Pour la musique de Tron – L’Héritage, Daft Punk frotte son écriture jouissive à un orchestre philharmonique. Un monstre hybride qui intègre autant qu’il désintègre les codes de la BO et se permet, au passage, de faire une tête de Mickey à l’univers de Disney. Extrait du supplément Daft Punk-Tron à retrouver dans le n°784 des Inrocks, en vente le 8/12.
Dans le magazine Dazed & Confused, le groupe proclame : “Nous avons tenté de voir ce que nous aurions pu faire si la technologie n’existait pas. Cette BO, c’est ce que Daft Punk aurait fait en 1750.” C’est un énorme mensonge : la technologie n’est pas dans les outils, mais dans l’esprit même de Daft Punk. C’est elle qui, quels que soient les instruments à disposition, agence, triture, déplace, décale, organise les sons en strates, en lignes brisées : nous sommes ici à l’ère de l’homme-machine cher à Kraftwerk, seul groupe electro au niveau de plénitude et d’importance de Daft Punk.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
De l’ample et nostalgique Adagio for Tron à Arrival, Daft Punk réussit l’exploit, rare dans ces BO Disney souvent confinées aux effets de manche et à la poudre aux oreilles, d’introduire de vastes plages contemplatives : traîtrise inouïe qui sert de bonace avant la tornade. Car si l’orchestre philharmonique a été enregistré à Londres, ça devait être en plein Blitz.
Un acteur porno qui contrôle son orgasme
Dirigé d’une main qui s’interdit de trembler, il est devenu la chose de Daft Punk, alignant ses rafales de cordes en rangs serrés, disciplinés, craintifs peut-être. Il attend les ordres pour exploser ou maintenir le suspense, en un contrôle de sève sadique mais jouisseur. Souvent, la tension est maintenue à ce niveau haut sans craquer ni succomber à la facilité. A l’inverse d’un John Williams, le duo ne se sent pas obligé de surligner, de jouer aux montagnes russes, capable de rester suspendu à une boucle au-delà du raisonnable : Daft Punk est un acteur porno qui contrôle patiemment son orgasme.
Bien sûr, la BO s’abandonne à quelques facilités, quelques banalités : ainsi ce End of Line qui, posté sur le net sous le nom hypothétique de Daft Punk, aurait sans doute été accueilli avec moue dubitative et moult débats (est-ce eux ou non ?), tant il fait du Daft Punk. Alors qu’on ne fait pas du Daft Punk. Daft Punk joue sans règles, sans routine, sans combine, en équilibre impossible entre mépris des acquis et capacité à voyager avec toutes ses valises, sans rien renier de son apprentissage. Pour exemple le frénétique Derezzed, sans doute le morceau le plus Daft Punk de la BO et, en même temps, une exagération rageuse, façon Hulk, de cette identité : rarement les nappes n’avaient été à ce point souillées, les beats d’une telle lourdeur oppressante, les filtres d’une telle barbarie.
Jamais de repos du guerrier
Daft Punk est comme le requin : l’immobilité lui serait fatale. C’est sans doute pour ça que le duo est méprisé par les bigots et tous les créationnistes de la pop-music : il incarne une idée fervente de l’évolution de l’espèce. Plus rapide, plus impatiente, plus casse-cou, en avance constamment sur le déroulé de l’histoire. Daft Punk, contrairement à la très vaste majorité des autres groupes (sujet de bac de philo : “Daft Punk est-il un simple groupe ou un véritable phare ?”), ne s’est jamais senti adapté à son milieu : il ne s’est donc jamais fatigué de progresser, coûte que coûte, d’investir de nouveaux territoires, de nouveaux enjeux. Un mode de survie qui interdit le repos du guerrier.
Il faut ainsi entendre le merveilleux Disc Wars, à la fois un morceau rêvé de Daft Punk avec sa mélodie compactée, réduite à un essentiel obsédant, ritournelle toute de grâce et d’euphorie, mais aussi une pièce lourde, violente, hantante comme celles que Philip Glass a composées pour le cinéma – écouter, par exemple, sa BO de Powaqqatsi. Comme partout sur la fin de cet album, une logique de démesure, un prodigieux détournement de cordes et des codes de la BO, rythmiques de glas annonçant l’Apocalypse ou symphonies enragées. Utilisé dans une scène de club où Daft Punk apparaît aux platines dans le film, l’incroyable Castor, réservé à l’édition limitée, ressemble à du heavy-metal synthétique, entre Kiss et Prodigy. Un titre à la fois disco et cosmique – discosmique ?
Daft Punk est un chef d’orchestre qui a pris un coup de massue sur la perruque fardée. Il condamne ainsi ses musiciens à une gymnastique cinglée, intenable (C.L.U. et ses voltiges peuvent provoquer l’épilepsie). On est certain qu’ainsi secoués, les quatre-vingt-dix musiciens sont sortis ravis de ce chaos. Pour la fine bouche, on regrettera que quelques-uns des actes les plus graves et spectaculaires de cet enregistrement aient été écartés à l’arrivée du tracklisting : dispatchée entre la version iTunes de l’album, l’édition collector (cinq titres supplémentaires) et les sorties Fnac, Amazon ou Spotify, c’est finalement une heure de musique en plus qu’il faudra aller collecter ici ou là. Ce Tron est l’arbre qui cache sans doute une forêt.
JD Beauvallet
Tron – L’Héritage, Walt Disney records, 2010
{"type":"Banniere-Basse"}