Rencontre au steakhouse avec le Suisse de l’écurie Ed Banger pour évoquer sa musique, l’héritage des Neptunes et le futur de la pop, avant la sortie vendredi 24 mars de “Ce lac a du succès”, son nouvel EP, et son ciné-concert au Mk2 Bibliothèque, à Paris, mardi 21 mars.
On retrouve Varnish La Piscine dans une rue piétonne de la bourgade de Groningen, au nord des Pays-Bas, le genre d’artère où se succèdent les enseignes de fast fashion, les coffee shops et les chaînes de restauration rapide. À ses côtés, Oumar, son manager, et DJ Stresh, qui l’accompagne sur scène dans une formule live incluant également trois membres du sextet L’Éclair, une formation groovy de Genève.
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En ce beau jeudi de janvier, Varnish et son groupe doivent jouer dans un bar de la ville, dans le cadre du festival Eurosonic, avant d’enchaîner avec une date à la Maison de la Radio et de la Musique, à Paris. Mais en attendant, après un voyage de deux jours en bagnole avec escale, il meurt de faim et rêve d’un steak. Ça tombe bien, on nous a conseillé un bon steakhouse pas plus tard que la veille. Cette rencontre avec Varnish La Piscine ressemble déjà à un film de Varnish La Piscine.
Jephté Mbisi, son nom de citoyen suisse, n’a pas la réputation d’être le meilleur des clients en interview. Certains journalistes s’y sont cassé les dents. Pas qu’il soit mal intentionné, disons simplement que faire des films et de la musique, et parler de ses films et de sa musique à un micro tendu, ce sont deux choses différentes. Il a donc fallu prendre des chemins de traverse, trouver des stratégies obliques, s’envoyer une assiette de ribs, pour que les choses, finalement, se fassent naturellement.
Quelques heures avant notre première interaction avec le nouveau protégé de l’écurie Ed Banger, un petit court métrage, coréalisé par ses soins avec Rémi Danino et intitulé Ce lac a du succès : le silence le plus angoissant, est mis en ligne. La patte Varnish, croisant le polar absurde façon Quentin Dupieux et les symétries pastel de Wes Anderson, y est au rendez-vous. La pastille fait alors directement référence à son film précédent, Les Contes du cockatoo (2020), par l’entremise d’un intertitre au début de la vidéo et tease le retour prochain de Varnish aux affaires discographiques mais aussi cinématographiques, avec un nouvel EP, Ce lac a du succès, dont la sortie est fixée au vendredi 24 mars, et la mini-série du même nom. Preuve que Jephté ne se contente pas d’enregistrer des disques et de tourner des films : ni vu ni connu, le Suisse est en train de bâtir son œuvre.
De Les Baxter à Pharrell Williams
“Je vois cet EP comme la BO de ma série”, nous confie-t-il entre deux bouchées de barbaque. Sur l’interface du lien privé que le label nous a fait suivre, on a cru bon afficher en gros la mention : “All tracks written, composed and produced by Varnish La Piscine”, comme pour mieux rappeler la place à part qu’occupe aujourd’hui l’auteur/compositeur/producteur/interprète dans le paysage artistique francophone : à la fois derrière la table de mixage et dans la cabine, derrière la caméra et à l’écriture du script.
Aussi loin qu’il se souvienne, Varnish a toujours voulu faire les deux, de la musique et du cinéma : “C’est comme quand tu regardes un vieux James Bond : tu as l’avion qui survole la jungle et que la musique, un mélange de jazz et de rythmes africains, commence. Ça m’a parlé direct”. Il évoque alors en vrac les films d’Alejandro Jodorowsky (La Montagne sacrée), de Federico Fellini (surtout Satyricon) et le Dracula de Francis Ford Coppola, pour leur côté grand guignol, surréaliste et psychédélique, mais aussi la musique de Juan García Esquivel, le compositeur et arrangeur mexicain, et de Les Baxter, pape de l’easy-listening et créateur de l’exotica, ce genre à la croisée du jazz et des musiques polynésiennes, caribéennes et africaines, très populaire dans les pool parties californiennes des années 1950/1960.
“Rap, funk, jazz. Laisse tomber, quand tu entends N.E.R.D pour la première fois, c’est du rock, mais du rock autrement. C’est ce jour-là que j’ai voulu faire de la musique” – Varnish La Piscine
Cette relation presque synesthésique entre la musique et les images, et ce réflexe de ne jamais penser l’une sans les autres, lui vient sans doute de son rapport chahuté à la mémoire. Notre discussion sera un va-et-vient constant, antichronologique et anarchique entre le passé et le présent, au fur et à mesure de laquelle les souvenirs seront distillés comme les pièces inachevées d’un puzzle cosmique. “En primaire, la prof nous mettait en cercle dans la salle de classe quand on revenait en cours le lundi et nous racontait des histoires. Ça m’a marqué”, se souvient-il. Ou encore : “Moi, j’adorais le Surfer d’argent, c’était mon super-héros préféré. D’autres, c’est Albator. Le Surfer d’argent, c’est l’histoire d’un mec qui a un surf, dans l’espace et il est en putain d’argent. Albator, il a un bateau, dans l’espace. Le mec, a, un, putain, de, bateau, dans, l’espace ! Si tu t’arrêtes là dans la description des choses, c’est déjà une dinguerie”. Puis : “Les effets spéciaux des vieux péplums, où t’as Moïse qui sépare la mer en deux, tu te dis qu’ils se foutent de ta gueule aujourd’hui. Mais moi je kiffe et je m’inspire de ça”. Et enfin : “Quand j’étais ado, j’ai entendu N.E.R.D à la radio, mais je ne savais pas encore que c’était N.E.R.D. Je me rappelle juste avoir ressenti un truc que j’avais jamais ressenti avant. Donc je suis là, et je n’ai pas la référence, parce qu’on n’avait pas accès à internet partout à l’époque. Les mois passent et ma sœur me fait écouter les Neptunes. Cette fois, j’ai internet. Je vais chercher en tapant Neptunes, I Still Love You, en pensant qu’il ne s’agissait que d’une personne. Et là, je me rends compte que c’est Chad et Pharrell, et que Chad et Pharrell, c’est aussi N.E.R.D. C’est comme ça que j’ai retrouvé la musique que je cherchais depuis si longtemps. J’ai pété un câble”.
“Là, je fais ‘Oh, Gaspard’, comme un enfant. Et puis je lui dis que j’ai trop envie de rencontrer Pedro Winter, et lui me répond simplement ‘bah passe à son bureau, c’est pas loin’” – Varnish La Pisicne
L’histoire semble alors s’écrire dans notre burger comme le générique de Star Wars défile à l’écran à chaque nouvel épisode de la saga. Varnish La Piscine est le François de Roubaix de la génération Pharrell, ça ne fait pas un pli. Un gosse marqué au fer rouge par l’explosion des images et la collision des références que le kid de Virginia Beach, à la fin des années 1990, a su capter, transformer et restituer sous la forme d’une musique que l’on qualifie encore aujourd’hui de futuriste, parce qu’émancipatrice de tous les carcans formels qui, autrefois, pouvaient brimer les élans de créativité des outsiders de la cour de récré : “Rap, funk, jazz. Laisse tomber, quand tu entends N.E.R.D pour la première fois, c’est du rock, mais du rock autrement. C’est ce jour-là que j’ai voulu faire de la musique. Mes parents ont divorcé tôt, Pharrell et plus tard un mec comme Tyler, the Creator, ont été les figures masculines que je n’ai plus eues. Ils m’ont permis de croire en mes idées. Sans eux, je n’aurais peut-être jamais suivi ma passion. Grâce à eux, je n’étais pas seul. Je ne cherchais pas forcément à monter un crew, je voulais juste m’affirmer. Pour tenir le coup, il faut le vouloir. Eux m’ont donné cette force”.
Varnish et Pedro sont sur un bateau
Un jour, Jephté croise ce bon vieux Gaspard Augé, de Justice, dans les rues de Paris : “là, je fais ‘Oh, Gaspard’, comme un enfant. Et puis je lui dis que j’ai trop envie de rencontrer Pedro Winter, et lui me répond simplement ‘bah passe à son bureau, c’est pas loin’”. Dès lors, la chronologie des événements n’est pas très clair, mais un jour qu’il est au Japon et que Pedro aussi, Varnish contacte ce dernier : “On devait se capter, mais il avait un show pour une marque, et finalement il ne pouvait pas. Les années sont passées et on a fini par se voir. Il est revenu de lui-même vers moi quand Le regard qui tue est sorti (album de Varnish, avec Bonnie Banane en invitée de luxe, sorti en 2019, à l’occasion duquel nous l’avions rencontré pour la première fois ndlr). C’est à ce moment qu’on a commencé à vraiment parler”.
“La musique devrait être au service des gens, mais il faut surtout qu’elle te rende service à toi. Si ce n’est pas le cas, tu deviens un pion, un esclave. Après, tu mens quand tu dis que tu vis de ta passion. Non, t’as juste un boulot et c’est dommage” – Varnish La Piscine
Autant Varnish a grandi avec Pharrell en figure tutélaire, autant Ed Banger et la personnalité tous azimuts de son patron le font très tôt fantasmer : “Justice, SebastiAn, DJ Mehdi, j’étais un fan absolu. Et, surtout, j’étais un fan absolu de Daft Punk. J’ai suivi de près la carrière de Pedro, j’ai tout de suite vu en lui quelqu’un de très ouvert d’esprit”. Non seulement Varnish finira par avoir son deal chez Ed Banger, mais on le verra traîner en studio avec Pharrell. Quelques photos publiées ci et là par Pedro témoignent d’ailleurs de ces bribes de rencontres et viennent, en quelque sorte boucler la boucle. Récemment, Pharrell, tout juste désigné directeur créatif Homme chez Vuitton, s’est même exhibé avec un vinyle de Varnish sous le bras. Fuck, mais qui est ce type qui veut sa place sous les projecteurs en se faisant mousser avec un disque de Varnish ?
Pas un pion sur l’échiquier
Si les Neptunes sont à l’origine de 40 % des prod rap des années 2000 et d’une quantité de tubes pop indépassables, Varnish la joue plutôt discret de ce côté, se contentant – pour l’instant et autant qu’on le sache – de bosser pour lui et ses potes, le rappeur Makala en tête. “Tu veux pas relancer la carrière de Britney ?”, lui demande-t-on entre le fromage et le dessert. “J’aimerais bien, pour Britney. [rires] Mais j’aimerais surtout faire prendre des risques aux artistes. Trop de producteurs vont dans leur sens. Moi, l’idée, ça serait de les emmener sur un autre terrain. Je ne prétends pas détenir la vérité absolue, mais c’est ennuyant de toujours rester dans le même cadre. Il faut un minimum d’ouverture d’esprit.”
C’est à ce moment-là, alors que le serveur nous ramène une pinte au lieu d’un demi comme stipulé, que le potentiel punk de Varnish s’est révélé, lorsqu’il a fait, sans le savoir, une référence au son de guitare distordu du You Really Got Me des Kinks, obtenu par Dave Davis en tailladant son haut-parleur comme un forcené. L’époque manque-t-elle d’esprit d’aventure ?
“C’est ouvert, mais dans un carré. Que tu fasses du rock, de la pop, tu as l’impression qu’il ne faut surtout pas que ce soit trop sale. Il faut comprendre toutes les paroles, traiter le son de telle manière. C’est comme s’il y avait des schémas imposés. Personne ne semble se dire : ‘tiens, on va percer un trou dans l’enceinte pour voir ce que ça donne’. La musique avant était incroyable, parce que les mecs n’avaient pas tout ce qu’on a aujourd’hui. Maintenant, tu as accès à tout. Tu cherches un truc, tu trouves le plug-in qu’il te faut. Avant, fallait voir plus loin. Les gars allaient chercher le bon mec pour jouer le bon truc. Ça coûte de l’argent, c’est sûr, mais c’est de l’art. C’est comme quand tu fais une montagne d’enceintes juste pour trouver le bon kick, ou Kanye West qui revient avec Timbaland en studio juste pour le kick de Stronger, je ne sais pas si ça se fait encore. La musique devrait être au service des gens, mais il faut surtout qu’elle te rende service à toi. Si ce n’est pas le cas, tu deviens un pion, un esclave. Après, tu mens quand tu dis que tu vis de ta passion. Non, t’as juste un boulot et c’est dommage. C’est plus gratifiant d’avoir du succès en faisant ce que tu aimes vraiment”.
Sur ces bonnes paroles à mettre entre les oreilles de tous les kids en quête d’un sens à la vie, on paye l’addition et on file. Le soir même, Varnish a livré un concert prometteur. En attendant la suite.
En ciné-concert le mardi 21 mars, au MK2 Bibliothèque, Paris XIII.
EP : Ce lac a du succès (Ed Banger Records/Because) – Sortie le 24 mars 2023.
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