L’édition intégrale des enregistrements d’Arthur Rubinstein retrace la vie et l’oeuvre d’un pianiste exceptionnel. De 1928 à 1976, on suit le parcours marqué par l’exigence et la curiosité d’un monstre sacré de la musique du xxème siècle. Le ciel est bleu. Un avion se glisse entre les nuages sur l’aéroport d’Heathrow, près de Londres. Bien […]
L’édition intégrale des enregistrements d’Arthur Rubinstein retrace la vie et l’oeuvre d’un pianiste exceptionnel. De 1928 à 1976, on suit le parcours marqué par l’exigence et la curiosité d’un monstre sacré de la musique du xxème siècle.
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Le ciel est bleu. Un avion se glisse entre les nuages sur l’aéroport d’Heathrow, près de Londres. Bien calé dans son fauteuil, l’oeil émerillonné, Arthur Rubinstein apparaît dans toute la lumineuse beauté du grand âge. Son impeccable chevelure blanche, aux boucles lissées comme celles d’un enfant sage, est auréolée d’un casque raccordé à l’un des premiers Walkman disponibles sur le marché. A travers les écouteurs filtre le chant joyeux d’un opéra, qu’il écoute ravi, à plein volume. Est-ce Le Barbier de Séville de Rossini, ou Così fan tutte de Mozart ?
Les dernières années de sa vie, Arthur Rubinstein découvrait ainsi sur cassette les enregistrements des opéras ou des Symphonies de Mahler, qu’il n’avait pas eu le temps d’écouter, trop accaparé par son piano.
Nous sommes le 10 juin 1976. A cet âge vénérable, où tout autre pianiste aurait depuis longtemps cessé de jouer, Arthur Rubinstein descend avec allure les marches de la passerelle, un Monte Cristo n° 3 à ses lèvres, pour donner à Londres son ultime récital, au Wigmore Hall. Trois ans plus tard, établi à Genève, il dicte le second volume de ses mémoires, My many years, qui fait suite à My young years, publié en 1973. A la fin d’une vie exceptionnellement bien remplie, il confiait au pianiste et chef d’orchestre Daniel Barenboïm : « Tu sais, vers 75 ans, j’ai commencé à oublier plus ou moins mon âge. J’ai supprimé quelques mois par-ci par-là, ou peut-être même une année entière. Si tu vis aussi vieux que moi, ne fais pas ça. Mieux vaut ajouter quelques années. Pense donc, aujourd’hui j’aurais pu avoir 101 ans. »
Septième enfant d’une famille juive polonaise de Lodz, Arthur Rubinstein, au faîte de la gloire, aurait été probablement surpris et fier qu’une maison de disques lui consacre une intégrale de ses enregistrements (un total de 106 heures de musique aujourd’hui réédité), lui qui n’était jamais satisfait de ses disques et qui tenait absolument à rejouer en concert ses compositeurs préférés, afin d’en approfondir sa perception, son interprétation. C’est pourtant ce qui lui arrive dix-sept ans après sa disparition, avec cette monumentale intégrale Edition Arthur Rubinstein, qui réunit plus de 700 enregistrements, « une vie en musique », comme le souligne fièrement l’éditeur, où l’on trouve aussi bien tous ses disques 78t et vinyle enregistrés en studio que des prises inédites
et des exécutions en concert. Hormis un disque très ancien, enregistré en Pologne vers 1910, mais dont l’origine et l’authenticité demeurent invérifiables encore à ce jour, Arthur Rubinstein est entré pour la première fois dans un studio le 9 mars 1928, pour y jouer la Barcarolle de Chopin : « J’avais les larmes aux yeux, écrivit-il plus tard. C’était le genre d’interprétation dont je rêvais et la sonorité reproduisait fidèlement les tonalités d’or du piano. Ce fut une journée très importante ; une nouvelle vie commençait. » Bien sûr, on trouve cette Barcarolle dans le volume 4 de cette Edition Arthur Rubinstein, mais également les très nombreux compositeurs pour lesquels il s’était passionné. En premier lieu, la musique de son compatriote Chopin, dont il fut l’un des plus fervents défenseurs, enregistrant à plusieurs reprises la totalité des oeuvres, excepté plusieurs Etudes, prétextant « une peur bleue », ou une certaine paresse pour les préparer. Rubinstein contestait, à juste titre, cette légende d’un style « efféminé » que certains pianistes auraient adopté pour interpréter Chopin : « Cela était dû à son état de santé et à son manque de force au piano. Il était obligé de produire ses effets dynamiques au bas de l’échelle, mais il admirait, avant tout, la puissance de jeu que d’autres pianistes apportaient à sa musique. Il considérait Liszt, qui avait un jeu tonitruant, comme le meilleur interprète de ses études. » Il faut redécouvrir son Chopin des années 30, où le sentiment remplace la sentimentalité : celui du premier enregistrement des deux Concertos pour piano, sous la direction de John Barbirolli (vol. 5), qu’il joue avec un tel naturel qu’on imagine qu’il improvise littéralement cette musique, ou encore cette intégrale des Nocturnes (vol. 26) réalisée à la fin des années 40, où son jeu est d’une clarté, d’une évidence et d’une spontanéité qui reflètent bien sa personnalité rare, instinctive et généreuse.
Très tôt, Rubinstein a imposé la musique de son époque. Ainsi Debussy, dont il interprétait déjà à Varsovie, en 1904 (il a alors 17 ans !), Jardins sous la pluie, composé un an plus tôt. On trouve également reportés ici sur disque ses enregistrements d’oeuvres de Prokofiev, Ravel (qu’il rencontra à Paris, en 1904), Villa-Lobos, Gershwin, Milhaud, ou de son ami polonais Karol Szymanowski (la Symphonie concertante). Doué de capacités physiques et intellectuelles hors du commun, Rubinstein considérait son art comme un défi, dont il devait non seulement sortir vainqueur, mais pour lequel il fallait inlassablement remettre le titre en jeu. C’est pour cela qu’il enregistra tant de disques et qu’il se produisit lors d’un nombre incalculable de concerts, qui l’emmenaient aux quatre coins de la planète même au cours des vingt dernières années de sa carrière, alors que sa vue déclinait. Une foule d’anecdotes incroyables émaillent la vie du plus légendaire pianiste du xxème siècle, avec Vladimir Horowitz et Sviatoslav Richter : encore enfant, des rencontres mémorables avec de prestigieux musiciens, de Fritz Kreisler à Eugène Ysaÿe, en passant par Feruccio Busoni, son ennuyeux et pédant professeur Barth qu’il rejette brutalement à l’âge de 16 ans, sa mémoire phénoménale qui, pour l’année 1897, lui fait apprendre en deux mois plusieurs concertos de Beethoven et Brahms, de nombreuses pièces de Chopin, de Schumann et de Liszt, sans compter des pages symphoniques de Richard Strauss transcrites du clavier ; ou encore le chef d’orchestre Edouard van Remoortel qui confiait que Rubinstein était « le seul pianiste que vous pourriez réveiller à minuit pour lui demander de jouer n’importe lequel des 38 principaux concertos de piano ». Mais Arthur Rubinstein, le musicien, dégageait une telle aura qu’il pouvait se permettre de suggérer à Igor Stravinski d’écrire une transcription pianistique du ballet Petrouchka,
ou de répéter en bis, sourire aux lèvres, l’intégralité des dissonances subtiles des Valses nobles et sentimentales de Ravel, afin de tester à nouveau l’hostilité de son public.
Si, en France, de nombreux artistes reconnaissent son talent de Picasso à Cocteau, de Diaghilev à Poulenc (qui lui dédie ses Promenades) , en revanche, ce seront les Etats-Unis qui lui apporteront la célébrité, honorant ses qualités d’interprète des grands romantiques. Citoyen américain en 1946, il donne des récitals partout, mais évite cependant l’Allemagne, traumatisé par l’Holocauste. De retour en Europe, il apprend que toute sa famille a disparu et organise alors de nombreux concerts au profit des rescapés des camps de la mort. Sans lui, que seraient aujourd’hui les musiques d’Heitor Villa-Lobos qu’il a jouées de tout temps ou celles de ses « chers » Espagnols Manuel de Falla, Enrique Granados, Isaac Albéniz et Federico Mompou ? Avant tous les autres, il a porté cette musique espagnole sur le devant de la scène, lui, « l’obscur » Juif polonais, l’exilé de Lodz, afin d’affirmer au monde entier que cette musique pouvait être aussi belle que d’autres, pourvu qu’on l’interprète avec la même passion, la même joie solaire (vol. 18) d’ailleurs, les compositeurs eux-mêmes, en particulier Falla, lui dirent « qu’il jouait cette musique comme un Espagnol de naissance ». Navarra, d’Albéniz et la Danse de L’Amour sorcier de Falla, enregistrés dès les années 30 (vol. 2 & 7), comptèrent rapidement parmi ses bis les plus fameux et les plus demandés.
Un pianiste parfait ? Non, heureusement. Il avait ses faiblesses, ne jouait guère Bach et Mozart, manquait parfois de précision (uniquement à ses débuts, un défaut qu’il corrigea rapidement), ou encore, très âgé et ne trouvant plus les notes, improvisait sans rien dire et à merveille un bis « espagnol » devant un public médusé et conquis… Mais il demeure, aujourd’hui plus que jamais, l’un des monstres sacrés du piano et le plus vénéré d’entre tous.
Franck Mallet
Edition Arthur Rubinstein, Une Vie en musique (94 CD en 20 volumes disponibles séparément, RCA/BMG).
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