L’album d’U.N.K.L.E., Psyence fiction, pourrait n’être qu’une superproduction hollywoodienne à l’affiche prodigieuse : s’y bousculent les voix de Radiohead, The Verve, Talk Talk ou des Beastie Boys. Mais ce projet pharaonique est surtout un pont insensé entre des mondes que tout séparait : celui du sorcier californien DJ Shadow et celui de l’Anglais James Lavelle, tête chercheuse du label Mo’Wax.
Des formules étranges pour évoquer la gestation d’un disque : « Retour du Vietnam, Apocalypse now, Voyage au coeur des ténèbres ». Le teint cireux, les traits creusés au bulldozer par les trois années d’enfer quotidien qu’il prétend avoir vécues, le boss du label anglais Mo’Wax et cerveau d’U.N.K.L.E., James Lavelle, affiche un inhabituel visage de miraculé : heureux mais défait, souriant mais physiquement éprouvé.
Le chemin de croix cabossé qui se termine ici a bien failli lui rompre les os et lui assécher le sang. Personne ne l’a jamais connu ainsi, lui à qui on prêtait jusque-là, en dépit d’un vrai génie, une attitude d’oiseau de nuit paradant dans le superficiel : sérieux, grave, préoccupé tel un producteur d’Hollywood la veille de la sortie d’une mégaproduction sur laquelle il a misé fortune et réputation. Un simple disque ? Non : un enjeu énorme dont l’issue, en cas d’échec, serait fatale pour toute une industrie. Dans les coulisses de l’événement, on murmure que James Lavelle a été transformé par l’épreuve, qu’il n’est plus tout à fait cet agité du bocal pétri d’arrogance et monté sur ressorts, cultivant un âge mental de teenager.
Tête chercheuse en chef de l’une des plus réputées plates-formes de forage britannique, Lavelle aurait pu laisser tranquillement les affaires tourner. Mais par crainte qu’elles finissent par tourner en rond, ou simplement par orgueil, il a choisi contre l’avis général de ses associés, de son banquier, de son personnel de fourrer son doigt dans un dangereux engrenage, autrement dit de se coller de plein gré dans une béchamel infernale. Nom de code de cette petite folie : U.N.K.L.E. Objet de la mission : concevoir et mener à terme un projet d’album totalement démesuré, équivalent sonore d’Armageddon et de Deep impact réunis. Equipier : DJ Shadow. Casting : Richard Ashcroft (The Verve), Thom Yorke (Radiohead), Mike D. (Beastie Boys) en vedettes principales. Mark Hollis, Alice Temple (ex-égérie new-wave du duo Eg & Alice, accessoirement championne d’Angleterre de vélo BMX), Jason Newstead de Metallica, le rapper old-school Kool G Rap plus bas sur l’affiche. Auxquels il faut ajouter quelques valeurs d’avenir la Française Atlantique Khanh pour ses débuts sur la scène internationale dans d’importants seconds rôles. Titre : Psyence fiction. Slogan choisi pour le lancement : « A billion years in the making and it’s coming to your galaxy this summer » (« En gestation depuis des milliards d’années, il débarque dans votre galaxie cet été »).
On est prévenus, Bruce Willis peut retourner jouer aux billes avec son astéroïde : Psyence fiction débarque sur Terre dans quelques heures et, vu le colossal effort humain et budgétaire investi, c’est censé faire très mal. Ceux qui l’ont entendu jugent le résultat spectaculaire, admirablement bien construit et efficace, riche en effets spéciaux jouissifs la scène où Richard Ashcroft campe un Jim Morrison shakespearien dans un décor mutant, sans doute l’une des plus intenses, n’en finit plus de tourmenter nos sommeils , quoique légèrement frustrant. On nous promettait un disque révolutionnaire, une sorte d’opéra polyphonique plongé bien avant tous les autres dans les entrailles inconnues du futur millénaire, on se retrouve avec encore l’un de ces monstres bâtards enfantés par les pacotilles de l’imaginaire fin de siècle. Un grand spectacle familial l’Office catholique dénonce une scène de violence hardcore, de salaces coups de reins hip-hop, mais pas de quoi affoler la morale auquel il ne faut que très prudemment prêter des vertus prophétiques. Dans un genre moins pompier, les tremblants courts métrages noir et blanc d’Aphex Twin sont autrement plus terrifiants. Et contrairement à l’autre blockbuster cérébro-futuriste de l’année, le Mezzanine de Massive Attack, on n’est pas certain que le passage des saisons soit très clément envers Psyence fiction.
Mais, pour le moment, l’objet fait sensation. Au moins autant à cause des étapes lugubres qu’il a dû traverser pour parvenir en état jusqu’à nous, de ce défi permanent au renoncement humain qu’il représente pour ses auteurs, que pour de froides considérations artistiques. James Lavelle ne croit pas exagérer lorsqu’il compare le projet U.N.K.L.E. à Apocalypse now, ou plus précisément à son making-off, Hearts of darkness, qui montre Coppola pris avec toute son équipe au centre d’une tourmente épouvantable (l’acide y ayant pas mal contribué), à tel point que la réalisation et le sujet du film finissent par se confondre. Embourbé pendant près de deux ans dans une jungle contractuelle et financière, usé par d’incessants allers-retours transatlantiques, ruiné d’avoir dû ramer en solitaire contre les courants violemment cartésiens de la raison collective, Lavelle affirme avoir été plusieurs fois au bord du jet de l’éponge.
Pourtant, à l’origine, l’embarcation U.N.K.L.E. était plutôt vouée aux régates en eau calme : barré à trois par Lavelle et deux lieutenants, Tim Goldsworthy et le Japonais Kudo (activiste du label hip-hop nippon Major Force), c’était il y a encore quelques années le galion de prestige de la flotte Mo’Wax. Sous son pavillon, Lavelle réalisait pendant les heures creuses du label des remixes pour d’aussi prestigieux clients que Massive Attack, Beck, Radiohead ou encore Edwyn Collins, Tortoise ou Jon Spencer Blues Explosion.
Chaque patron de label ayant un jour ou l’autre envie de posséder sa danseuse, U.N.K.L.E. serait celle (plutôt bien roulée) de James Lavelle. Elle lui permettrait en outre d’étendre l’influence du son Mo’Wax (le hip-hop instrumental tendance abstraction lyrique) sur les terres a priori étrangères du rock. Mais en dehors d’une paire de maxis et de titres semés sur les compilations du label, on ne lui prêtait pas de réelle ambition. Après deux années d’entraînement à blanc, Lavelle décide pourtant de métamorphoser U.N.K.L.E. en une machine conquérante, d’en faire le navire amiral de Mo’Wax et d’attirer en son sein des équipiers étrangers : Tom et Kudo tombent à l’eau, et DJ Shadow monte à bord.
Shadow, alias Josh Davis, est au départ la cheville ouvrière du projet. Un metteur en sons plutôt qu’un auteur, chargé de décrypter les plans fumeux imaginés par le scénariste Lavelle, de rendre palpable une idée totalement floue sur le papier. Entre-temps, son extraordinaire album Endtroducing étant passé par là, il en est devenu la vedette au même titre que les stars mondiales qui ont prêté leur voix au projet, Thom Yorke et Richard Ashcroft. Psyence fiction doit ainsi une part de sa réputation prénatale aux palmarès conjugués des noms qui figurent à son générique. Et, d’après James Lavelle, il leur doit aussi cet accouchement douloureux de plus de trois ans : « Quand j’ai eu l’idée de faire chanter Richard, The Verve n’existait plus. J’avais été impressionné par quelques titres de Northern soul, leur avant-dernier album, et c’était ma seule motivation dans l’envie d’avoir Richard comme interprète. Seulement, entre le moment où nous avons enregistré le titre et aujourd’hui, The Verve s’est reformé, a remporté un immense succès planétaire avec Urban hymns et le nom de Richard Ashcroft est devenu plus délicat à monnayer. » Un cas de figure similaire à celui de Thom Yorke, contacté après The Bends, quand Radiohead n’avait pas encore ce statut mondial de sauveur providentiel hérité de OK computer. En résumé, Lavelle avait cru embaucher deux tocards du rock indépendant britannique et il se retrouve trois ans après avec un couple de pur-sang dont la seule présence à bord suffit à emballer la machine, à rendre son contrôle impossible.
Effet immédiat : la rumeur se met à enfler, puis à gronder un peu fort. Dans les dîners mondains, lorsqu’on évoque le mystérieux projet U.N.K.L.E., certains croient malin d’affirmer que, outre les noms précités, Beck, Nick Cave et Ian Brown feraient également partie de l’attelage. Et David Bowie, Kurt Cobain, le pape peut-être ? Lavelle tempère : « De tous ces noms, seul celui de Ian Brown a effectivement figuré à un moment sur ma liste. Il est même venu enregistrer des bouts d’essai, mais il a été ensuite absorbé par son propre album et nous avons dû renoncer. Si je tenais tant à l’avoir, c’est précisément parce que l’idée générale que j’avais en tête pour ce projet ressemblait à une combinaison entre les Stone Roses et Massive Attack. Ce sont deux pôles essentiels de la musique anglaise des dix dernières années, c’est grâce à eux que des gens comme moi ont pris conscience que tout devenait possible. J’avais envie de les faire se rejoindre. »
Lavelle est un concepteur, un brasseur de vent doté, selon tous ceux qui l’ont fréquenté, d’une vision hors du commun. De l’acid-jazz à la pop groovy et réjouissante d’un Money Mark, des volutes d’Air à l’easy-listening caverneux de Clubbed To Death, il a toujours anticipé d’une foulée la marche générale, investi en éclaireur d’impensables territoires. Mais James Lavelle n’est pas musicien fonction entièrement occupée sur l’album par DJ Shadow.
Shadow aussi est un visionnaire, mais sa vision à lui est plus tamisée, plus perçante dans un périmètre intime, mais plus vague dès qu’il s’agit d’orchestrer un gros ouvrage en équipe. Endtroducing, son album paru en 97, est un grand disque dont on notera sans doute encore dans dix ans l’influence, mais c’est un disque onaniste, carapacé tel un coquillage précieux, chaudement à l’abri dans son labyrinthe. A l’auditeur d’imaginer la vie qui va avec. Psyence fiction, c’est exactement l’inverse : un disque béant, épique et gothique, laissant échapper d’énormes flux de sons, de drames, de voix, de jingles et de rythmes, courant dans toutes les directions possibles avec un appétit de chienne en chaleur. Un autre témoin lumineux, tantôt agressif et rougeoyant, tantôt sur la défensive, de cette fameuse tension prémillénaire dont l’Angleterre, de Tricky à Massive, se veut la narratrice. Mais son épicentre a tellement dérivé en trois ans de Los Angeles à Londres, via San Francisco que la déflagration risque de s’en trouver assourdie, pas aussi massivement percutante qu’on l’annonçait.
Certains très beaux passages instrumentaux mélancoliques, dans le genre pastoral si caractéristique du son DJ Shadow, pâtiront sans doute de leur voisinage avec des cascades musclées et plus convenues. L’apparition de Mike D. notamment, dans une sorte de kung-fu vocal (The Knock) qui aurait été parfait sur un album des Beastie Boys, tombe ici comme une mouche dans le potage. Mais la force de Psyence fiction, en même temps que sa limite, c’est de faire entrer en collision des météorites distantes entre elles de plusieurs années-lumière : Hendrix et New Order, Talk Talk et Philip K. Dick, Satie et Prodigy, 1967 et 2001, l’Iliade psychédélique et l’Odyssée de l’espace. On peut même croire à la résurrection de la sublime Claudine Longet en entendant Chaos, susurré par Atlantique Khanh. Psyence fiction joue beaucoup avec les leurres et gagne souvent. C’est un projet conçu, selon Lavelle, en réaction à la tournure de plus en plus embourgeoisée du trip-hop, une nouvelle approche de la radicalité où les bonnes vieilles guitares punk-rock sortent à l’occasion du fourreau du sampler, en l’occurrence pour faire parler la poudre. DJ Shadow : « Cet album est à la fois un disque de rock aventureux et un disque de hip-hop influencé par l’écriture rock. Sa richesse, à mon sens, provient de cette ubiquité permanente. J’ai grandi en écoutant à 95 % du hip-hop et cet album ne diffère pas des autres quant aux méthodes de travail. Ce n’est pas un opéra rock (rires)… Simplement, si j’avais déjà travaillé avec des rappers, c’était la première fois que j’écrivais pour des chanteurs. J’ai été forcé de m’adapter à leurs voix, ce qui m’a nécessairement amené à faire plus de compromis que sur mes propres titres. Le morceau écrit pour Thom Yorke, par exemple, a été ciselé sur mesure. Personne d’autre que lui n’aurait pu le chanter, la structure était trop complexe. » Et Lavelle de couper court : « S’il avait refusé, nous l’aurions jeté à la poubelle. »
Pour James Lavelle et DJ Shadow, l’ampleur prise en cours de route par le projet a totalement dessalé leurs illusions : « On sait déjà qu’on ne s’embarquera jamais plus l’un et l’autre dans une telle galère. En un seul disque, nous avons dû affronter à peu près tous les problèmes qu’un artiste et un producteur peuvent être amenés à rencontrer en une vie dans l’industrie du disque. Nous l’avions entamé dans un état d’esprit très naïf, sans imaginer une seconde ce qui nous attendait. Avec le développement international de Mo’Wax, je pensais avoir fait le tour de toutes les difficultés de ce métier. Je me rends compte aujourd’hui que j’en étais à peine au début. » Lorsqu’on demande à Lavelle d’être un peu plus précis sur l’épineux sujet, il dégaine aussitôt les grands maux : torture, flagellation, frustration, masochisme. Et conclut par un sibyllin « C’est impossible à décrire, trois ans d’enfer ».
On croit ce garçon suffisamment malin, rompu mieux que quiconque à l’art du bluff, pour ne pas le soupçonner d’en rajouter des tonnes. Mais cette prétendue galère ne serait-elle pas, en réalité, qu’un gros bateau ? Sur le modèle des films catastrophe seventies, Lavelle inaugure un genre nouveau : le disque catastrophe. A la fin, les héros sont exsangues mais bien vivants, ils saluent la foule, se répandent en déclarations emphatiques sur « l’autre côté » auquel ils ont échappé de justesse. Ils boivent du Coca-Cola et caressent les cheveux des enfants venus à leur rencontre. Les premiers coups de manivelle de Psyence fiction ont été donnés voilà trois ans. Comme par hasard, ça se passait tout près d’Hollywood. Et loin du Vietnam.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
U.N.K.L.E, Psyence fiction (Mo’Wax/Source).
{"type":"Banniere-Basse"}