’ai refusé, mais tout dépend. Si Nike ou autre m’offre de l’argent pour un concert, je dirais sûrement oui. Avec cette thune, je ferais quelque chose de bien.
Quand tu vois Akhenaton faire la pub de Coca-Cola, ça te fait quoi ?
Nekfeu – Ça m’interroge. Mais ça m’énerve que l’on exige un degré de pureté supérieure pour le hip-hop. On ne disait rien à Gainsbourg quand il faisait Monsieur de Fursac, ni à Iggy Pop pour Le Bon Coin.
Virginie Despentes – En même temps, on est toujours un peu content qu’Iggy prenne de l’argent ! (rires)
C’est plus difficile pour toi, Virginie, d’écrire sur des personnages plus jeunes ? Comment rends-tu crédible le passage sur la jeune fille qui veut porter le voile ?
Virginie Despentes – Je vois pas mal de jeunes. J’essaie de comprendre comment ils réfléchissent, ce qui se passe dans leur tête. J’entends ce qu’ils me disent. Puis je m’imprègne. Mais tout passe dans un même flux d’écriture. Concernant la question du voile, je crois que la démarche est sincère chez certaines filles. Ça peut aussi être une façon d’avoir 20 ans. On parle souvent de Diam’s et, au-delà, de la religion, je comprends son désir de sortir de la féminité normative. Je ne fais pas la même chose mais je comprends.
Nekfeu – J’aime beaucoup Diam’s. Je trouve qu’elle apporte quelque chose à ce genre de débats. Je la trouve sage. Elle veut l’unité. A l’heure de l’égocentrisme et du narcissisme, je respecte les gens qui font le choix de la spiritualité. Quels sont tes auteurs préférés?
Virginie Despentes – Bukowski ! Et Bolaño. Il est mort en 2003, il te plairait beaucoup, c’est très poétique. Mais Bukowski est celui que je relis le plus. Il est vraiment bienveillant. Quand tu sors d’un de ces bouquins, tu te sens bien, comme si quelqu’un t’avait tapé sur l’épaule.
Nekfeu – J’adore Bukowski aussi car il permet de t’ouvrir sur d’autres écrivains. C’est grâce à lui que j’ai lu John Fante. Mon plus gros choc reste la découverte de Céline. On m’avait toujours dit que c’était un auteur classique et en ouvrant Voyage au bout de la nuit, j’ai découvert du langage parlé, de l’argot. C’est très violent, limite gênant. L’écriture, c’est de l’émotion. Tolstoï prenait des libertés avec la syntaxe, et j’adore ça. C’est pareil dans le rap. Je n’aime pas que les rappeurs refusent leur condition d’artiste. Pour moi, certains textes de Booba ont une vraie valeur littéraire. Le rap, même dans sa forme la plus bête, vulgaire et outrancière, ça reste de la poésie.
Virginie Despentes – L’année dernière, j’ai vécu un vrai truc avec Kaaris. Dans une boutique passait un morceau où il dit : “Je suis dans la cuisine, tu bouffes ce que je te prépare”. Il doit le répéter quinze fois. Ça m’a obsédée. J’ai écouté d’autres morceaux et en fait il n’y a pas un sujet sur lequel il ne te brise pas le cœur. Ça fonctionne bien, il y a une cohérence. Au début, c’était une curiosité, je me disais que le mec avait un problème, qu’il n’allait pas bien. Finalement, ça me fait penser à la musique oi! des années 80. Un truc de skinhead mal produit. Il a des formules, un son, une brutalité.
Nekfeu vient de sortir son premier album solo, Feu (Polydor).
Virginie Despentes est l’auteur de Vernon Subutex, trilogie dont le tome 2 a paru début juin chez Grasset.
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