En Bohême, la vie des Tziganes ne montre aucun signe extérieur de romantisme. Les gens du voyage habitent désormais d’affreux logements construits par les communistes, où le quotidien se conjugue avec racisme et précarité. Dans cet environnement uniformément gris, la musique de Vera Bílá & Kale fait l’effet d’un rayon de soleil, d’autant plus pénétrant qu’à la ferveur ancestrale sont venues se marier la pop occidentale et la sensualité latine.
Ses phrases commencent souvent par « Si j’avais de l’argent… » mais ne finissent jamais. Ou s’abîment dans un long soupir que libère son corps de montgolfière avachie. Dans un fauteuil recouvert d’un vieux plaid, elle fume des Petra et les anneaux de chair qui se pressent autour de son cou la font ressembler à la chenille d’Alice au pays des merveilles vu par Disney. La cuisine est son royaume : plusieurs épaisseurs de tapis aux tons appauvris déroulés sur le linoléum, du mobilier en formica imitation chêne rustique, des pots de lierre dont les boutures aux feuilles oblongues courent vers le plafond luisant de gras.
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La bouilloire pour le grog siffle tandis que Vera fredonne un air ancien. Fifina, le bâtard du voisin, bouffe des chips parfumées au lard sous le meuble supportant une antique télé noir et blanc qui fait neiger à Santa Barbara. Epinglée au-dessus de la porte ouvrant vers la chambre à coucher, une effigie dans les tons pastel de la Madone. Et plus loin un portrait de la maman de Vera, un peu Gladys Presley à Tupelo. Pour la mama, Vera pousse ses plus profonds soupirs, réserve ses chants les plus émus, raconte des souvenirs avec un soin attendri, l’œil embué. « Elle me battait souvent et jamais ne m’a fait le moindre compliment. Toujours elle me disait « Tu chantes faux. » Plus elle me critiquait, plus j’essayais de me dépasser. Puis maman est tombée malade et avant de mourir, elle m’a fait appeler à son chevet : « Verushka, ne m’en veux pas de t’avoir si souvent maltraitée. C’est toi la meilleure chanteuse, tu es la reine de tous les Roms… »
Cette semaine, la reine s’est offert une nouvelle robe, payée en laissant en gage sa carte d’identité à la mercière : en velours noir, avec une ganse de dentelle cousue à l’encolure. Elle montre ce qui sera sa prochaine tenue de scène aux invités. Son mari, les bras nus illustrés de tatouages polychromes en souvenir des trois années tirées en prison, pose sur la table des assiettes de charcuterie, de fromage, de grossières tartines de pain bis recouvertes de tranches de tomates, de rondelles d’oignons et de crème. Les bouteilles d’un vin blanc légèrement sucré s’ajoutent au banquet improvisé. Arrive Blanka, sa copine gadje qui habite à Svojkovice, petit bourg à la périphérie de Rokycany. Blanka tient la boutique des pompes funèbres de la ville bohême, à une heure de Prague. Elle quitte, dès que la mort des autres le lui autorise, son débit de cercueils et vient rejoindre Vera dans sa cuisine où les deux femmes échangent des recettes, se racontent les dernières nouvelles du pays. Vera soupire… Son fils adoptif âgé de 17 ans passe prochainement devant le tribunal pour un menu braquage.
Hier, Miroslav Sladèk, le président du parti républicain tchèque, a tenu un meeting électoral sur la grand-place pavée de Rokycany, entre la mairie et la vieille église. Ancien responsable de la censure au bureau fédéral de presse sous le régime communiste, Sladèk, devenu depuis le leader d’une extrême droite tirant parti des angoisses nées avec le passage à l’économie libérale, n’a qu’un souhait : que les Tziganes retournent en Inde. A pied, à cheval, en roulotte, peu lui importe. « Ils ne veulent pas travailler, ils profitent des allocations familiales et, avec un taux de représentation de 60 % au sein de la population pénitentiaire, constituent le principal foyer de criminalité dans le pays », assène à chaque intervention le député extrémiste. Dans la classe politique tchèque, on l’appelle Mister Bean en raison de son physique désespérément lambda, qui plaide pour une possible gémellité avec le comique anglais et parce que personne n’arrive ici à prendre au sérieux ce médiocre histrion toujours entre deux convocations au tribunal pour propos racistes, mais dont les intentions de vote avoisinent les 10 %. Personne sauf les Tziganes qui, au quotidien, voient les rapports se tendre avec la population blanche, le pus raciste gicler plus souvent des bubons d’amertume qui fleurissent sur un tissu social travaillé par des peurs jusqu’alors inconnues : le chômage, la criminalité.
La police a téléphoné aux principaux chefs de la communauté rom de Rokycany pour leur demander de ne pas se montrer pendant le passage de Sladèk en ville et de garder les gosses à la maison. Des skinheads profitent généralement du sillage du leader pour casser du romano. On n’a pas oublié ce qui est arrivé à la dizaine d’enfants tziganes inscrits à l’école hôtelière de Pilsen, à quelques kilomètres, contraints de quitter l’établissement après s’être fait bastonner par les crânes rasés. Depuis la révolution de Velours, une trentaine de Roms ont été assassinés en République tchèque. La peur a fait son trou. Et tous les Tziganes se mettent à regretter le temps des communistes, où il y avait du travail pour tous, où le racisme était moins apparent.
Une cinquantaine de personnes sont venues écouter Sladèk sur la vieille place. Les Tziganes ont respecté la consigne et sont restés chez eux. Sauf Vera, en robe à grosses fleurs sous une affreuse pelisse brûlée par l’usure, qui s’avance, énorme, majestueuse, à la rencontre du Le Pen tchèque. « Monsieur Sladèk, je n’ai rien contre vous, mais dites-moi, qu’est-ce qu’on vous a fait, nous les Tziganes, pour vouloir nous chasser ? Nous sommes nés ici, nous travaillons ici. Les gens de cette ville vivent gentiment, il n’y a pas de problèmes entre les Tziganes et les gadje. Il n’y a aucune raison de vouloir nous séparer.« Sladèk feint de ne pas entendre cette grosse dame juchée en équilibre précaire sur des escarpins rose fuchsia, qui l’apostrophe ainsi en plein discours. Vera l’interrompt à nouveau : « Et pourquoi avoir dit à la télévision que la naissance d’un enfant tzigane en République tchèque devait être considérée comme un délit ? » Sladèk perd un peu de sa superbe. Dans ce moment de pure théâtralité où la voix du tribun plonge dans les graves à la recherche de l’expression la plus solennelle possible, la plus susceptible de pétrifier son auditoire dans l’engouement, où toute sa personne semble approcher une espèce de béatification par la connerie , voilà que cette énorme guêpe plébéienne vient lui tournicoter autour du groin, lui grésiller dans les cornets. D’un geste agacé du bras, il fouette l’air et tente de chasser l’importune. La présence ulcérante de cette Tzigane dans une maigre assistance plus curieuse que fervente l’incitera à quitter rapidement les lieux. Une heure plus tard, il sera à Pilsen pour un autre meeting où il fera récolte de sifflets et de fruits pourris.
Jan Duzda et son frère Desiderus pénètrent dans la cuisine, l’étui de guitare à la main. Suivis bientôt par leur cousin, Dezider. Emil est en retard, comme d’habitude. Quatre fois par semaine, après leur journée à l’usine de sidérurgie, les musiciens de Kale se retrouvent dans la cuisine de Vera pour la répétition. Ervin le chauffeur est venu lui aussi. Une âpre discussion s’engage sur le partage des frais occasionnés par le déplacement à Rennes, où le groupe doit se produire dans le cadre des Transmusicales. Le poil des moustaches se hérisse lorsqu’ils apprennent que leur cachet devra être revu à la baisse pour couvrir le carburant et les péages d’autoroutes. Les 300 DM que Jiri Smetana, responsable de la sortie française de Rom pop, laissera en avance sur frais, Ervin ira les perdre le soir même dans les machines à sous d’un hôtel. Vera se plaint de devoir aller chanter au diable vauvert quand rester dans sa cuisine suffit à son bonheur. Jiri lui traduit une critique élogieuse du disque parue dans la presse hexagonale. Cet intermède suffit à détendre l’atmosphère mais ne rassure pas totalement Vera. Emil, le bassiste, arrive enfin veste de cuir, chapeau de forain en feutre noir rabattu sur un regard d’aigle. Une gueule. On pense à la rengaine que chantait l’anonyme Jacques Verrières dans les années 50, Mon pote le gitan, sombre silhouette découpée à coups d’argot parisien, flattée par la niaiserie d’un imaginaire officiel, faisant fatalement rimer « bohémien » avec « grand chemin » et « musicien ». Emil, lui, nous parle du chantier, de tranchées creusées à la pelle, des cals qui épaississent les paumes. Quant au voyage, il décrit son récent pèlerinage effectué au camp de concentration de Dachau, où des milliers de Tziganes furent exterminés, du sommeil perdu pendant plusieurs jours, obsédé par ces photos de Roms promis à la chambre à gaz. De la honte également de n’avoir pu se recueillir sur un monument élevé à leur mémoire. De l’idée qui chemine sournoisement dans sa tête depuis quelque temps : et si ça recommençait ?
Dans sa cuisine, Vera est deux fois reine. Derrière les brûleurs du réchaud à gaz, elle gouverne sur les saveurs du manger à la rom : le halouchki, le pirojki et la goya, son plat préféré des tripes de porc truffées avec de la pomme de terre, du piment, de l’ail et de l’oignon. C’est cuit dans l’eau puis passé au four. Un plat de pauvres, pour ceux qui ne peuvent pas acheter de la viande. Debout, une Petra aux lèvres, la voilà qui dirige maintenant la répétition, décide du répertoire dans lequel ces derniers temps sont venues s’incruster quelques nouvelles chansons promises à être enregistrées en début d’année prochaine sur le deuxième album. Celles de Rom pop ont mijoté ici, dans ces quelques mètres carrés d’ordinaire consacrés à l’élaboration d’autres menus. Elles auraient pu y être enregistrées, tant l’acoustique de cet endroit exigu se montre étonnamment hospitalière pour les deux guitares, la basse et les cinq voix. Comme si cette musique, héritière d’une tradition dont la mission essentielle consistait autrefois à égayer banquets et festins, reconnaissait ici son environnement naturel. C’est après l’avoir entendu dans cette même cuisine que Janek Jaros, responsable de BMG en Tchéquie, signa le groupe.
Selon la chanteuse Zuzanna Navarova, qui découvrit Vera dans une fête rom voici quatre ans, qui fit les démarches auprès des maisons de disques et dirigea la production de l’album, « rom pop » est un terme employé par les Tziganes pour définir les chansons écrites dans l’ère contemporaine mais ayant tendance à s’écarter de la pure tradition. « C’est leur pop-music. Et sans que je puisse l’expliquer, il y a un schéma mélodique et rythmique proche de celui employé dans la rumba et la bossa-nova. Je me souviens qu’enfant, j’écoutais une Tzigane sur la place de mon village qui s’accompagnait à la guitare et chantait d’une façon assez proche de celle de Vera Bílá. C’est un style qui a traversé les décennies parce que les Tziganes n’ont jamais pu s’acheter d’instruments électriques. S’ils le pouvaient, ils s’équiperaient dans l’instant de guitares électriques, d’une batterie et ce serait atroce. » A entendre ces chansons interprétées dans la cuisine, l’étonnement augmente par rapport à l’écoute du disque en constatant l’ensoleillement permanent dont elles semblent profiter et qui ne correspond en rien à l’ordinaire climatique dominant dans cette région d’Europe centrale. En plus d’une stupéfiante aptitude à vous accrocher l’oreille sans vous en rendre compte, et surtout à ne plus la lâcher, toutes diffusent une chaleur lascive plus méditerranéenne que slave. Même les lentes, les tristes comme Je reviendrai (Ma dara) ou Que faire (Imar vera il’om), atteignent une sorte de solstice d’été auquel la fabuleuse convergence des voix, quand elles s’élèvent, n’est pas étrangère. Le groupe, qui a joué dans plusieurs festivals tziganes en Hollande, en Autriche et en France, a toujours surpris les autres formations roms par la qualité de ses voix. « On nous prend le plus souvent pour des Espagnols voire des Brésiliens », sourit Jan Duzda sous son épaisse moustache à la turque.
Pour Emil, pas de doute, si tu es rom, tu viens d’ailleurs. Mais savoir où se trouve cet ailleurs est une autre histoire. « Il ne se passe pas une seconde dans la vie d’un Rom sans qu’il ne pense à cela. Nous ignorons d’où nous venons, ce que nous savons c’est que le Bon Dieu nous a mis sur cette terre. On nous dit que l’on vient de l’Inde mais tous les Roms, quels que soient leur pays et leur langue d’adoption, ont Jésus pour seul Dieu. Pas un Dieu indien. En Slovaquie, on nous appelle les « pharaons ». Nous serions les descendants des anciens Egyptiens qui construisirent les pyramides. Dans la langue rom, on retrouve des mots indiens, des mots en ourdou, la langue du Pakistan ; le nez, l’oreille, l’œil et le couteau se disent de la même façon. Mais la tête, c’est comme en espagnol. » Signe d’une errance qui a cessé pour beaucoup d’être physique mais qui se perpétue à l’intérieur, la musique traduit encore cet élément essentiel de la condition tzigane où rien n’est vraiment figé, ni écrit, où l’on réinvente le vocabulaire harmonique utilisé dans les contrées d’adoption et lui confère des accents inédits. Pour Jan, la musique tzigane, ça n’existe même pas. Sur sa guitare, il égrène les airs que jouaient les anciens et enchaîne avec ceux entendus à la radio : If you leave me now de Chicago, Isn’t she lovely de Stevie Wonder, I want you des Beatles, A Whiter shade of pale de Procol Harum. Tout ça, c’est du pareil au même des accords, une mélodie, une sensibilité que l’on a, ou que l’on n’a pas. Vera et lui se connaissent depuis l’enfance. Cousines, leurs familles viennent de Presov, une ville industrielle de Slovaquie. Les Tziganes de Presov étaient déjà des sédentaires, et pour une maison gadje il y avait à côté une maison tzigane. Pas comme les Tziganes d’Ostrava, qui eux vivaient encore dans les roulottes et faisaient le commerce des chevaux, parfois volés. Le grand-père de Vera travaillait à la briquetterie et celui de Jan au haut-fourneau. Venus à Rokycany, les pères entreront dans la sidérurgie dès l’âge de 20 ans. « Ils n’ont jamais eu de problème avec la police, insiste Vera. Nous étions sept enfants et nous vivions avec papa et maman dans une seule pièce. Dès que nous avons eu un peu plus d’argent, nous sommes allés nous installer dans un appartement au centre-ville. Grand-mère lavait le linge pour les policiers et faisait le ménage à la mairie. Moi, je m’occupais de mes frères et s’urs et faisais la cuisine. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était le samedi soir après le travail, car on travaillait même le samedi. Toute la famille et les amis se réunissaient, il y avait du vin et des marmites et l’on faisait de la musique une grande partie de la nuit. »
A l’âge de 7 ans, Vera commence à chanter avec les orchestres de cymbalum qui animent les fêtes de village. Dans les années 60 se tient un grand concours d’orchestres cymbalum organisé par la cellule culturelle du parti dans une petite ville de Moravie. Le groupe, composé des parents de Jan et de Vera, y remportera le premier prix. Vojtech Duzda, le frère aîné de Jan, dit le Président, la prend alors sous son aile, lui enseigne la pratique de la guitare, du piano et du cymbalum, l’oblige à travailler l’harmonie rom. « Il me frappait beaucoup. Il ne voulait surtout pas que je reste en compagnie des femmes. Il voulait toujours m’avoir à ses côtés. Je n’allais presque jamais à l’école et ne pouvais jamais sortir avec mes copines. Et quand ça ne suffisait pas, il disait à ma mère que je voyais un petit copain en cachette et ma mère me battait à son tour. Avec mes s’urs, il nous emmenait dans la forêt, il allumait un grand feu et faisait cuire des saucisses. Autant il pouvait se montrer dur avec moi, autant il avait parfois des attentions qu’il n’avait pour personne. Il me glissait des bonbons dans la poche. C’était un excellent musicien mais depuis que sa femme est morte, il est devenu un peu fou. Il boit énormément. Je l’aime beaucoup. Il ne m’a jamais considérée comme une femme. D’ailleurs, il lui arrive encore assez souvent de parler de moi au masculin… »
Vera se souvient des chansons que lui chantait sa mère. Toutes parlaient de la mort, de la misère et de l’amour. Mais elle n’a rien oublié non plus des heures passées à écouter en cachette Radio Free Europe. « J’aimais surtout les Beatles, les Beach Boys et les Bee Gees. » Jusqu’au jour où son père la surprend l’oreille collée au poste et, à l’aide d’une hache, fracasse la vieille radio, coupant par là même le cordon reliant sa fille à cette source sonore inespérée dans un pays culturellement cadenassé. Zuzanna Navarova prétend que le style de Vera Bílá a toujours existé mais n’avait jamais été enregistré. En revanche, les harmonies vocales sont un élément qui lui appartient en propre et dont le levain aura été l’écoute clandestine des groupes occidentaux sur les ondes de Radio Free Europe. Sans être ostensible, la touche Abbey Road est manifeste sur certaines chansons de Rom pop : un soupçon de Because dans les voix de Ma dara, une pincée de Sun King dans Imar vera il’om. Quant à la progression harmonique de J’en meurs maman (Mamo merav), elle évoque si fortement une chanson d’Adriano Celentano l’inimitable crooner italien des années 60 et 70 qu’on la jurerait émergée d’un palmarès oublié du défunt Festival de la chanson de San Remo. Et même l’intro de Stairway to heaven semble avoir servi de modèle pour l’amorce de Je pleurs maman (Mul’as mange miri daj). Voilà qui ne manquera pas d’ébranler les convictions folkloristes de certains ne goûtant la musique tzigane que lorsqu’elle témoigne d’un enracinement populaire et d’un certain degré d’archaïsme instrumental. Par une sorte d’aveuglement paternaliste, on a toujours rejeté l’idée que les Roms pouvaient avoir deux niveaux de culture, alors que toute l’épopée artistique de ce peuple indique au contraire son éternelle aptitude à faire entrer dans ses conceptions musicales ce que le vent avait bon gré de lui apporter comme substances hétérogènes. Et comme l’écrit si bien Alain Antonietto dans un article sur l’histoire de la musique tzigane en Europe centrale, « Pourquoi alourdir par du sens l’impalpable d’une inspiration qui sans cesse se dérobe à toute rationalité ? » Jiri Cerny, journaliste tchèque connu pour avoir été le premier à publier les photos de Tziganes qui allaient établir la réputation de Josef Koudelka et avoir suivi de près la progression de Tockolotoc, autre groupe tzigane originaire de Moravie , a un avis sur la question : « Quand j’oublie les arrangements du disque, pour moi, Vera Bílá chante la plus authentique musique rom. Elle n’a jamais été gâtée par de longs séjours dans les bars à interpréter un répertoire pour touristes. Elle a préservé intacte l’émotion du peuple rom. Même si sa musique a subi l’influence des groupes occidentaux, elle ne s’est pas laissée aller à l’imitation. Son avantage est de n’avoir jamais essayé de vivre de sa musique et donc de n’avoir jamais fait la moindre concession. »
« Si j’avais de l’argent… » Jan Duzda finit sa bière dans la grande salle du restaurant de l’hôtel Bily Lev, affreux cube de béton si respectueux des rapports aberrants entre efficacité et esthétique qu’imposaient les communistes aux architectes. Dans ses yeux que vient humecter le lait caillé d’une lumière filtrée par de gros globes joufflus et opaques, on lit beaucoup de choses, des choses que l’on a fini par décrypter dans les regards de toute la tribu mais qui chez lui s’accompagnent d’une plus grande retenue, d’une dignité que lui impose sa qualité d’aîné : le poids des ordres reçus par des petits chefs à l’usine qui n’ont que la langue pour fouetter les hommes mais qui rêvent de nerfs de bœuf ; l’usure de ces regards furtivement croisés chez l’épicier ou au café, auxquels il ne manque que le crachat. Mais on y voit aussi l’étincelle sans cesse ranimée par la musique jouée dans la cuisine. Et une toute nouvelle expression, comme de l’espoir nuancé de doute, venue iriser la pupille. Depuis la sortie de Rom pop, Vera Bílá & Kale sont devenus un peu plus exposés. Les ventes de l’album trois mille exemplaires sur une population de huit millions d’habitants dont quatre cent mille Tziganes ne laissent pourtant rien présumer de la manière dont pourrait se dérouler la suite. Du moins en République tchèque, où la musique tzigane est rarement diffusée sur les ondes. Pourtant, l’impact aura été suffisant pour susciter quelques jalousies. « Tous les ans se tient à Brno une grande fête tzigane à laquelle nous participions. Mais depuis quelques années, nous faisons l’impasse, les autres Tziganes sont jaloux de nous. Pourtant, aujourd’hui, je n’ai pas plus de 50 couronnes dans ma poche. Et quand j’aurai payé cette bière, j’en aurai encore moins.« Plus tard dans sa cuisine, Vera renchérira : « Dans ces fêtes, j’ai peur de me retrouver avec un couteau dans le dos. Même ici les gens me regardent différemment. On me croit riche et prétentieuse. Ils pensent tous que j’ai attrapé la grosse tête comme si je n’étais pas assez grosse comme ça ! » La peur que le rêve se réalise devient maintenant plus forte que le rêve lui-même. « Lorsque je chante sur scène et qu’au premier rang je reconnais des personnages célèbres, des acteurs de cinéma que j’ai vus des centaines de fois à la télé, je perds mes moyens.« Dans ses soupirs gisent aussi les rêves qu’elle n’ose surtout pas s’avouer. Une cuisine équipée ? Un voyage à Hollywood ? Des rêves, elle en caresse encore quelques-uns mais avec beaucoup de précaution un peu à la manière de ces jolies tasses à café en porcelaine que l’on trouve sagement rangées derrière une vitrine dans certaines salles à manger, dont on ne se sert jamais de crainte de les briser. Les yeux de Vera s’allument, ses pommettes se hissent très haut, sa voix redevient celle d’une petite fille. Elle se tourne vers la photo où on la voit jeune, mince, en robe de mariée, posant le bouquet à la main aux côtés de son époux. « J’aime les mariages tziganes. J’aime comment on prépare la mariée dans une pièce et le marié dans l’autre. Ils ne se retrouvent qu’au moment du repas. Ils mangent dans la même assiette pour signifier que dorénavant ils devront tout partager. A minuit, on fait une ronde autour de la mariée et ceux qui veulent danser avec elle doivent payer, 100, 200 couronnes. Je rêvais d’une robe avec une longue traîne. Je me suis mariée à l’église mais ce fut un mariage expédié. J’ai dû emprunter la robe à une copine et les bagues à une tante. Mon mari portait le costume de son père. Après l’église, on est allés à la mairie et puis on est rentrés à la maison. Là, je me suis mise à pleurer. J’étais l’aînée et j’ai été la moins bien mariée. La photo que vous voyez là a été prise au mariage de ma belle-s’ur deux ans plus tard. Le bouquet que j’ai à la main n’était pas le mien. Quant au violon, mon mari n’a jamais su en jouer. On a fait cette photo parce qu’on n’en avait pas de notre mariage. Quand ma propre s’ur s’est mariée, j’ai beaucoup pleuré. Le mariage de ma s’ur, c’était celui dont j’avais rêvé pour moi. Même si leur union n’a pas tenu. La mienne tient depuis vingt-six ans. » Elle craque un sourire de coquette…« Un soir, lors d’un bal, un homme est venu à ma table avec des bouteilles de champagne et une bague. Il m’a demandée en mariage. J’étais bien ennuyée parce que mon mari à l’époque, il était en prison. Alors j’ai trouvé une parade : j’ai demandé à Dezider qu’il se fasse passer pour mon mari. Partout où l’on allait, je le présentais comme mon mari et je n’étais plus embêtée. » Et elle se met à fredonner un air doux et léger, un air qui, à mesure qu’il monte, semble se remplir d’un peu de tout, de joie, de chagrin, de dévouement, de peur, de courage.
Vera Bílá & Kale Rom pop (Last Call/WMD)
Francis Dordor
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