Les trentenaires et quadras du rap vont-ils durer aussi longtemps que les Rolling Stones ? Comment vieillir en faisant du hip-hop ? Enquête sur une possible schizophrénie.
« Si je trouve mon compte dans le rap français, ce n’est plus chez les gens de mon âge, annonce Grain 2 Caf, 33 ans, du groupe parisien Octobre Rouge. Ce serait plutôt chez des types de 20 piges, un peu bruyants ou manichéens, mais qui sonnent juste parce que c’est exactement leur vie qu’ils racontent.” Cette réflexion a de quoi surprendre dans la bouche d’un trentenaire qui a grandi en écoutant NTM, Idéal J ou les X-Men.
Mais elle illustre le décalage qui existe entre les auditeurs adultes biberonnés aux sources du rap français et la production actuelle de leurs anciens héros, qui semblent avoir du mal à se défaire des attitudes et discours inventés au creux de l’adolescence. Sur les ondes, la machine hip-hop sonne parfois un peu faux. Il y a le trentenaire qui joue au daron, prêche une morale austère et ne tripote même plus les filles dans ses disques. Petit, la vie c’est pas ce que tu crois : respecte les filles et arrête le shit ! Derrière ses textes qui convoquent respect et écologie, on suit l’agenda médiatique : pour Haïti quand c’est l’heure, contre Le Pen le reste du temps. Les médias adorent.
En face, il y a le quadragénaire gamin qui n’a pas décroché de ses histoires de cité, alors qu’il vit au calme avec ses enfants qu’il conduit à des goûters d’anniversaire chaque samedi. Ses rimes sentent le mauvais shit qu’il vendait il y a quinze ans mais font mine d’être celles du méchant dealer d’en bas. “C’est de la schizophrénie, ironise Grain 2 Caf. Les types ont du recul mais continuent à rapper sur des thèmes figés avec un regard d’ado.” Cela pose la question de la nature du rap : est-il un exercice aux figures imposées ou la mise en mots d’un regard, d’une réalité propre à son auteur ? “La trentaine, c’est le grand réveil, assume Grain 2 Caf. Tu n’es plus le superhéros que tu jouais dans tes textes à 16 ans et ce n’est pas évident à admettre.”
[attachment id=298]L’insouciance et la fougue que trimballe le rap français depuis ses débuts s’accommodent mal d’un passage à l’âge adulte qui fait surgir d’autres réflexions sur d’autres sujets, découvrant la nuance, le recul. Des saveurs que certains peinent à intégrer à leurs textes, par pudeur sans doute, comme irrémédiablement marqués par les versets radicaux de leur adolescence. Les rimes d’Oxmo Puccino ont depuis longtemps éclaté ces barrières étroites et le rappeur y décèle surtout un challenge : “NTM ou IAM sont les premiers anciens du rap, les premiers à faire cette expérience de l’âge. Tout est donc à construire, nous sommes en plein dedans. Il me tarde de voir ce que ça donnera quand on aura la soixantaine.”
La professionnalisation du milieu n’est pas étrangère à cet état de fait, forçant à un certain conformisme : “Lorsque le rap est devenu commercial, les artistes ont eu le choix entre produire un discours que le public apprécie ou rester sur une ligne artistique propre, moins prometteuse commercialement. Le choix n’est pas évident”, détaille Oxmo. Dans ce cross-over forcé, certains auront perdu un peu de plume(s) et d’authenticité, même s’ils demeurent, derrière le masque, les mêmes trentenaires que ceux qui ont grandi en les écoutant. Et ont, comme eux, des problèmes d’adultes et des réponses d’adultes mais parfois des textes d’ados…
Ce ne sont pourtant pas les thèmes qui manquent : à entendre Kool Shen évoquer en interview son rôle de père ou ses désillusions de b-boy noirci avec l’acuité d’un écrivain, à écouter Kery James réfléchir tout haut à l’évolution du rap dans le couloir d’un studio, on se demande où sont passées ces visions lorsque sortent les disques. A la place, on trouve des refrains au sirop. “C’est paradoxal, analyse Grain 2 Caf. Beaucoup se refusent à mettre dans leur rap la subtilité et les contrastes de leur vie. A 30 ans, tu as vécu, réfléchi, tu n’es plus noir ou blanc. On a du métier, mais on ne s’en sert pas.”
Pour JoeyStarr, cette expérience est en effet une clé : “Le fait d’avoir 50 piges a plutôt tendance à enrichir ce que tu fais, nous sommes le produit de nos expériences, profitons-en. Le nier en se faisant passer pour un gamin est un mensonge…” Peut-être la nature même du rap interdit- elle, aux yeux de certains, des contingences autres que le cri primal de ses origines. Sinik ou Booba jurent régulièrement qu’ils lâcheront le micro en prenant de l’âge.
[attachment id=298]C’est aussi ce qu’insinuait Kool Shen en 2004, annonçant sa retraite dans Radikal : “Je ne toucherai plus les jeunes générations en continuant. Or, le rap est aussi fait pour ça. Il y a cette utopie, cette rage. Le dernier album d’IAM, des gens de mon âge, ne m’a pas intéressé.” Booba, la trentaine passée, insiste aussi sur les valeurs de la culture rap : “C’est une question de performance. Il faut être le meilleur. Si je ne le suis plus, j’arrête.” La quarantaine rugissante, JoeyStarr marque son étonnement : “Je ne comprends pas ceux qui disent : encore un album et j’arrête. Quand je fais de la musique, je pratique la transe, je ne sais pas quand je vais m’arrêter. Ils n’ont pas la maturité d’un musicien qui, lui, ne se prend pas la tête : tant que ça sort, il continue.”
Plus que tout, c’est un horizon qui manque. Implantée récemment en France, cette jeune culture n’a pas encore produit de rappeur quinquagénaire qui raconterait sa vie avec du style et des cheveux blancs. Pour Grain 2 Caf, c’est capital : “Ça existe dans le rock, pas encore dans le rap. Les mecs freinent avec l’âge parce qu’il est difficile de se projeter dans ce truc inédit.” Le temps de s’inventer un futur : “Toute musique met du temps à affirmer son identité. C’est aussi le cas du rap”, renchérit Oxmo.
Question de temps, donc, mais aussi question d’angle. Naviguant du particulier à l’universel, la discographie d’Oxmo Puccino touche un public adulte bien au-delà du rap : “Mes textes ne sont pas ancrés dans une situation sociale ou politique précise, mais dans mon évolution propre”, détaille le rappeur. “L’amour, le premier enfant, le divorce sont des choses qui parlent à tous les hommes mais que tu ne vis pas à 15 piges.” C’est aussi ce qui a conduit Grain 2 Caf à baptiser son album Thomas Traoré, son vrai nom : “J’ai un boulot, un enfant… C’est cette vie que je raconte, pas celle d’il y a quinze ans.”
Avec distance, lucidité ou humour, une poignée d’artistes attestent ainsi de l’impossibilité de réduire le rap à une rage brute incapable de grandir : Casey, Psykick Lyrikah, l’absurde Grems, Booba, Rocé, Chiens De Paille ou La Rumeur. Akhenaton, lorsqu’il ne se laisse pas aller à des comptines pour chambre d’enfant ; Kool Shen, lorsqu’il regarde dans son rétroviseur brisé. Contrairement à ce qui a longtemps été dit, le rap n’est pas une musique de jeunes mais une musique de gens vivants.
Là où certains raccrochent les gants, ces irréductibles ont vécu et vivent encore, saisissant sur disque une réalité qui ne se fige jamais. A l’approche de la quarantaine, leur dessein n’est plus de draguer les mômes avec des discours auxquels ils ne croient plus mais de représenter aussi ceux qui, comme eux, ont grandi sans tomber dans le gouffre, ont manipulé des samples ou livré des pizzas, vendu un peu de shit, fait des études, fondé une entreprise ou une famille. Ces roses noires qui, il y a vingt ans, écoutaient Le Monde de demain en fumant des joints et remboursent aujourd’hui, eux aussi, leurs erreurs de jeunesse, leurs rêves et leurs poumons !