L’hommage à Sterling Morrison, discret mais essentiel guitariste du Velvet Underground.
Sterling disait que le cancer était comme les feuilles en automne une de ces phrases dont il avait le chic ; il adorait la langue anglaise. Quand je lui ai demandé s’il avait une guitare sur laquelle il pouvait jouer à l’occasion, il a dit oui, qu’il en avait une, mais qu’il avait vu sept il les avait comptées , sept couches de peau se détacher de son corps, ce qui avait rendu le fait de jouer de la guitare, et pas mal d’autres choses, très pénible. Ce sens de l’observation était typique de Sterling. En fait, ça m’a sauvé la vie un jour. Nous jouions dans un hangar d’avion, en 1966, à Los Angeles. C’était deux ans après avoir quitté le lycée, où nous nous étions rencontrés, collègues d’études et potes musiciens. J’étais debout à côté d’un micro quand j’ai entendu Sterling me crier, sans panique, « Surtout ne bouge pas. » J’ai tourné la tête juste à temps pour voir de la fumée et une des cordes de ma guitare totalement consumée par un court-circuit. J’aurais été réduit en cendres.
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Pour aller chez lui, j’ai pris le train depuis New York, des idées noires en tête et pas la moindre suggestion à lui faire. J’ai été frappé par sa taille. Peut-être cette impression était-elle accentuée par le côté totalement décharné de ce corps autrefois musclé. Il était chauve et n’avait plus que la peau sur les os. Mais ses yeux. Ses yeux étaient aussi clairs et vifs que chez vous et moi. Pas une seule fois il ne s’est plaint. Nous avons parlé de musique et des anciens copains du groupe. Et on a discuté baseball. Nous n’avons jamais parlé de ce qui lui arrivait.
Maureen, vieille amie et batteuse du Velvet, et la femme de Sterling, Martha, étaient descendues au rez-de-chaussée. Sterl était au lit, on aurait dit que le sommeil l’emportait. Je me suis demandé si je devais partir. Je me suis approché du lit pour dire au revoir, lorsqu’il a subitement sorti un bras. « Aide-moi à me relever », m’a-t-il-dit. Malgré la maladie, il avait conservé sa force. Mais de toute façon, il avait toujours été le plus fort. Quand il jouait ses solos passionnés, je voyais toujours en lui un mythique héros irlandais, crachant le feu par ses narines. Nous sommes restés assis comme ça, lui droit dans le lit, moi le dos tourné à une fenêtre ouverte. Je lui tenais la main. Toutes mes questions trouvèrent une réponse et toutes les divergences du passé se résolvèrent. Dans ces moments extraordinaires où les hommes transcendent leurs corps et où les mots sont prononcés à leur risques et périls, dans ces moments qui dépassent le discours et l’image, dans ces moments que seul un artiste peut saisir, j’ai vu mon ami Sterling : Sterl, le formidable guitariste, capitaine de remorqueur, professeur d’université, raconteur suprême (en français dans le texte), polémiste, drôle, brillant. Sterl, l’architecte de cet effort monumental, avec un courage et une dignité ahurissants. L’âme guerrière du Velvet Underground.
J’ai raté le train qui devait me ramener à New York et je suis resté assis sur la chaussée à en attendre un autre. J’avais salement besoin d’une cigarette et d’un verre d’alcool. Mon Dieu, me suis-je dit, nous ne jouerons plus jamais de guitare ensemble. Plus de Nico. Plus d’Andy. Plus de Sterling.
Le jour de l’enterrement, j’étais à Cleveland, je jouais du rock’n’roll ma façon de répondre à chaque situation de crise. Au moment où les accords de Sweet Jane ont commencé à tournoyer, je me suis mis à espérer que mon ami, où qu’il soit, les entende et se marre un bon coup. Après tout, il avait été le premier à entendre ce morceau, la nuit où je l’avais composé, plus de vingt-cinq ans plus tôt. C’était en plein été, avant que les feuilles ne commencent à tomber, avant l’automne.
Lou Reed
© New York Times Magazine, 1995.
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