La musicienne nous reçoit dans son repaire de peintre à Londres et nous raconte le bonheur de voir se rencontrer son obsession pour la musique et le public.
Dana Margolin me donne rendez-vous dans son atelier situé dans le quartier de Stoke Newington, à quelques encablures de Dalston et de son bouillonnement culturel. La zone est un enchevêtrement anarchique de petits entrepôts envahis par les mauvaises herbes et de résidences victoriennes populaires typiques des faubourgs de Londres. Devant les uns comme les autres sont garées n’importe comment des camionnettes de plombier et des bagnoles rafistolées.
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“Au fait, passe un coup de fil quand t’es devant, je suis déjà dans le coin”, m’écrit-elle sur WhatsApp tandis que je cherche le n°24. J’appelle et le glissement d’un verrou débloque soudainement dans mon dos une porte en fer. “Hey salut !” Dana se tient là, vêtue d’un sweatshirt à capuche taché de peinture et à l’effigie de Ian Sweet, le projet dream pop de la Californienne Jilian Medford. Le bâtiment est plus grand qu’il n’y paraît et se déploie sur trois étages, constellés de pièces plus ou moins spacieuses.
Si vous cherchez Dana, c’est ici que vous la trouverez la plupart du temps. Du moins lorsqu’elle n’est pas en tournée mondiale avec Porridge Radio, le groupe indie rock dont elle est la leader. Un certain nombre d’artistes, plasticien·nes, dessinateur·rices, graphistes partagent habituellement ce repaire au plancher qui craque, mais les locaux semblent ce jour-là désertés de toute présence autre que la nôtre. Son coin à elle se trouve au sommet d’une mezzanine accessible, à la condition expresse de ne pas être trop bourré·e, par une petite échelle étroite et branlante.
Là-haut, elle stocke ses tableaux et ses feuilles volantes noircies de poèmes. Des piles entières s’y entassent et menacent de s’effondrer. C’est notamment dans cet espace riquiqui qu’elle conserve la toile originale qui illustre la pochette de Waterslide, Diving Board, Ladder to the Sky (2022), l’album qui a fait du quartet de Brighton une des têtes d’affiche les plus prisées de la nation indie.
“Tu veux du thé ? Ou un café peut-être ?”
Une odeur de café carbonisé s’échappe de la cuisine baignée de soleil, un beau soleil de février qui, loin du tumulte saturé du centre de Londres, me donnerait presque l’illusion qu’on est quelque part perdu dans la campagne anglaise. D’autant que la chanson éponyme du disque précité, dépouillée, acoustique, à peine éclairée par des notes de synthé éparses et qui sonne comme une version moderne du Something in the Way de Nirvana, a tourné en boucle dans mes oreilles le temps du trajet qui m’a mené jusqu’ici, me plongeant dans une torpeur automnale.
“Tu veux du thé ? Ou un café peut-être ? Je préfère te le dire, je fais très mal le café. Ma sœur est passée tout à l’heure et elle m’a dit que c’était le pire qu’elle ait jamais bu”, m’avertit-elle. Sans aller jusqu’à dire que c’est le pire qu’il m’ait été donné de boire, c’est vrai qu’il n’est pas bon, son café. Mais la sérénité imposée par la musicienne à cet instant partagé le rend déjà culte et inoubliable.
On traverse un hangar dans lequel la propriétaire des lieux aménage de nouveaux bureaux avec l’aide de Dana
Tasse fumante à la main, elle m’invite à la suivre dehors, histoire de se griller une clope et de profiter du ciel bleu. Avant de franchir la porte qui doit nous conduire dans l’arrière-cour jonchée de matériaux de construction, on traverse un hangar dans lequel la propriétaire des lieux aménage de nouveaux bureaux, séparés par de grands parpaings en bois, avec l’aide de Dana qui, elle, trouve dans l’accomplissement de cette tâche rustique et manuelle une certaine forme de satisfaction réparatrice.
De Brighton à Londres
Les fesses posées sur une terrasse de fortune constituée de vieilles palettes, Dana évoque son retour récent à la normale après des mois passés sur la route avec son groupe et le soulagement de n’avoir qu’une discussion informelle avec un journaliste, sans disque ou quoi que ce soit d’autre à défendre : “On est allés partout : aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Europe. De septembre à décembre 2022, on ne s’est quasiment pas arrêtés de tourner. On a peut-être eu cinq ou six journées off. Il y a d’abord eu les reports de dates, puis Waterslide… est sorti et nous avons enchaîné avec une nouvelle tournée. On est rentrés il y a un mois et demi et, depuis, je prends du plaisir à profiter de ma routine quotidienne. C’est un peu perturbant d’ailleurs, j’ai dû réapprendre à faire des courses, acheter de quoi me nourrir, cuisiner. Ce genre de choses que tu peux avoir tendance à oublier quand tu passes ta vie dans un tour bus.”
Porridge Radio a débuté sans aucune idée derrière la tête il y a un peu moins d’une dizaine d’années, quand Dana, Londonienne partie faire ses études à Brighton – ville balnéaire du sud de l’Angleterre connue pour sa concentration de rades et de salles de concert, et où l’on peut avoir la chance de croiser Nick Cave à la boulangerie –, a rencontré Sam Yardley (batteur et coproducteur du dernier album), Maddie Ryall (à la basse) et Georgie Stott (aux claviers), qui ont grandi loin de la capitale. De son côté, Dana écrit alors, et depuis toujours, sans trop mettre de nom sur cette activité que l’on nomme communément le songwriting.
“J’ai juste réalisé à 17, 18 ans que ce que j’écrivais jusque-là pouvait devenir des chansons”
“La seule raison pour laquelle je suis musicienne aujourd’hui, c’est parce que, avant même de savoir jouer d’un instrument, j’étais obsédée par la musique. Ça a toujours été obsessionnel chez moi. Je n’avais pas de plan, j’ai juste réalisé à 17, 18 ans que ce que j’écrivais jusque-là pouvait devenir des chansons. Mais quand on a commencé avec Porridge Radio, on ne faisait que déconner ensemble. Nous n’avions aucun but à atteindre. Les choses se sont révélées petit à petit. On a compris que la musique nous procurait quelque chose et que nos morceaux parlaient aux gens qui nous écoutaient. Vivre de cela est alors devenu une option et on a tenté le coup. On a très vite eu cette chance de pouvoir faire la musique qui avait du sens pour nous sans avoir la pression de devoir répondre à une attente. Ce qui m’importe le plus, c’est de m’assurer que les personnes avec qui j’enregistre ces chansons sont heureux du résultat. Travailler avec des gens qui croient sincèrement en ta vision, pour un artiste, ça fait toute la différence.”
De Brighton, Dana se souvient même avoir partagé des scènes avec Ollie Judge de Squid, qui vaquait à l’époque à d’autres projets musicaux. Entre deux gorgées de café, elle évoque aussi la taille minuscule de la ville et sa manière d’enfermer ses ouailles dans un cercle plus petit encore, surtout quand on a un groupe de rock. “Quitter Brighton a aussi été un moyen de rompre ce cercle qui peut vite t’aspirer”, dit-elle, avec un sourire qui trahit des crises existentielles passées. Quand d’autres ont tendance à fuir Londres, à l’instar des Squid Ollie Judge et Anton Pearson, partis vivre à Bristol pour échapper à la saturation de la métropole britannique, Dana aspire plutôt à y revenir, tant elle se sent bien là, dans ce paysage peuplé de près de 9 millions d’êtres humains parmi lesquels elle peut passer inaperçue.
“Ce qui est vital ou non”
“Il y a toujours de la musique à Londres et toujours un truc à faire, poursuit-elle. Je vais à des concerts plusieurs fois par semaine, que ce soit pour voir des artistes complètement DIY ou des shows dans des stades. J’ai vu The 1975 l’autre jour, par exemple. Je ne sais pas si c’est mon truc, mais je crois que j’ai aimé le moment que j’ai passé. J’ai envie de voir de grands spectacles cette année et de me fondre dans la foule, être témoin de l’expérience des autres. Voir les gens communier et ressentir ce que ça fait d’en être, même si je ne suis pas fan de la musique. J’ai grandi dans la banlieue londonienne, et pour moi, Londres, c’était le centre de l’univers. Marcher dix minutes jusqu’à la station de métro pour aller assister à n’importe quelle manifestation culturelle a été pour moi l’une des expériences les plus significatives de mon adolescence.”
Dana me confie aussi qu’elle réfléchit souvent à ce que le succès de Porridge Radio peut bien vouloir dire pour elle. Est‑elle satisfaite ? Fière de produire une musique qui résonne dans le cœur des gens, tout en ayant du sens pour elle ? Dans le flot continu de la vie londonienne, elle n’est jamais trop embêtée ni même sollicitée, parce qu’elle évolue encore dans cette sphère indie qui n’a rien à voir avec le monde dans lequel pataugent Ed Sheeran ou Dua Lipa.
“C’est agréable de sentir que ce que tu fais touche les gens d’une manière ou d’une autre”
Néanmoins, elle note qu’à la fin de chaque concert, on vient la voir, pas forcément pour un autographe, mais pour prolonger le moment partagé lorsqu’elle était sur scène pendant une heure et demie : “La plupart des gens qui viennent à ma rencontre me disent ce que ma musique représente pour eux, ce qu’ils ont réussi à surmonter grâce à elle. C’est incroyable de penser que ta musique peut aider quelqu’un à traverser les épreuves de la vie. D’autant plus incroyable que la musique des autres m’a moi-même aidée à survivre à toutes sortes de phases douloureuses, mais aussi à partager des bons moments. C’est agréable de sentir que ce que tu fais touche les gens d’une manière ou d’une autre.”
Cette dichotomie de l’artiste que l’on sollicite et de l’artiste qui se fond dans la fosse pour appréhender ce que ressent une foule au contact de la musique populaire raconte sûrement quelque chose. “Assister à la première partie de mon show est quelque chose que j’adore”, rigole-t-elle, tandis que le moment de mettre les voiles approche et, pour Dana, de retourner à sa peinture.
“Quand tu pars en tournée, tu es plusieurs mois sans espace pour te poser, respirer ou prendre le temps de considérer ce que est vital ou non pour toi. Tu sais juste que tu dois être à tel endroit pour monter sur scène et repartir à telle heure pour refaire la même chose le jour d’après. Je dois à chaque fois faire au mieux, que je sois malade ou exténuée, parce que les autres dépendent de moi. Sur la route, tu ne penses pas à autre chose que ce dont tu as immédiatement besoin. Là, avant de repartir, je veux réfléchir à ce qui me rend heureuse. Ou, plutôt, à ce qui a du sens pour moi. Je pense que c’est plus pertinent que de parler de bonheur.”
Porridge Radio en concert au Midi Festival, Hyères, le 21 juillet.
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