Les riverains de cette petite rue coquette de Bourg-la-Reine, dans la banlieue parisienne, ne se doutent pas qu’une légende sommeille derrière la maison aux volets bleus. La soixantaine à peine débordée, Alain Mion est un homme discret. Quand il ne perd pas trop de temps derrière “ce piège chronophage que l’on appelle ordinateur”, il occupe […]
Au milieu des années 70, cet amoureux du piano aux airs de grand-père tranquille a écrit quelques-unes des rares pages du jazz-funk français. Depuis quinze ans, sa musique injustement oubliée réapparaît sur des morceaux de rap signés Madlib, Rick Ross, Wiz Khalifa ou Tyler, The Creator. Dernier emprunt en date ? Une boucle de piano composée il y a plus de 40 ans et utilisée sur le classique (et désormais disparu) « Amnésie » de Damso.
Les riverains de cette petite rue coquette de Bourg-la-Reine, dans la banlieue parisienne, ne se doutent pas qu’une légende sommeille derrière la maison aux volets bleus. La soixantaine à peine débordée, Alain Mion est un homme discret. Quand il ne perd pas trop de temps derrière “ce piège chronophage que l’on appelle ordinateur”, il occupe ses journées à soigner son jardin en repensant à l’époque des galas au Blue Note : cet ancien club de jazz mythique du huitième arrondissement de Paris. Pour les connaisseurs et les diggers de vinyles, Alain est connu comme le cerveau derrière Cortex : l’un des rares groupes français assez dingues pour tenter l’expérience du jazz-funk. Ne lui parlez pas de Magma.
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ll y a une quarantaine d’années, Alain Mion a signé des disques comme Troupeau Bleu, Pourquoi et I Heard a Sigh. Autant de sorties marquées par une intention et une production si singulières que leur écho habille aujourd’hui les tubes des héros de la musique dématérialisée. Comprenez : les rappeurs. D’une voix de parrain, celui qui cite Damso et Wiz Khalifa avec l’assurance d’un millenial buté à Snapchat avoue ne pas bien comprendre le son et les mots de la musique d’aujourd’hui.
“Il y a un truc que je ne pige pas dans le succès des rappeurs. J’ai essayé d’en écouter mais rien n’y fait. En tout cas, grâce à eux, je suis plus populaire aujourd’hui que je ne l’ai jamais été.”
A la fois surpris et heureux que ses mélodies ressurgissent du passé, Alain Mion n’oublie pas de réclamer son dû lorsque certains rappeurs et producteurs samplent la musique de Cortex sans son accord. Il distribue les souvenirs et les punchlines dans ce long entretien accordé sur le perron de son jardin.
Comment se compose la formation de Cortex aujourd’hui ? J’ai vu que le groupe tournait encore.
Alain Mion – On sera toujours cinq mais la formation évolue en ce moment. Ce qui ne bouge pas c’est moi, avec mon piano Fender et Patrik Bauman à la basse. Il vit en Suède mais il me rejoint pour les concerts. Il y a aussi un jeune batteur de 26 ans ou 27 ans qui va nous rejoindre : Hugo Polon. Très carré, pas forcément très interventionniste. Mais c’est la bonne définition d’un batteur selon moi. Celui que je préfère, c’est Harvey Mason. Le premier batteur des Head Hunters. Il y a aussi quelques batteurs de jazz que j’aime beaucoup comme Peter Erskine et Steve Gadd. Le genre de types qui ne donnent pas l’impression de faire grand-chose mais au final le son pousse tout seul. Il y a plus de quinze ans que je joue avec Patrik, il connaît très bien mon répertoire. On se sent. Avec les batteurs c’est parfois délicat : on peut tomber sur des mecs qui veulent trop s’imposer. J’ai été élevé à la sauce de mecs comme Art Blakey ou Kenny Clarke. La batterie simpliste par excellence : très sobre et très impressionnant en même temps.
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Vous recevez beaucoup de messages de personnes qui ont découvert votre musique grâce au rap ?
Oui très souvent ! Et ça vient de partout. Ce qui est marrant c’est que ma popularité a explosé par rapport à l’époque de Cortex. Je ne raconte pas de char ! Hier j’ai encore reçu un message de Grèce. Il y a beaucoup d’Allemands qui m’écrivent, des Scandinaves… Aujourd’hui la musique de Cortex passe en radio dans plein de pays, notamment aux Etats-Unis sur les radios universitaires. Il y a un mec qui vient de ressortir Troupeau Bleu en cassette à Seattle. Il en a vendu pas mal et il a même reçu des commandes du Japon. C’est assez dingue l’attrait des Japonais pour le jazz-funk. On avait déjà été réédité là-bas par une boîte japonaise.
Ce doit être un sentiment assez particulier de constater que vos morceaux composés en 1975 touchent finalement leur public avec 40 ans de retard ?
J’avais déjà joué en Belgique, en Suisse et au Maroc à l’époque… Donc on peut dire que Cortex avait déjà mis un petit pied à l’international mais rien de comparable à ce qu’il se passe aujourd’hui. Cela fait forcément plaisir et ça me permet de continuer à jouer. Récemment, j’ai fait un concert au New Morning, à Paris. Et un autre au Petit Journal Montparnasse. On est aussi allé jouer à Londres et à Milan. A chaque fois l’accueil a été super. Il y a trente ou quarante ans, je devais ramer. On parvenait à faire un peu parler de nous mais c’était plus compliqué.
Il règne parfois un esprit conservateur dans le milieu du jazz, surtout lorsque de nouveaux courants apparaissent pour briser ou populariser codes. Cela été un handicap pour Cortex à l’époque ?
Ah c’est sûr qu’il y a des gens qui rigolaient. Certains artistes me disaient qu’il n’y avait rien à jouer dans cette musique. Pour eux, Herbie Hancock ce n’était pas intéressant. Ils ne pigeaient pas le truc. Je me souviens avoir enregistré avec un batteur et un bassiste. Je ne citerai pas leurs noms mais c’étaient vraiment des cadors. Des mecs qui avaient joué avec Dexter Gordon ou Johnny Griffin. Ils ont enregistré le truc en vitesse, genre en une seule prise. Pour eux, c’était de la merde.
A cette époque vous gagniez quand même votre vie grâce à la musique ?
J’ai toujours réussi à vivre correctement grâce aux droits d’auteur.
Avant je faisais complètement autre chose. J’étais conducteur de travaux mais je me suis arrêté en 1974. Je ne pensais pas refaire de la musique un jour. Ce travail m’a tellement bouffé qu’un jour j’ai décidé de ne plus jamais bosser comme salarié. C’est à ce moment-là que j’ai monté Cortex. Je jouais avec deux Américains : Jeff Huttner et Allan Jaffey. Piano, basse et guitare. J’ai toujours aimé ce format, en trio, car je n’aime pas trop accompagner les gens. Je ne suis pas un accompagnateur, je suis un soliste. Récemment je suis tombé sur une vidéo de BB King sur YouTube dans laquelle il raconte la même chose à un mec de U2. Autant le dire hein ! J’ai envie de me défoncer, je suis un soliste. L’album Troupeau Bleu avait pas trop mal marché à sa sortie. Et comme je te le disais, à partir de 1975, j’ai toujours reçu des droits d’auteur assez conséquents. Les morceaux passaient en radio, on a fait quelques télés et puis les discothèques payaient quand elles jouaient les morceaux à l’époque. Quelques-uns ont été utilisés dans des documentaires donc derrière tu avais de l’argent qui tombait. En revanche, pour trouver du boulot et des dates de concerts c’était plus compliqué. Quand le groupe Cortex s’est séparé, je me suis un peu cherché mais j’ai réussi à composer un succès au milieu des années 80 avec un projet perso beaucoup plus détendu. Le truc s’appelait Pheno Men et le morceau avait bien tourné en radio. Après il y a eu une rupture : je me suis remis au jazz et je suis parti enregistrer un disque à New York.
Si on reprend l’histoire au tout début, quand vous étiez enfant, qu’est-ce qui vous a poussé à vous asseoir derrière un piano pour la première fois ?
Il y avait un piano à la maison. C’était un Klein. Il venait du Maroc car ma grand-mère l’avait acheté à l’époque où ma famille habitait Casablanca. Plus jeune, elle avait joué avec le grand-père de Sardou mais au début des années 20, elle composait surtout pour des musiques de films muets. Ma mère jouait aussi un peu. Il y a toujours eu un esprit musique dans la famille mais ils étaient tous branchés opérette et variétés. Mon frère aîné lui écoutait du jazz : des trucs comme Art Blakey ou Oscar Peterson. Je suis tombé dedans tout de suite. J’ai pris des cours de piano pendant deux ou trois ans mais ça me gonflait. J’ai arrêté les cours en rentrant au collège et puis je m’y suis remis tout seul vers l’âge de 13 ans. Les deux grands chocs de ma vie ont été Ray Charles et Art Blakey. Et puis Bobby Timmons aussi quand même ! J’ai monté des groupes en amateur avec des copains, on a continué à jouer et puis j’ai évolué.
A quel moment avez-vous décidé de sortir de ce cadre et de ces références classiques pour tenter l’aventure du jazz-funk ?
Cela s’est fait progressivement. Vers 1971, j’étais encore dans un répertoire très jazz. Je jouais des trucs comme Autumn Leaves. Ce qui a marqué la différence, c’est la rencontre avec ces deux musiciens américains qui étaient très influencés par le rock et la pop. De mon côté, j’avais toujours été très mélodiste dans l’âme et j’ai aussi été influencé par des musiciens comme Sergio Mendes. A un moment j’ai été très branché bossa. Des trucs comme Vinicius De Moraes m’ont beaucoup marqué. Et puis à cette époque, Miles a commencé a joué du binaire, Hancock a débarqué avec l’album Head Hunters, Chick Corea est arrivé… Tous ces artistes ont nourri mon envie de proposer autre chose et Cortex est né dans ce contexte.
Vous avez déjà travaillé en tant que pianiste sur des projets d’autres groupes ou pour d’autres artistes ?
Non, jamais. J’ai toujours bossé en mon nom ou sous celui de Cortex. J’ai composé pour une musique de film il y a longtemps et j’ai fait un peu de pub aussi… Des conneries, genre les meubles Atlas tu vois. J’ai une personnalité assez particulière, j’aime bien contrôler la musique que je produis et celle que je sors.
Du coup, j’imagine que ça doit faire bizarre de tomber sur des morceaux de Rick Ross ou Damso qui utilisent et modifient la musique de Cortex 40 ans après ?
Je suis tombé des nues. La première fois que c’est arrivé, je ne comprenais rien à ce qu’il se passait. Je crois que c’était en 2001. Bob Sinclar m’avait pompé un truc. Ca s’était très mal passé avec son label. En gros leur réponse c’était : « Papy, on va t’apprendre comment on fait des disques maintenant « . Il ne faut pas me parler comme ça. J’ai encore des choses à leur apprendre. Je l’ai foutu en procès direct et il a dû banquer. Pas grand-chose hein ! Je l’ai fait assez tôt et il n’avait pas vendu grand-chose.
Il aurait fallu attendre.
Avec lui j’aurais dû attendre, oui (rires). Avec d’autres non. En tout cas c’est vraiment à partir du début des années 2000 que des gens ont commencé à me contacter pour me dire qu’en fait Bob Sinclar n’était pas le seul à m’avoir samplé. Je crois que le premier c’était Madlib. Il avait fallu batailler pour obtenir gain de cause d’ailleurs : je me souviens que Stones Throw ne voulait rien entendre. A cette époque, j’étais dans un milieu très jazz et je ne pouvais rien savoir de ce qu’il se passait dans les autres musiques. Internet a tout changé. Aujourd’hui j’ai des alertes sur Google qui me préviennent en temps réel dès que le nom de Cortex sort quelque part. Et puis il y a le site Who Sampled. Tous mes samples n’y sont pas répertoriés mais je crois qu’il y en a 75 en ce moment… Cela me permet de m’y retrouver.
Certains artistes prennent la peine de vous créditer alors qu’ils vous ont samplé illégalement.
Ils doivent croire que je suis mort. Je n’ai pas une grosse estime pour ces gens. Pour certains rappeurs, le plus important après un succès musical c’est de créer une ligne de vêtements. Ca m’étonnerait qu’un mec comme Beethoven ait un jour pensé à se lancer dans la moutarde. Si tu es vraiment animé par une passion, tu la vis jusqu’au bout. Je ne comprends pas trop comment fonctionnent la plupart des artistes rap. J’ai essayé d’écouter pourtant…
C’est une culture dans laquelle les notions de transmission et de rupture des conventions sont très importantes. Ce que vous racontez au sujet des disques de jazz que vous piquiez à votre grand-frère ressemble énormément à la manière dont certains gamins découvrent le rap aujourd’hui.
Ouais… Mais je n’arrive pas à réaliser ce qu’il y a d’intéressant dans le rap. Je dois être bloqué. Ce n’est pas un « non » définitif. J’aimerais pouvoir rentrer dedans mais c’est compliqué. Je déteste le free jazz et je sais pourquoi : la liberté harmonique totale, ce n’est pas mon truc. Je suis un mélodiste et pour que j’aime un morceau, il me faut un minimum de technique.
L’expression rap a longtemps été enfermée dans un cadre très technique. Il fallait rapper dans les temps, respecter un certain nombre de fondamentaux sur le plan rythmique… Depuis quelques années cette musique s’ouvre beaucoup plus à la mélodie justement. Et les artistes semblent plus libres. Vous avez écouté des mecs comme Damso ou Sopico qui ont samplé I Heard a Sigh de Cortex ?
J’ai écouté Amnésie de Damso et j’ai l’impression qu’il évolue quand même dans un cadre assez structuré. C’est en place. De ce point de vue-là il n’y a rien à dire. Ce qui me dérange le plus, c’est qu’il a baissé le pitch du morceau original que j’ai composé. C’est n’importe quoi. Sopico : mon avocat lui a envoyé une lettre mais ce n’est pas allé plus loin. Il a quatre sous pour vivre je ne vais pas l’embêter pour le mettre sur la paille. Ce n’est pas le but. Il y a quand même des étapes à respecter : avant de sortir le morceau ils auraient pu contacter mon éditeur pour demander les droits. Aux Etats-Unis, les mecs bossent beaucoup mieux. Généralement, une boîte de clearance te contacte, ils te proposent un chiffre, tu discutes un peu et ça se concrétise. Et il n’y a pas de lézard. C’est ce qu’il s’est passé avec Lupe Fiasco par exemple. Avec Rick Ross aussi c’était propre. Même si après je crois qu’il m’a fait une entourloupe. Il a d’abord sorti un truc sur une mixtape car, apparemment, ce format échappait au cadre légal sur les samples… Et puis finalement je crois qu’il a refoutu le morceau sur un album.
https://www.youtube.com/watch?v=-d214OJCkMM
Selon plusieurs sites, votre nièce écoute souvent du rap et elle vous remonterait les infos sur les samples illégaux.
Elle écoute des trucs de son âge donc il lui arrive d’écouter du rap, oui. Cet été, un journaliste du Mouv’ a fait un article en racontant que ma nièce était la maîtresse de Damso et qu’elle m’avait demandé de l’attaquer en justice pour se venger. Bon, c’était évidemment sur le ton de la blague mais c’était très, très lourd. Mon avocat a appelé Radio France direct et ils ont retiré le truc immédiatement [NDLR : l’article et le passage sont toujours en ligne]. En fait c’est EMI qui m’a prévenu du sample utilisé par Damso. Certains de mes morceaux sont chez eux mais pas celui-ci… Mon problème dans cette histoire ce n’est pas Damso. Je pense qu’il est passé par ce qu’ils appellent des beatmakers en plus. Non, le vrai souci c’est le label. Ils sont commerçants, ils gagnent de l’argent donc ils me doivent quelque chose. Demain, si je me mets à vendre des vélos volés je vais avoir des ennuis. J’ai cru comprendre que Damso est proche de Booba non ? C’est marrant car la première fois que j’ai entendu parler de Booba, c’était lorsqu’un autre mec qui se faisait appeler Cortex le cherchait partout sur Internet. Encore quelqu’un qui a voulu surfer sur mon nom (rires).
Vous êtes Cortex, le morceau de Damso s’appelle Amnésie : cette histoire risque d’alimenter les théories du complot dans les cerveaux des Youtubeurs spécialisés en rap et en conspirations.
Ah il y a même des gens spécialisés là-dedans maintenant ? Ce qui m’embête le plus dans cette histoire en fait c’est que le morceau original a des paroles très poétiques en anglais. Quand j’ai écouté les paroles qu’il a rajoutées par-dessus je n’ai vraiment pas apprécié. Il aurait pu choisir la Chevauchée des walkyries et ça aurait été parfait.
Propos recueillis par Azzedine Fall
Cortex sera en concert à Mons en Belgique samedi 16 septembre
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