Ce sont les plus flamboyants cocus de l’histoire, l’indifférence et la poussière auraient pu les ensevelir à jamais sans le miracle des rééditions qui les ramènent aujourd’hui en pleine lumière. Bienvenue dans le monde tragique, impitoyable et fascinant des trésors cachés de la musique : cette semaine, Henri Mancini avec Two For the Road.
Henry Mancini Two For The Road
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Sorti sur RCA en 1967
Réédité en 1998 chez BMG Music Spain
Réédité en 2000 puis 2005 (version remasterisée) chez BMG Japan
[attachment id=298]Bien sûr, Henry Mancini n’a jamais eu le profil d’un musicien maudit, ni le destin d’un pauvre hère broyé par l’industrie musicale. C’est même avec tous les titres de gloire d’un beautiful winner que le compositeur de BO, arrangeur et chef d’orchestre américain s’est éteint en 1994 dans sa demeure de Beverly Hills. A son actif : une discographie de plus de 90 références, un tombereau de trophées à faire plier un dessus de cheminée en marbre (vingt Grammy Awards et quatre Oscars, record absolu), la reconnaissance éternelle des professionnels du cinéma et de la télévision, l’admiration éperdue de ses pairs (dont les Beatles, qui le vénéraient) et une palanquée de mélodies tatouées à jamais dans la mémoire collective (le générique pétaradant de Peter Gunn, le score félin de The Pink Panther, les inoxydables Moon River, Day of Wine and Roses ou Nothing to Lose). Il n’empêche que, derrière cette vitrine de diamants logiquement surexposés, son œuvre abrite aussi nombre de joyaux moins reconnus, mais brillant de feux tout aussi aveuglants. La BO de Two For The Road figure parmi ces trésors de l’ombre. Comme souvent chez Henry Mancini, elle aligne une collection de pièces faussement légères, dissimulant une grande noblesse d’écriture sous les atours charmeurs et la nature désinvolte de l’easy-listening. Comme toujours avec lui, elle apporte surtout un contrepoint suprêmement harmonieux au projet pour lequel elle a été composée : en l’occurrence le film en état de grâce réalisé en 1967 par Stanley Donen (Singin’ in the Rain, Funny Face, Charade…) et magnifié par les présences d’Audrey Hepburn et d’Albert Finney.
Two For The Road relate avec une implacable acuité douze ans de la vie d’un couple, de la joyeuse ingénuité des premiers élans jusqu’à la réalité nettement moins reluisante du mariage (avec sa routine, ses orages, ses trahisons). Associant l’élégance mélodramatique d’un Douglas Sirk à la vigueur comique d’un Blake Edwards, le scénario virtuose de Frederic Raphael (qui, trente ans plus tard, traitera à nouveau des affres de la vie conjugale avec Eyes Wide Shut) et la mise en scène joueuse de Stanley Donen transforment cette chronique romantique en objet cinématographique hors norme, notamment grâce à une structure narrative qui brouille les pistes chronologiques en usant sans cesse du flash-back et du flash-forward. Déconcerté par ce découpage pas du tout orthodoxe, le public boudera le film, qui se contentera d’un solide succès critique. Quarante ans après, Two For The Road frappe pourtant par sa singulière perfection formelle : c’est une partition magistrale, aux accents tour à tour primesautiers et déchirants, qui parvient à saisir en images l’indicible musique du temps qui passe et la mélodie fragile mais entêtée du sentiment amoureux.
Le génie d’Henry Mancini aura été de donner corps à cette partition, notamment avec le thème principal de la BO, décliné sur disque en trois versions (une avec chœur, deux instrumentales) pareillement vertigineuses. Cette ritournelle crève-cœur, que son auteur plaçait lui-même au premier rang de son répertoire, exhale dès les premières mesures cet obsédant parfum de mélancolie qui enrobe tout le film de Stanley Donen. L’émotion, chez Mancini, n’est pas fabriquée : elle est le fruit logique de sa science harmonique, mélodique et orchestrale, l’enfant naturelle de sa passion pour l’artisanat de la composition. Elle jaillit des mains d’un homme qui n’a jamais voulu résister à toutes les voluptés du geste musical. Bien que condensé en une vingtaine de minutes, le reste de la BO décline du reste les multiples facettes d’un art épicurien, porté sur l’exploration gourmande de tous les genres : jazz en costume de soirée (Something for Audrey) ou en habit de fête (The Chaser), clins d’œil enamourés à la France (le film de Stanley Donen, construit comme un road-movie, se déroule dans nos provinces), digression latino (Something Loose), surf-music hérissée de cuivres (Congarocka, The Donk), pop bordée de cordes (Happy Barefoot Boy), bibelot orchestral pour relais-château (Domain St. Juste). La musique d’Henry Mancini papillonne d’un registre à un autre sans jamais revêtir les couleurs artificielles du pastiche ou du « à la manière de ». Le compositeur n’est pas un caméléon adepte du transformisme, mais un polyglotte qui s’adonne sans réserve aux jeux de langage que son savoir lui autorise : il s’approprie tous les idiomes avec son propre accent, son propre phrasé, sa propre pensée, sa propre sensibilité. Les amateurs de « grande musique » et de soundtracks monumentaux trouveront peut-être que cette BO manque d’épaisseur ou de profondeur. Mais c’est précisément dans l’effleurement amoureux et dans la caresse suggestive qu’Henry Mancini, ennemi du pathos et des grandes orgues comme Stanley Donen, excellait. Avec Two for the Road, il a hissé son humble et généreuse musique au rang d’art majeur : résonne ici la parole inimitable d’un poète secret, dont la fantaisie restée intacte se reconnaît instantanément au milieu d’une maîtrise confondante.
Le thème (orchestral) de Two For The Road, illustré par des images du film de Stanley Donen
Le même thème (avec chœurs) sans images :
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