Les mariés sont en noir. Les chansons malades d’un couple infréquentable, sérieusement bousculé. Deux disques grinçants et hantés. Dieu sait pourquoi la musique tordue de Bill Callahan, alias Smog, est allée se perdre dans un hiver sans fin. Reste que l’on ressort toujours de ces chansons avec du froid dans le dos et dans les […]
Les mariés sont en noir. Les chansons malades d’un couple infréquentable, sérieusement bousculé. Deux disques grinçants et hantés.
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Dieu sait pourquoi la musique tordue de Bill Callahan, alias Smog, est allée se perdre dans un hiver sans fin. Reste que l’on ressort toujours de ces chansons avec du froid dans le dos et dans les veines. La météo est particulièrement inclémente dans Sewn to the sky, discutable réédition en compact d’une de ces cassettes sordides que Callahan, à peine sorti de l’adolescence, extirpait à tire-larigot de son cerveau-bac à glaçons. En vingt crises de démence datées de 1990, l’Américain mouline ici les cauchemars d’un enfant qui se serait lui-même enfermé dans le placard, après y avoir laissé entrer toute la folie et la misère du monde. Pas gai, le monde. Des chauves-souris pendent un peu partout dans les coins, les arbres sont brûlés par le gel et des petits oiseaux meurent dans les fossés. Bien trop siphonné pour se noyer dans les larmes, le désespoir de Callahan, à l’époque, est déjà plus effrayant qu’agaçant. Mais sa petite musique d’angoisse vire trop au jeu de massacre bêtassou. Enregistré avec un micro en bouillie, Sewn to the sky est un vain festival de grésillements, de sifflements dans les aigus et de distorsion dans les graves, de voix bousillées et de guitares inopérantes. Depuis, le torturé et tortueux Wild love, à l’écriture insidieuse des mots et des instruments qu’on jurerait presque dans la norme , nous aura autrement bousculés.
Comme nous bouscule le disque de Cindy Dall, la précieuse compagne de Callahan. Déjà en nous, cette voix aux vibrations infimes, au timbre à la fois spectral et proche, que caresse le piano ou écorchent les guitares. Déjà adoptées, ces mélodies parfois au point mort, qui refusent de démarrer mais ne s’éteignent jamais, qui attendent, vaguement menaçantes, dans le fond, moteur au ralenti. Tout, ici, rappelle combien l’impudeur est précieuse lorsqu’elle n’est pas bravache, combien la douceur peut être cruelle et nécessaire lorsqu’elle n’a plus le goût de la guimauve et de l’eau de rose. Dans Berlin, 1945, Dall chante « Parfois quand j’ôte mes vêtements/Je déteste mon corps/Et tu le détestes aussi. » Elle dit ces mots-là simplement, parce que ce sont des mots simples et rudes, que l’on comprend vite on les a déjà dits, ou entendus, ou sentis venir et vite ravalés. Un peu plus tard, Cindy, assise seule au piano, tricote un court instrumental. On entend le bruit feutré de la pédale, et le tabouret qui gémit un peu. Des voitures bruissent derrière la fenêtre de la chambre, à moins que ce ne soit des trains. Bill Callahan vient pousser sa morne voix sur les plages hantées d’Holland, puis disparaît. Puis se manifeste de nouveau sur les inquiétantes discordances de Grey and castles. Puis redisparaît. Une vie passe ainsi, trente minutes durant, se fait, se défait, ça n’arrête pas. La musique grince parfois, mais c’est pour mieux s’achever et se déchirer dans le calme d’une complainte russe voix, piano, silence. Une berceuse qui tranche, lentement, sans violence, dans le vif de la réalité. La réalité telle qu’en elle-même. Un peu dure, franche et toute nue, dépiautée comme un lapin.
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