Les méridionaux de Troublemakers sont allés vendre leur somptueux premier album Doubts & Convictions à un vénérable label de Chicago. Une terre d’accueil rêvée pour leur house moite, alanguie et sensuelle, rigoureusement éduquée aux meilleures institutions du jazz, du hip-hop, du funk et des BO.
Avouons-le : adolescents, parler de sport avec nos correspondants anglais ou allemands faisait naître un certain malaise. C’était l’époque où il fallait affronter leur regard condescendant face à une faiblesse nationale rapidement transformée en complexe d’infériorité. Longtemps, notre fierté à l’égard de la musique française n’a guère valu mieux que notre confiance en n’importe quel maillot frappé du coq. Une période aujourd’hui révolue. Non seulement la presse britannique fait ses choux gras de n’importe quel rejeton rattaché de près ou de loin à l’idée de french touch, mais la nouvelle génération n’a même plus besoin de forcer le trait franchouillard pour se faire admettre dans le paysage musical mondial.
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Meilleur exemple en date, les Troublemakers. Trio basé à Marseille qu’on n’aurait pas été étonné de voir débarquer de Vienne, Amsterdam ou Washington, à la seule écoute de leur album Doubts & Convictions. Doutes et convictions : on n’est pas très loin de l’état d’esprit de la jeune garde musicale française, confiante en ses possibilités bien qu’encore consciente des doutes qu’ont dû combattre ses aînés.
Affranchie de toute problématique identitaire, elle joue libérée de l’épée de Damoclès qui pèse sur celui qui doit faire ses preuves. La porte ouverte par les DJ, l’heure est désormais aux musiciens qui pensent plus au salon qu’au dance-floor. Mais ne leur parlez pas de lounge-music. « La lounge-music, qu’est-ce que ça veut dire ?, s’énerve Arnaud Taillefer, musicien et passionné de BO de films. Quatre siècles de musique, c’est de la musique lounge ? Tous ces termes, c’est n’importe quoi… On a commencé avant tout ça, on avait l’impression de faire un truc déconnecté de l’actualité musicale. »
Car les Troublemakers ne sont pas nés de la dernière vague qui a déferlé sur le Vieux-Port. Leur projet correspond à la digestion de toute une vie de chocs musicaux méthodiquement analysés, de vinyles savamment conservés et de multiples expériences créatrices. Résultat : un album mature d’une précision d’orfèvre, travaillé et retravaillé des heures durant pour trouver le bon son et réussir l’impossible pari de capter les influences de trois musicologues.
Au départ, le Parisien Frédéric Berthet, fan d’electro et de house, installé depuis quatre ans à Marseille, où il donne des cours de samples dans une association. Il se lie avec deux de ses élèves, Arnaud et Lionel Corsini (alias DJ Oil), fou de soul et de funk, activiste derrière les platines dans bon nombre des nuits marseillaises de ces dix dernières années. « Ça fait douze ans que je suis DJ. C’est important pour avoir l’oreille musicale, même si pour cet album nous n’avons pas voulu privilégier l’aspect dance-floor. J’ai fait danser les gens pendant dix ans et j’en ai un peu assez. J’ai envie qu’ils écoutent. » D’où une collision des genres et un album qui tend vers l’indescriptible : les BO des sixties et la blaxploitation avancent de trente ans en un seul morceau, des cuivres rutilants fricotent avec une guitare acoustique dans un bain downtempo, Miles Davis se met à la drum’n’bass acoustique et toute la France se lève pour un hommage appuyé au funk.
Pas de plan de carrière, la tête sur les épaules et un casque en permanence sur les oreilles : juste l’envie de faire partager l’amour de la musique. « On a essayé de se rapprocher le plus possible des musiques qu’on aime (afro-américaine, funk, jazz) sans se soucier des productions actuelles. L’esprit est plus seventies que contemporain. Par exemple, nous travaillons avec des vieilles pédales d’effets. Nous aimons des labels comme Mo’Wax ou Ninja Tune, mais notre album n’a rien à voir avec leurs disques, qui peuvent sonner atonal même si c’est fait exprès, pour donner un côté dérangeant. Ceux qui ont entendu nos maquettes nous ont dit que le son était commercialement difficilement défendable, parce que pas très actuel. »
Les trois Troublemakers se sont pourtant fermement accrochés à leur os, là où de jeunes bleusailles auraient baissé les bras il y a encore quelques années. Grâce au maxi de Frédéric Berthet sorti chez Guidance sous le nom de Venus Attack Project, le trio réussit à placer sa maquette sur le haut de la pile chez le légendaire label house de Chicago. Une signature qui n’a pas effacé l’amertume née des rejets des maisons de disques. « On nous a répondu : « C’est le meilleur truc qu’on ait écouté, mais c’est pas très actuel. » Ou alors que ça manquait de génie. Ça veut dire que toutes leurs productions sont géniales ? On risque d’aboutir à un décalage entre la scène marseillaise et la scène parisienne, partie de trucs intéressants il y a cinq ou six ans avec Motorbass, La Funk Mob, de Crécy, mais qui est passée à des choses très commerciales. Et à présent, ils nous reprochent d’avoir la même attitude qu’eux il y a quatre ans », regrette DJ Oil.
La french touch incarnerait-elle le nouvel establishment ? Les Troublemakers se refusent pourtant à tomber dans le régionalisme. « On se bat contre les clichés. L’OM, ce n’est que trente ou quarante mille personnes qui vont au stade. Il y en a plein d’autres qui font des trucs différents, qui n’en ont rien à faire du régionalisme, de l’identité marseillaise de Pagnol, Izzo, Guédiguian… Ce côté carte postale nous rend les choses encore plus difficiles, parce qu’il creuse le fossé entre les productions parisiennes et marseillaises. »
Le relais a aussi du mal à se faire avec les autres Marseillais déjà sur le devant de la scène. « Ils ont le confort et ne pensent qu’à eux. Seul Imhotep d’IAM nous a appelés après qu’on lui a donné l’album. Les autres, on les voit frimer dans leurs décapotables », regrettent DJ Oil et Arnaud. L’amertume n’a toutefois pas eu raison de leur respect pour quelques figures de la scène française : ils avouent une admiration pour Air et apprécient Kid Loco, Doctor .L, le premier album de Daft Punk ainsi que des artistes rock comme les Little Rabbits, Noir Désir ou Manu Chao. Le trio retient aussi Alex Gopher, autre boulimique de funk, pour le mastering de son album.
Perfectionnistes, les Troublemakers se plaisent à tout contrôler. « On se partage le travail, explique DJ Oil. Je m’occupe de la communication, de la promo, Arnaud des photos, du graphisme, des pochettes et du site Internet. Une équipe se charge du visuel pour le live, du site Internet, de l’imagerie, la charte graphique du groupe. » Même souci du détail dès qu’il s’agit de composer. Le groupe fait du neuf avec trente ans d’acquis musical, qu’il passe à la moulinette des techniques de composition modernes : « On utilise le sample comme un instrument. » Ils jouent sur scène avec un scratcheur, DJ Rebel, vétéran de la scène hip-hop marseillaise. « Dans les rythmiques, on est plus près du hip-hop que de la house. »
Au final, on se dit que leur nom, les Fouteurs de merde, leur va bien. « Arnaud a pourtant proposé Troublemakers sans aucune arrière-pensée. Maintenant, avec notre position par rapport à la musique, aux samples, aux extraits de films, on trouve que le nom colle plutôt bien à l’esprit du disque. » En revanche, l’album aurait facilement pu s’appeler autrement que Doutes & Convictions. « Les seuls doutes sont apparus au moment d’envoyer les maquettes aux labels. Mais en même temps on se disait que sans réponse, on l’autoproduirait. Ça aurait été injuste que le disque ne sorte pas avec tout ce qu’on écoute. » Un discours qui rassurera les moins sûrs des débutants : chez ces têtes têtues, un tel dévouement à la cause musicale ne pouvait qu’aboutir à la naissance d’un disque. Ou comment les convictions ont définitivement balayé les doutes.
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Doubts & Convictions (Guidance/Pias).
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