Ce sont les plus flamboyants cocus de l’histoire, l’indifférence et la poussière auraient pu les ensevelir à jamais sans le miracle des rééditions qui les ramènent aujourd’hui en pleine lumière. Bienvenue dans le monde tragique, impitoyable et fascinant des trésors cachés de la musique. Cette semaine : Henri Crolla.
Henri Crolla Le Long des Rues, Bonsoir Chérie et C’est pour toi que je joue
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Sortis sur le label Vega en 1957 et 1958.
Réédités en 2009 (avec 11 inédits composés pour le cinéma) sous le titre Le Long des rues (2 CD) chez Emarcy/Universal
Ce sont des enregistrements qui, pendant trop longtemps, circulèrent sous le manteau : on se les refilait de la main à la main, loin des circuits officiels d’un marché du disque qui semblait avoir oublié à jamais leur existence. Gravés en 1957 et 1958, Le long des rues…, Bonsoir Chérie et C’est pour toi que je joue, trois LP du guitariste Henri Crolla (1920-1960), font enfin l’objet d’une réédition groupée sur un double CD, sorti dans l’inestimable collection « Jazz in Paris ». C’est un immense soulagement. Comme tous ceux qui, par l’entremise d’une âme bien intentionnée, avaient eu l’insigne honneur de les recevoir en offrande, je m’étais tant bien que mal appliqué à faire découvrir ces purs instants de grâce autour de moi. Mais pour gratifiante qu’elle soit (voir une oreille complice fondre devant de telles merveilles provoque toujours un frémissement particulier), ce genre d’activité clandestine apporte à la longue son lot de lassitude et d’impatience. Parce que des trésors de ce calibre ne sont pas faits pour être indéfiniment partagés ainsi, en loucedé, même dans l’intimité forcément [attachment id=298]douillette des amitiés mélomanes, même dans la secrète intensité de ces nuits où quelques breuvages corsés, quelques présences bienveillantes et quelques musiques plus vivantes que la moyenne suffisent à refaire le monde.
Henri Crolla sort donc enfin des geôles de l’oubli, et le parfum de scandale qu’exhalait cette mise à l’ombre forcée s’évapore instantanément dans la chaleur que diffuse sa guitare. Car pour ce Napolitain de naissance, qui grandit dans cette « zone » de la porte de Choisy où s’entassaient migrants et nomades, la musique ne pouvait être source de froideur et d’amertume. La faute, sans doute, à un patrimoine génétique et à une éducation familiale qui lui interdisaient de répondre à l’indigence autrement que par l’ardente célébration des choses vraies – l’amour, l’amitié, et tous ces autres bons plaisirs qui font la juste fortune d’une vie d’homme. La faute, aussi, à ces gitans aux poches vides mais aux mains pleines de musique qui, dans leur campement voisin, l’accueillirent comme l’un des leurs et l’initièrent à leur propre conception du bonheur et de la liberté. Parmi eux, il y eut un certain Django Reinhardt, aux côtés duquel Crolla, dit-on, refusait de pincer ses cordes : l’immense respect qu’il vouait au génie manouche le dissuadait de faire chanter son instrument. Cette modestie vraie, qui aura étendu sa tendre patine jusque sur son jeu de guitare, étranger à toute forme d’esbroufe, ne l’aura pas empêché de suivre un chemin pavé de belles rencontres et d’éclatants faits d’armes – de son intronisation au sein du groupe Octobre des frères Prévert à ses prestations remarquées dans les clubs de jazz de Paname, de ses activités de porteur d’eau pour Yves Montand, Mouloudji ou Marie Laforêt à son rôle de mentor, généreusement joué auprès d’artistes aussi variés que le compositeur Jean Barraqué, la méconnue Nicole Louvier ou le tout jeune Jacques Higelin, de son compagnonnage fertile avec le musicien et musicologue André Hodeir à ses très nombreuses créations pour le cinéma.
Le Crolla jazzman, leader sensible de formations à géométrie variable, on l’avait déjà redécouvert dans trois volumes de « Jazz in Paris », où on pouvait l’entendre ferrailler avec Stéphane Grappelli, Martial Solal, Maurice Vander ou René Urtreger. Le double CD paru ce printemps est fait d’une eau plus fraîche et limpide encore, qui le saisit dans la quintessence de son art. C’est l’art d’un flâneur et d’un observateur amoureux du temps qui passe, des villes grouillantes de vie et de poésie, du charme volatil des chansons que les hommes de son époque semaient dans les rues et les terrains vagues. Dans le 25 cm Le Long des rues (1957), Crolla, accompagné par un orchestre, revisite ainsi huit ritournelles qui célèbrent le « Paris au cœur tendre » de Léon-Paul Fargue, de Jacques Prévert ou de Robert Doisneau. Quand on l’entend ramener A Paris dans chaque faubourg, Sous les ponts de Paris ou Revoir Paris à leur plus troublante nudité mélodique, on comprend que la guitare d’Henri Crolla est tout simplement l’une des plus grandes chanteuses qu’il nous a jamais été donné d’entendre. Tout au long de ses douze titres, Bonsoir Chérie (1958) se penche quant à lui affectueusement sur les années 30, berceau de mélodies populaires (Vous qui passez sans me voir, Le Chaland qui passe…) que Crolla, d’un doigt toujours économe et inventif, rhabille de dentelles.
Et puis il y a C’est pour toi que je joue (1958), uniquement composé de morceaux originaux, auquel on voue une affection singulière. Pour son titre, d’abord, qu’il est inutile de commenter – Crolla joue là pour toi, oui, et ce tutoiement n’est pas celui, écrasant de putasserie, qu’on t’inflige sur MySpace, mais bien celui qu’on réserve comme un présent aux vieux frères, aux amis ou aux amours de toujours. Pour la bienheureuse solitude, aussi, dans laquelle sa guitare scintille ici – cette guitare couleur d’ambre, douce et sensuelle comme l’épaule d’une femme frôlée par le soleil, dont on n’aura guère retrouvé le son que chez le divin Brésilien Luiz Bonfá. Pour tout ce que ces treize miniatures, dépassant rarement les deux minutes, renferment comme fabuleuses étreintes entre la musique napolitaine et les fugues de Bach, le blues et la valse, la poésie fauve des manouches et les harmonies bleutées du jazz. Pour la finesse d’évocation de Porte de Choisy, aussi, somptueuse deuxième plage qu’on écoute et réécoute comme une confidence sans cesse renouvelée, exposant dans l’écrin ciselé de ses 133 secondes tout ce qui fait la richesse de la mémoire d’un homme, déroulant dans un murmure un fil mélodique sur lequel semblent se poser et deviser les oiseaux passants du souvenir.
Avant qu’un cancer le foudroie dans sa quarantième année, Henri Crolla aura ainsi dispensé sans compter les bienfaits d’une existence accordée aux plus vives beautés de la musique. Parmi les onze enregistrements inédits pour le cinéma qui complètent ce double CD, on le découvre même chanteur – un chanteur dont les touchantes maladresses rappellent la ferveur vocale malhabile de l’Ecossais Davy Graham, autre humble héros de la guitare. Même là, même dans ces esquisses imparfaites, s’éploie la joie intime d’un être qui aura goûté sans modération aux délices supérieurs qu’offre l’amour de la musique. « On a souvent dit de moi que j’étais toujours heureux, déclarait-il dans un entretien accordé en 1955 à Charles Delaunay. C’est vrai ! C’est parce que je suis heureux qu’il m’est arrivé des choses miraculeuses. » Et c’est parce qu’elle tombe entre les mains d’hommes heureux comme Henri Crolla que la musique elle-même accède parfois à la dimension rare d’un miracle.
Deux extraits de Piccolo Sole, le documentaire que le réalisateur italien Nino Bizzarri a consacré à Henri Crolla
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