Michka Assayas, biographe de Bono, a testé pour nous le nouveau U2. Humble et effacé, le groupe s’est mis au service du sorcier Eno, producteur de l’album.
Première impression : cette fois, on dirait que U2 a participé à un album de son producteur Brian Eno, et non l’inverse. Ce qui fera sans doute plaisir aux ennemis d’un groupe qui, en trente ans de carrière, en a exaspéré plus d’un. Bien sûr, on reconnaît U2, mais la présence des quatre semble ici floue et lointaine. Leurs deux albums précédents, All That You Can’t Leave Behind (2001) et How to Dismantle an Atomic Bomb (2004), les avaient mis en gros plan. U2 cherchait à y faire entendre le pouls de sa musique, réduite à son noyau (d’autres ont pensé : à sa plus simple expression).
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Ce désir de U2 de revenir au “coeur de son métier”, comme on le dit d’une entreprise qui s’est trop diversifiée, a eu pour effet d’inverser les courants de popularité : le public qui aime sans trop penser, décontenancé par les expérimentations des années 90, y a retrouvé “son” groupe ; en revanche, le public qui pense (parfois trop) avant d’aimer, naguère impressionné par l’electro-rock grinçant de Numb et Discotheque, s’est détourné, haussant les épaules. La nouveauté de No Line on the Horizon, c’est de se situer ailleurs. Où ? Après une dizaine d’écoutes, difficile à dire. Peut-être est-ce pour ça qu’on y revient.
L’album démarre dans la peur. Le morceau-titre vibre d’une intensité angoissante, entre metal et electro. Bono y chante en criant, comme essoufflé, appelant à l’aide. On se rappelle la violence de Zoo Station dans Achtung Baby (1991). Fausse piste. Quand le refrain arrive, ce blues industriel s’efface : une petite pluie de notes de The Edge évoque un état d’âme apaisé et bienheureux, la voix de Bono se fait douce et caressante. Et puis l’effroi revient, avant de s’interrompre brusquement, comme si le signal était perdu. Mais il y a peu de fureur à l’horizon.
Dans Get on Your Boots, Eno fait retrouver à U2 quelque chose du mélange de glam-rock et de psychédélisme de ses débuts de chanteur solo ; dans Breathe, dont le groupe a donné une version autrement forte en direct au Grand Journal de Canal+, il y a bien une nervosité jaillissante explosant dans le lyrisme. Quand Bono et U2 s’abandonnent au rock’n’roll, c’est, de manière touchante, pour retrouver le hit-parade de leur enfance, au début des années 70 : les Who, Roxy Music, T. Rex.
Pour le reste, les producteurs Eno et Daniel Lanois, coauteurs de la moitié des titres, entraînent U2 dans un monde de bruissements discrets, évoquant l’aube ou le crépuscule. Comme me l’a confié TheEdge : “Les chansons sont nées des sons, et non l’inverse.” Et là, Eno est au sommet de son art. Il y a des chants d’oiseaux, des grésillements mystérieux, des machines tristement détraquées. C’est un art de la sourdine et de l’effacement, où la voix de Bono, petit homme qu’on a l’impression d’entendre de loin, se fond dans la beauté des paysages où il se glisse. Eno nous fait retrouver, sans la raideur des Talking Heads, ces mirages de gospel, choeurs à l’unisson, qu’il affectionne, ces hymnes liturgiques un peu cabossés.
Les riffs de TheEdge sont là, mais comme frêles et transparents, posés avec une délicatesse infinie. Quant à Bono, je crois qu’il a compris : au lieu de crier comme jadis ses images et ses aphorismes, souvent drôles, d’ailleurs (“Every beauty needs to go out with an idiot”, c’est bien trouvé), il les dit avec délicatesse, comme en passant, avec grâce et légèreté : peut-être que c’est l’âge (il me casserait sûrement la gueule si je lui disais ça). Un album de U2 discret, insidieux, qui ne cherche pas à attirer l’attention de toutes ses forces ? Ben oui, ça existe.
Album : No Line on the Horizon (Island/AZ/Universal)
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