Homme de labeur et d’ombre, The Edge inventa la guitare cheveux au vent, aussi lyrique et emphatique que le chant de Bono. Il fut pourtant le moteur de la remise en question du groupe, redoutable censeur des extravagances de son chanteur, solide tenancier de la maison de Dublin. Chaleureux, vif et humble, il explique le fonctionnement invraisemblable de U2 et pose la question : « Est-ce bien raisonnable à nos âges ? »
Comment éviter la routine après vingt ans de carrière ?
Nous avançons toujours à tâtons, U2 est en phase de développement. Il y a toujours des défis, des éclats de rire, des lésions cérébrales, des découragements, des lassitudes… Mais dans l’ensemble, on n’a jamais arrêté de s’amuser. A plusieurs reprises, j’ai songé à tout arrêter. Quand on a vieilli, comme moi, avec les mêmes copains depuis vingt ans, de façon si rapprochée, si intense, il y a forcément des moments d’exaspération. U2, c’est vraiment un gang de rue qui n’a jamais grandi. Alors, parfois, j’ai la tentation d’aller voir ailleurs si je ne peux pas vivre un peu sans U2, si je suis capable d’exister en dehors de ce cocon, de cette protection. Malheureusement, je n’ai jamais trouvé quoi que ce soit d’aussi passionnant.
As-tu beaucoup sacrifié pour le groupe ?
Je ne regrette aucun des sacrifices. Personne ne pleurniche, mais nous sommes tous conscients que notre vie n’est pas normale, que certains aspects du quotidien nous sont interdits. Chris Blackwell, le fondateur de notre label Island, a dit un jour qu’une rock-star ne devrait jamais se marier car elle était déjà mariée à son groupe. C’est malheureusement vrai. Il a fallu une rude bagarre pour préserver, jalousement, une vie privée. Ça, c’est grâce à Dublin : un havre de paix où nous pouvons fréquenter nos amis, mener une vie de famille. Il y existe un respect de la vie privée, une bonhomie que les Anglais ignorent. Dublin me permet de garder les pieds sur terre : certains copains s’en chargent à merveille. Ils m’aident à voir le ridicule dans ce que nous faisons, la futilité dans ce que nous vivons. Car nous avons parfois été, sans nous en rendre compte, ridicules (rires)… Quelquefois, je vois Bono sur scène et après le concert, je lui dis « Ecoute, Bono, je n’ai pas l’impression que ce soit très raisonnable de faire ça à nos âges. » D’un autre côté, c’est exactement pour cette raison que nous nous sommes jetés à corps perdu dans ce groupe : pour ne jamais devenir adultes.
Pourtant, régulièrement, vous avez tenté d’échapper à la frivolité de la pop-music en tentant des albums adultes et respectables, comme Zooropa ou The Passengers.
Curieusement, c’est en enregistrant ces disques que nous nous sommes le plus amusés : nous avons privilégié l’expérimentation, sans tenir compte d’une logique ou de responsabilités. Car parfois, le poids de notre histoire est lourd à porter en studio, ça finit par nous conditionner… Tandis qu’avec l’album des Passengers, on savait qu’aucune des chansons n’était destinée à être jouée un jour sur scène, que le public n’attendait rien de précis. Il n’y avait pas de règles, que du flou : on a pu essayer des choses qui n’auraient sans doute pas été possibles sur un disque de U2. A la fin, notre batteur Larry Mullen s’est mis en colère, pensant que nous étions allés trop loin dans l’autre direction, que nous avions franchi la frontière qui sépare la prise de risque de la prétention. Pour moi, c’était un contrepoids nécessaire à certains de nos albums plus conventionnels.
Cherchiez-vous à prouver à vos détracteurs que vous étiez capables d’échapper au rock ?
Je n’ai jamais eu de complexe vis-à-vis du rock, que je considère comme une vraie forme d’art. Mais en même temps, nous sommes toujours très mal à l’aise quand on nous considère comme des artistes. Je refuse de considérer le rock comme un art inférieur à la peinture ou à la musique classique. Le but de l’art est de communiquer directement avec les gens et en ce sens, le cinéma et le rock sont les seuls arts vitaux de l’époque. C’est là que ça se passe, que les gens s’informent, se forment. Je suis parfaitement satisfait, sans la moindre jalousie, de notre position. Je n’ai jamais eu envie d’être un artiste maudit. U2 n’a jamais voulu devenir un objet de culte underground. Le vrai défi, c’était de toucher des millions de gens sans accepter le moindre compromis, sans devenir inoffensifs. Et non pas de rester intègres en ne vendant que quelques milliers de disques.
Le succès vous a-t-il régulièrement dépassés ?
Notre chance, c’est notre stabilité : nous avons résisté, en bloc, aux vagues. Parfois, nous avons été ébranlés, sonnés. Mais nous avons toujours été conscients, nous ne nous sommes jamais perdus en route. Nous sommes vraiment quatre copains. Alors, si l’un de nous se perd en route, on l’attend, on l’aide à retrouver le chemin. Il est parfois arrivé que l’un de nous s’éloigne dangereusement de la réalité : les autres se sont immédiatement chargés de lui parler, de le faire redescendre sur terre. On parle beaucoup chez U2. Car ici il n’y a pas de leader, mais quatre personnes qui prennent les décisions. Nous sommes encore plus démocratiques que les Beatles, chaque chanson terminée a reçu l’aval de chacun. Ce qui n’empêche pas les chemins pour y parvenir d’être régulièrement chaotiques. La moindre objection de l’un de nous est immédiatement prise au sérieux. Parfois, humainement, c’est dur à vivre : je présente au reste du groupe une chanson que j’ai écrite dans mon coin et je suis presque humilié de les voir la disséquer, l’analyser. C’est comme un examen de passage, qui nous enseigne l’humilité : rien n’est acquis, personne n’est intouchable. Car tout est offert à la critique. Ça nous oblige à nous surpasser.
Comment gérez-vous les frustrations forcément liées à votre prise de décision démocratique ?
On s’engueule régulièrement. Par exemple, j’avais enregistré une première version de If God will send his angels à la guitare sèche et en cours de route, la chanson a pris une direction radicalement différente. J’étais hostile à ce changement, je trouvais qu’il affaiblissait la chanson. Une fois la chanson terminée, j’ai demandé à ce qu’on en fasse une autre version, plus fidèle à mon idée. Et on a mis les deux versions, diamétralement opposées, en balance. C’est là qu’on s’est aperçu qu’il y avait une troisième voie, au milieu. Nous fonctionnons ainsi : si l’un de nous tient à une idée, on la pousse jusqu’au bout, pour voir ce que ça donne à échelle réelle. Ça permet de reconnaître ses erreurs sans être frustré par un refus à la base. C’est pour cette raison qu’il nous faut des années de studio avant de finalement enregistrer un disque. Chaque piste est explorée. Une fois les décisions prises, par contre, enregistrer un album n’est plus qu’une formalité.
Passez-vous plus de temps à parler qu’à jouer ?
On passe notre vie à mégoter, à bavasser. C’est pour ça qu’il est important d’avoir, autour de nous, des personnalités comme Flood ou Brian Eno. Eux débarquent avec leur mentalité anglaise, leur côté droit au but, pragmatique. Alors que nous, on pourrait tergiverser pendant des années, tout discuter sans avancer. C’est propre aux Irlandais. Nos invités élèvent le niveau : je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un d’aussi intelligent et malin que Nellee Hooper. C’est très stimulant d’avoir l’intelligence de ces gens à nos côtés. Même si on n’est pas toujours d’accord avec eux, c’est un plaisir d’avoir des interlocuteurs de ce niveau avec qui s’engueuler. Un type comme Brian Eno, ça relève sérieusement le niveau des disputes dans un groupe de rock.
Qu’a-t-il changé en vous, puis dans le groupe ?
Il nous a apporté une droiture, une sorte de rigueur intellectuelle. Nos premiers disques étaient enregistrés sous le coup de la passion, uniquement à l’instinct et à l’énergie. Eno nous a apporté un côté plus analytique. Ce n’est pas que nous étions des idiots, mais il nous a amené sa vision très art-school des choses. C’était passionnant, enrichissant. Surtout qu’on savait, depuis le départ, que nous étions suffisamment forts pour que les disques de U2 ne se transforment pas en disques de Brian Eno. Il n’y avait donc aucune méfiance juste de l’intérêt et de l’éducation.
Dois-tu parfois rogner sur tes goûts, sur tes aspirations pour te conformer à U2 ?
Oui, on est obligé de laisser aux vestiaires certains de ses désirs, certains traits de sa personnalité. Les autres membres du groupe ont eu tendance à m’amputer… Mais c’est ce qui fait de U2 un vrai groupe, une collaboration passionnante. Il n’y a jamais de leader mais quatre personnes se battant constamment pour trouver un terrain d’entente. Dans la plupart des cas, ça a été au bénéfice des chansons. Mais parfois, peut-être avons-nous perdu des idées fortes dans ce processus démocratique.
T’es-tu parfois senti trahi, désavoué ?
Ça arrive à l’occasion d’être très frustré. Mais je ne pense pas que sortir un album solo soit le rêve secret de l’un d’entre nous, qu’il y ait un besoin physique de se délivrer. Je l’ai déjà fait j’ai publié une musique de film et je sais ce que j’ai perdu en me retrouvant seul.
Quelle est la facette de The Edge qui n’est jamais représentée chez U2 ?
C’est très difficile à estimer, car une grande partie de mon travail est influencée directement par les autres : par la force et l’attitude de Larry Mullen, par la rigueur intellectuelle de Bono, par l’instinct et l’âme d’Adam Clayton… Aucun de nous ne s’attend à ce que ses propositions passent intactes à travers les différents filtres. Sinon, il n’y aurait que des albums solo. C’est le commencement de la fin quand un groupe laisse chacune de ses voix s’exprimer à tour de rôle.
As-tu l’impression que U2 a, parfois, perdu de sa rigueur ? Notamment à l’époque de Rattle & hum.
A cette époque, nous avons quitté notre route et emprunté une déviation. Ça paraît ironique aujourd’hui, mais on voulait que cet album soit fait de bric et de broc, un peu comme un pirate. Il ne devait y avoir que des chutes de studio et quelques chansons live, sans fioritures. Et puis, en cours de route, l’idée de base publier un simple document a changé sans qu’on s’en aperçoive. Le projet est devenu plus ambitieux, ressemblant de plus en plus à un nouvel album studio. On était bloqués à Los Angeles, on a un peu perdu prise, on s’est laissé dépasser par les événements.
Avez-vous, depuis, connu de telles périodes de laisser-aller ?
Ça nous est arrivé à la fin de la tournée Zoo TV. Nous avions désespérément besoin de prendre des vacances et pendant douze mois, en 94, on a tout laissé tomber. Une année merveilleuse pour chacun d’entre nous. En revenant, nous avions retrouvé notre acuité : nous avons enregistré quelques bricoles en 95 dont les génériques de Batman et de Mission : impossible et nous nous sommes plongés dans l’écriture de l’album des Passengers. C’était un peu l’échauffement pour 96 et le retour aux affaires de U2.
Te sentais-tu coupable, en 94, de délaisser à ce point la musique ?
Au lieu de la jouer et de la composer, je me suis remis à l’écouter. Ce fut une année riche en découvertes : le premier album de Beck, Black Grape, des tonnes de maxis de dance-music… J’ai passé l’hiver à Dublin, avec ma copine, puis une longue période en France, sur la Côte d’Azur… Pour la première fois, j’ai réussi à me déconnecter totalement de U2. C’était une question de survie, si on voulait un jour refaire du travail sérieux. C’est à cette époque que l’on a racheté, à Dublin, le vieux Clarence Hotel. Ça faisait des années qu’on cherchait à ouvrir une bonne discothèque où l’on pourrait, sans rougir, sortir nos copains londoniens ou américains en virée irlandaise. Mais en raison de lois obscures, les boîtes doivent faire partie d’un hôtel. Voilà comment nous nous sommes retrouvés propriétaires du Clarence et, surtout, de son sous-sol. Quand nous étions gosses, c’était un endroit miteux où nous traînions. Et nous en avons fait un hôtel de luxe. Notre discothèque a été élue « club de l’année » par le magazine anglais Mix. Ça a entraîné l’ouverture de plusieurs clubs passionnants à Dublin.
Après de si longues vacances, y avait-il un besoin de revenir à la musique ?
Nous ne pourrions pas supporter de vivre ainsi à temps plein. Nous crevions d’envie de revenir à la musique. En nous retrouvant, nous nous sommes montré, comme des gosses, nos exercices de vacances. Et finalement, début 96, nous nous sommes rendu compte que nous étions prêts. Nous avons fait venir Nellee Hooper, puis Flood… Pendant six mois, nous avons accumulé des bouts de chansons, des idées et puis, comme d’habitude, nous avons enregistré très vite, sans trop nous soucier des détails.
Y avait-il, comme à l’époque d’Achtung baby, un besoin de réinventer U2 ?
Nos chansons les plus intéressantes sont toujours nées de l’expérimentation. Alors aujourd’hui, nous explorons volontairement, nous tentons consciemment des choses inédites, car nous savons que c’est le seul moyen de maintenir U2 en vie. Et puis, nous demeurons, viscéralement, des fans de musique et nous ne pouvons pas rester hermétiques à ce qui nous touche. Nous n’avons jamais fermé la porte de notre studio à l’air du temps. Il serait suicidaire de rester fidèle à un son, je m’ennuierais à mourir. Il ne faut pas oublier que nous vivons à Dublin, ce qui est un énorme avantage et un terrible inconvénient. Car nous ne sommes pas au coeur d’une scène, comme ce serait le cas à New York ou Londres. Bien sûr, parfois, c’est frustrant : on entend parler de groupes dont on ne peut pas trouver les disques ou voir les concerts. Avec ce risque : finir par perdre le contact, devenir condescendants et méfiants. On cherche à tout écouter, ce qui ne veut pas dire tout prendre : il y a un énorme filtrage. C’est un besoin, il faut alimenter la passion, l’excitation. Le fait de vivre à Dublin a préservé le charme : pour nous, la musique demeure un mystère, nous n’avons jamais connu le cynisme. Rien n’est plus exaltant pour moi que d’entendre un disque qui explore de nouveaux territoires.
Comment ne pas devenir des vampires, des suceurs de sang neuf ?
L’une des forces et l’une des faiblesses de U2 est d’être un groupe. Quelqu’un comme David Bowie peut facilement, du jour au lendemain, enregistrer un album de drum’n’bass. Nous ne pouvons pas prendre des virages aussi serrés. Je vois mal U2 enregistrer un album de folklore bulgare. Les changements rapides sont impossibles chez nous, tout doit se passer par évolution naturelle, en prenant en compte quatre avis. Nous devons adopter, adapter chaque nouvel élément avant de l’utiliser. On ne peut pas se contenter de piocher chez les autres, il faut vraiment croire, comprendre, apprendre à connaître chaque nouveau son avant de s’amuser avec. Bowie, lui, n’a personne à convaincre. Mais chez nous, il faut convaincre : il a fallu des années au bassiste Adam Clayton pour nous communiquer sa passion pour le hip-hop. Moi, j’ai eu du mal à faire partager aux autres ma passion pour la techno la plus dure, la plus industrielle… Bono, lui, s’intéressait plus au côté expérimental de quelques groupes anglais, comme My Bloody Valentine. Il y a sans cesse des échanges d’idées et de disques au sein de U2.
U2 était très méfiant vis-à-vis de la dance-music, à la fin des années 80. Comment avez-vous finalement été convaincus ?
Ça m’a vraiment passionné quand des groupes ont commencé à réfléchir en termes d’albums, en termes de contenu au lieu de rester fidèles aux canons de la house ou de la techno. Dans les années 80, j’achetais des centaines de maxis, je suivais de près des groupes comme 808 State. Je me souviens avoir été particulièrement secoué par le maxi Glider de My Bloody Valentine, où on entendait un nouveau langage mêlant le meilleur du rock et de la dance : un grand groupe de rock, mais avec la discipline de la dance-music. Et puis sont arrivés les Chemical Brothers, Underworld, Leftfield : on y sentait une fibre nouvelle. Ça expérimentait dans tous les coins, avec plus ou moins de succès. Mais pour moi, ça n’était pas neuf : le rock’n’roll était déjà une dance-music à ses débuts. Et cette nouvelle scène est venue le provoquer en duel, lui rappeler ce qu’il avait été. Soudain, la formule basse-guitare-batterie est devenue très rétro. Parce qu’en vieillissant, le rock a pris du poids, a perdu la mobilité de ses hanches. Pourtant, quand on écoute des disques des années 50, on est sidéré par la puissance et la complexité des rythmes. Les batteurs venaient du jazz, tentaient des choses audacieuses. Chez U2, le rythme est, depuis dix ans, de plus en plus intéressant. Car quand nous avons démarré, ces musiques ne comptaient pas pour nous, nous venions de l’école Patti Smith, Television, Velvet Underground tous ces groupes beaucoup plus intéressés par les mots et les images que par les rythmes.
U2 est un vaste sujet de quolibets dans le rock. Comment le vis-tu ?
C’est le prix à payer pour oser être le plus gros groupe du monde. Nous sommes une cible facile, mais je suis certain qu’une fois la tempête calmée, les gens reviendront à nos disques, oublieront les a priori et se rendront compte qu’il y avait là de bonnes choses. Les gens nous haïssent parce que nous faisons beaucoup d’ombre. D’un autre côté, c’est vrai que nous en avons régulièrement trop fait, que nous avons mérité de prendre des coups. Mais même si je n’ai jamais recherché l’approbation de mes pairs ou des médias, ça peut devenir blessant de servir de punching-ball.
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U2, Pop (Island)
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