L’oreille en coin. Personnage inclassable dans la galaxie des baroqueux, Christophe Coin passe du violoncelle moderne à la viole de gambe sans l’ombre d’un remords. Car Coin est un pragmatique, capable de s’adapter à toutes les circonstances. Animateur fécond de la vie musicale en France, ce musicien aux multiples casquettes est surtout un interprète rayonnant. […]
L’oreille en coin. Personnage inclassable dans la galaxie des baroqueux, Christophe Coin passe du violoncelle moderne à la viole de gambe sans l’ombre d’un remords. Car Coin est un pragmatique, capable de s’adapter à toutes les circonstances. Animateur fécond de la vie musicale en France, ce musicien aux multiples casquettes est surtout un interprète rayonnant.
Si ce n’était les deux gamins qui gambadent dans l’appartement et font claquer leur balle orange sur le parquet, on douterait que Christophe Coin appartienne à la planète des hommes. Le géniteur des deux Michael Jordan en herbe est un homme sombre et réservé, muré dans quelque lointaine rêverie. Souvent les baroqueux sont ainsi : à la façon de certains chercheurs en sciences physiques, ils semblent perdus dans un monde de pensées où nul ne peut les atteindre. Passé la salle de séjour la pièce que les deux petits monstres ont transformée en Madison Square Garden , Christophe Coin vous introduit dans son salon de musique, une pièce d’allure studieuse, où l’on pressent que les jeux de ballon sont interdits. Là, tout n’est qu’ordre, calme et lutherie. Les différents objets rappellent les diverses activités du véritable musicien multicartes qu’est notre hôte. Les pupitres suggèrent la présence régulière, en ces lieux, du Quatuor Mosaïques, dont Coin est le fondateur et le leader une petite plaque sur la porte nous avait prévenus : le Quatuor en question a son siège social ici. L’invraisemblable collection d’instruments suspendus au mur renvoie aux activités solistes du locataire ainsi qu’à son goût immodéré pour l’histoire de la facture instrumentale. Les violes de gambe révèlent le gambiste, l’élève et partenaire privilégié de Jordi Savall. Leurs cousins modernes, aux hanches arrondies, évoquent le violoncelliste d’exception. Sans doute aussi, dans un tiroir, Coin a-t-il rangé la baguette avec laquelle il entraîne ses ouailles de l’Ensemble Baroque de Limoges.
Remettons un peu d’ordre : Coin fut d’abord violoncelliste et l’un des plus brillants de sa génération. Un musicien sensible, éloquent, raffiné. Il est devenu chef d’orchestre ensuite, moins par vocation que par une espèce de logique irréfutable particulièrement répandue chez les instrumentistes à cordes. « Je pense que les musiciens habitués à jouer de la basse sont mieux à même de comprendre l’harmonie ou la structure d’une œuvre : ils sont moins occupés que les violonistes ou les flûtistes et ont plus le temps d’y réfléchir ! C’est peut-être pour ça qu’en venant de l’alto comme Gardiner, du violoncelle comme Harnoncourt ou Toscanini, de la viole comme Savall, de la contrebasse comme Koussevitzky, on peut facilement devenir chef d’orchestre. Je suis d’ailleurs plus à l’aise pour expliquer un coup d’archet à un violoncelliste qu’un phrasé à un hautboïste. C’est plus dans ma nature. »
N’empêche. Avec autant d’instruments amassés au sol que suspendus aux clous et autant d’épaves, éclisses, archets que de spécimens entiers, on frise la sculpture à la Arman. Dans ce fourbi soigneusement ordonné, un instrument retient particulièrement l’attention : c’est un violoncelle baroque à cinq cordes, celui-là même qui a servi au chef instrumentiste pour réaliser l’anthologie de cantates de Bach dont le dernier volume paraît ces jours-ci. « Enregistrer ces Cantates avec violoncelle piccolo est un projet que j’avais en tête depuis longtemps. Le prétexte m’en a été fourni quand j’ai eu la chance d’acquérir ce violoncelle à cinq cordes de l’époque de Bach. Aujourd’hui, même si l’on ne vous regarde plus d’un air aussi effaré qu’il y a dix ans quand vous déclarez
vouloir enregistrer des Cantates de Bach notamment grâce au travail de Philippe Herreweghe au Festival de Saintes qui a prouvé qu’il y avait un public pour cette musique , les choses ne vont pas encore de soi : la maison de disques était quand même rassurée de savoir que la thématique tournerait autour du violoncelle. » Ladite maison de disques peut se réjouir : l’opération a plutôt bien marché. Cette stratégie sélective ce choix de neuf cantates peu connues, émaillées de solos angéliques a permis aux trois CD d’échapper à l’anonymat et de glaner quelques beaux lauriers critiques et publics. Ce succès tient aussi, à l’évidence, aux conditions particulières dans lesquelles les enregistrements ont été conçus : dans une petite église est-allemande, non loin de Leipzig, dotée d’un vieil orgue baroque Silberman. « Tout cet environnement nous a inspirés et nous a donné une autre lumière sur la musique de Bach. Je crois que le public l’a senti. »
Cette façon de circonscrire son champ d’action, de ne pas viser trop loin, trop haut, est très emblématique de Coin : cette modestie essentielle doublée, sans doute, d’une claire conscience de son talent est sans doute ce qui imprime à son visage cette espèce d’atonie permanente. De même, lorsqu’il prit en 1991 la direction de l’Ensemble Baroque de Limoges, ne lui assigna-t-il que des ambitions mesurées, notamment en termes de répertoire. Quand la plupart des formations baroques paraissent aujourd’hui vouloir se rendre intéressantes par tous les moyens légaux tâter du contemporain, jouer Wagner sur instruments anciens , l’ensemble limougeaud reste fidèle à quelques objectifs simples et presque décevants. « On ne va pas faire concurrence à l’Orchestre des Champs-Elysées (celui de Philippe Herreweghe) ou à d’autres orchestres internationaux du même type. Déjà, l’appellation d’Ensemble Baroque que je ne souhaitais pas mais que je ne suis pas en position de remettre en cause m’oblige à mettre l’accent sur la musique des xviie et xviiie siècles : c’est-à-dire jusqu’à Haydn, Mozart, les fils de Bach et éventuellement les Symphonies pour cordes de Mendelssohn. Mais pas au-delà. Cela m’intéresserait plus de commander des œuvres à des compositeurs contemporains, comme Klaus Huber ou György Kurtag, autour d’un instrument baroque comme le baryton, un peu à l’image de ce qu’a fait l’Ensemble Fretwork autour de la viole (l’ensemble anglais a commandé une série de pièces à des compositeurs actuels sur le modèle des Fantaisies pour violes de Purcell). Mais diriger Schumann ou Brahms à Limoges, non, cela ne concerne pas mon travail là-bas, même si je peux le faire à titre personnel, dans d’autres cadres. » Christophe Coin ne s’en est pas privé : il fut l’un des premiers baroqueux à fustiger le « snobisme » des instruments d’époque et à oser fricoter avec des orchestres modernes, dont la plupart des membres n’avaient jamais vu de cordes en boyau de leur vie. L’élève d’Harnoncourt et de Savall partant diriger l’Orchestre des Pays de Savoie : à l’époque (1991), cela jeta un certain froid dans le Landernau un peu comme si Jean-Pierre Léaud décidait d’aller faire un tour du côté de chez Claude Lelouch.
Et si Christophe Coin n’avait tout simplement pas d’ego ? Et si cet homme qui, le jour de l’entretien, ne quitta pas ses charentaises de toute la conversation et ne fit pas le moindre effort pour donner une image tant soit peu gratifiante de lui-même, n’avait tout simplement aucun souci de plaire, sinon musicalement ? Quelques noms viennent ici à l’esprit : ceux de Bach et Haydn, les deux auteurs auxquels Coin a consacré les plus constants efforts discographiques (une intégrale des quatuors d’Haydn est en cours avec son Quatuor Mosaïques). Celui d’Harnoncourt, son maître, l’homme qui le premier l’a formé aux rudiments baroques et l’a accueilli au sein de son Concentus Musicus. Autant d’hommes austères et un peu rogues, qui dissimulent des trésors de fantaisie derrière une façade de granit. Il n’est pas étonnant que Coin ait choisi ces hommes pour héros (« Haydn est le pain quotidien, la céréale essentielle », dit-il). Il est l’un d’eux, il ne révèle ses charmes qu’à ceux qui savent l’écouter.
Aussi n’est-on pas franchement surpris de piocher dans son activité musicale une gâterie comme Viento es la dicha de amor. Cette « zarzuela » baroque l’équivalent espagnol de nos opérettes , signée José de Nebra, avait été exhumée par Coin en 1992 dans le cadre de « Madrid, capitale culturelle de l’Europe ». Cela tombe bien : son label, Auvidis, dispose justement d’une collection de zarzuelas du xxe siècle, où cette pochade du xviiie s’est naturellement intégrée. Pour tout dire, ce Viento es la dicha n’a d’espagnol que le nom : hors quelques ségédilles et crépitements de castagnettes, c’est une œuvre essentiellement italienne. Mais c’est un régal d’invention, d’airs de bravoure et de roucoulades, que le violoncelliste dirige avec une verve qu’on ne lui soupçonnait pas. Christophe Coin est un homme tempéré, mais c’est un musicien fougueux : on préfère ça à l’inverse.
Christophe Coin, José de Nebra, Viento es la dicha de amor (2 CD Valois/Auvidis) ; Jean-Sébastien Bach, Cantates BWV 41, 6, 68 (Astrée/Auvidis) ; Jean-Philippe Rameau, Cantates profanes & Pièces en concert (Fnac Music/WMD).
Jacques-Emmanuel Fousnaquer