Ce sont les plus flamboyants cocus de l’histoire, l’indifférence et la poussière auraient pu les ensevelir à jamais sans le miracle des rééditions qui les ramènent aujourd’hui en pleine lumière. Bienvenu dans le monde tragique, impitoyable et fascinant des trésors cachés de la musique.
Duncan Browne
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Give me take you
Sorti sur Immediate en août 1968
Réédité en 2000 chez Sanctuary avec cinq inédits
Réédité en 2009 chez Cherry Red avec dix inédits
Inenvisageable de débuter une série sur les trésors cachés autrement que par ce disque, qui aux yeux éblouis de tous ceux qui l’ont entendu constitue l’une des plus belles prises du genre. Son auteur, l’Anglais Duncan Browne, 21 ans au moment des faits, tarde pourtant à voir son nom gravé sur les mêmes frontons que celui de Nick Drake et quelques autres martyrs d’une époque qui les ignora avec autant de force qu’elle sanctifia des brasées de baltringues aujourd’hui dévalués. Disparu en 1993 des suites d’un cancer, Browne n’aura même récolté les deniers d’un culte désormais grandissant, depuis qu’une première réédition il y a neuf ans exhuma son chef-d’œuvre d’un incroyable et incompréhensible oubli. Il faudra un jour que l’on nous explique l’inégalité des chances qui fait que certains disques connaissent la postérité pendant que leurs jumeaux croupissent dans les catacombes de l’histoire. Dans le genre, Give me take you est un modèle. Lorsqu’il atterrit chez les disquaires, au mois d’août 1968, l’album qui trône à la première place des charts britanniques n’est autre que Bookends, monument de délicatesse baroque et de folk affecté signé Simon & Garfunkel. L’écoute simultanée de ces deux disques aux fortunes diamétralement opposées, faites-en l’expérience, résonne comme une évidente farandole majestueusement suspendue au-dessus de l’Atlantique. Ménestrel égaré dans l’Angleterre psychédélique, perdu dans des rêveries médiévales où Lancelot du lac et Guenièvre occupent plus d’espace que la dernière pédale fuzz, Duncan Browne n’est pourtant pas seul au monde. Il est chaperonné par l’un des hommes les plus influents de la décennie, Andrew Loog Oldham, entre autres manager des Stones, qui a attiré très tôt dans les filets de son label Immediate ce petit prodige à l’érudition classique et aux manières désuètes. A l’époque, en 1967, Browne appartient à un duo folk nommé Lorel en compagnie de Davy Morgan, un rescapé des griffes du maboul producteur Joe Meek. Avant même d’avoir pu sortir un single, le très beau Here and now qui n’existe qu’à l’état de démo, Morgan est déjà parti voir ailleurs, laissant la voie libre à Browne pour un album sous son propre nom. Il embauche alors David Bretton, un camarade de promotion de la Royal Academy of Music and Dramatic Art où il a étudié quelques années auparavant, pour écrire des textes sur les mélodies graciles qu’il aligne avec une facilité désarmante. Andrew Loog Oldham, pourtant d’ordinaire si interventionniste, avouera à propos de Give me take you : « Il y a écrit « produit par Andrew Loog Oldham » sur la pochette, mais tout ce que je me suis borné à faire, c’est réserver un studio et contempler la magie de ce garçon opérer. Et magie il y eût… » En effet, chaque chanson, chaque seconde même de Give me take you est un émerveillement, une illusion, un miracle. Il ressemble beaucoup à l’album solo qu’aurait pu écrire McCartney s’il avait été libéré plus tôt des Beatles et s’il avait décidé d’agrandir la famille de Eleanor Rigby. Mais la grande particularité de l’album, c’est le style de guitare singulier employé par Browne, fin connaisseur de Bach et Haendel, qui compose et interprète sur l’instrument la plupart de ses morceaux comme s’il s’agissait de fugues pour clavecin. Il y a bien sûr du véritables parties de clavecin sur le disque – on y entend également de la harpe, des cuivres, des flûtes diverses et tout l’ornement habituel de la Baroque pop -, mais c’est avant tout cette charpente de guitares acoustiques virtuoses qui en accentue la distinction. Duncan Browne se distingue également du lot en évitant d’encombrer ses chansons d’effets psychédéliques – certaines drogues n’étaient heureusement pas parvenues jusqu’à lui -, préférant convoquer une vaste chorale classique qui surgit telle une apparition divine dès l’intro et s’infiltre par la suite dans quasiment chaque morceau, tel un fil d’Ariane spirituel contribuant à l’anachronisme assumé du propos. Certes, ce premier album de Duncan Browne appartient à la même famille distinguée que le Village Green des Kinks, Odessey & Oracle des Zombies, les albums de Nirvana, Sagittarius et autres Left Banke, mais au sein même de cette rivière de diamants il est un joyau qui brille d’un autre éclat, solitaire et peut être plus précieux que tous les autres. Oldham se retrouva bien embarrassé avec cet album bouleversant mais tellement hors du temps, d’autant qu’à l’époque les finances de Immediate commençaient déjà à battre de l’aile, si bien que le taulier précipita de façon un peu gaillarde la fin de l’enregistrement et lui accorda à sa sortie autant de promotion que s’il s’était agi d’une œuvre dodécaphoniste ou d’un concerto pour marteaux-pilons. Et c’est d’ailleurs vers ces derniers qu’impitoyablement le disque sera dirigé, les quelques exemplaires ayant survécu au massacre faisant depuis la fortune de leurs chanceux propriétaires. Après cet échec, Browne devra patienter cinq ans avant de publier un second album, le tout aussi recommandable Duncan Browne (1973) qui contient son seul hit anglais, Journey. Durant l’intervalle, il a collaboré aux arrangements d’un single de The Nice et, surtout, il a co-habité un temps avec l’ancien chanteur des Zombies Colin Blunstone. Oui, sous le même toit d’Ennismore Terrace à Londres, les deux plus belles voix et les deux compositeurs les plus fins de leurs temps ont furtivement fait voisiner leur génie. Et si Browne a collaboré de loin à Ennismore, le second album de Blunstone, on n’ose rêver pour ne pas se faire de mal au chef-d’œuvre ultime qu’ils auraient pu commettre s’ils avaient pour de bon conjugué leurs fluides. Au lieu de cela, Browne fera plus tard équipe avec Pete Godwin au sein des éphémères Metro, dont l’estimable premier album de 1977 contient la chanson Criminal world, que Bowie reprendra en 1983 sur Let’s dance. A sa sortie de Metro, Browne publiera deux autres albums FM où la magie s’était cette fois complètement dissipée. Il s’effacera à son tour ensuite du paysage, aussi discrètement qu’il y était apparu. Lors de la première réédition de Give me take you, le critique du Village Voice Richard Goldstein qualifia de « rock préraphaélite » la musique de Duncan Browne. C’est en tout cas à ce moment-là que sonna enfin l’heure de sa renaissance.
Christophe Conte
Quelques titres de Give me take you sont écoutables ici, malheureusement il n’y a pas d’images.
Duncan Browne – Alfred Bell
Duncan Browne – On The Bombsite
Duncan Browne – Dwarf In A Tree
Duncan Browne – Ninepence Worth of Walking
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