On avait rompu les relations avec l’aventurier Tricky lors de l’enlisement de son dernier album. D’où la surprise de le voir revenir à son meilleur niveau avec Juxtapose, disque presque serein et lumineux, pour lequel Tricky se révèle guide cordial de son fascinant labyrinthe.
Avec Angels with dirty faces, son précédent album, Tricky était allé trop loin. Disque trop dense, trop sombre, trop chaotique. Sans doute trop intime même pour autoriser nos oreilles à entendre de tels ressassements, ces obsessions pas très saines, ces paroles maladives : deux, trois phrases en boucle, façon lasso, sans aucun moyen de s’échapper. Ce disque n’était pas fascinant mais éreintant. On voulait bien avoir le souffle coupé et la tête sous l’eau pendant une heure, mais quand même pas la tête dans le sac et un flingue sur la tempe.
En ce début d’été à New York, où Tricky ne vit plus que par intermittence, on n’a pas envie de débuter la conversation avec lui par un uppercut : on propose donc diplomatiquement l’idée d’un disque « trop radical ». « Trop radical, oui. J’ai moi-même du mal à écouter certaines chansons. Mais dans cinq ou dix ans, cet album sera peut-être accepté. »
L’échec critique et commercial d’Angels with dirty faces aura au moins eu le mérite de secouer Tricky, de l’extirper à son nombril et de le contraindre à préparer quelques formules chocs pour sa défense. Il a désormais un plan. Ça s’appelle « Easy listening songs » manière dont il décrit son nouvel album, Juxtapose. Et il a raison : faciles d’accès, ces chansons dans lesquelles tout le monde peut trouver ses marques. Inutile cette fois de vérifier ses réserves d’oxygène avant chaque écoute, d’étanchéifier portes et fenêtres, de s’assurer qu’aucune personne trop sensible et non avertie traîne dans les parages. Juxtapose sera dans la rue, dans les clubs, dans les soirées entre amis. Invité à l’heure du barbecue, siffloté par tous, bientôt surSkyrock. C’est en tout cas le but affiché et ce n’est pas une si mauvaise nouvelle.
L’explication est simple : pour ne plus effaroucher les gens, Tricky les prend gentiment par la main. Mais au lieu de les aider à traverser la rue, il va essaie de les emmener sur Mars en prenant garde à ce qu’ils ne se rendent compte de rien, si possible. « Parfois, j’ai l’impression de me frapper la tête contre les murs. J’aime vraiment faire une musique neuve, mais personne ne semble en vouloir. C’est comme si je devais tout recommencer. Je veux que les gens écoutent des choses comme Angels with dirty faces, des choses différentes. Mais il est temps que je touche un public plus large. Je tends donc une sorte de piège, comme une araignée qui tisse sa toile : je dois faire quelque chose de plus traditionnel, pour attirer plus de gens. Mais dès le prochain album, je vais repartir vers des choses beaucoup plus personnelles. »
Il ne faut pourtant pas entendre dans Juxtapose le moindre signe de renoncement. Plutôt un nouveau départ, un moyen de se débarrasser de cette étiquette encombrante : le prince des ténèbres. Tricky revient pourtant de loin. Musicalement d’abord, lui qui se perdit régulièrement en route en voulant à tout prix semer l’ombre écrasante d’un premier album trop important Maxinquaye, en 95. Physiquement ensuite : avant son récent malaise sur une scène parisienne, on le savait déjà assez gravement asthmatique, toujours en quête d’un peu d’air, son malaise se reflétant dans sa musique qu’aucune brise ne venait visiter. Etouffé par un succès inattendu, suffoqué par une réputation en forme de carcan, Tricky ne chantait presque plus que son mal-être, son malaise dans la vie comme dans l’industrie du spectacle.
Il lui faudra deux ou trois ans lui-même ne s’en souvient plus très bien pour sortir de ce tourbillon descendant. Une épreuve qui l’a profondément transformé, au point qu’il se sent aujourd’hui une personne différente : sage, il mène à la campagne une existence normale, regarde Seinfeld à la télé et va se coucher à 11 h 30.
En 1999, donc, Tricky est heureux, il a retrouvé sa Ventoline. Il est épanoui et Juxtapose, un très bon disque. Accueillant. Très court, accrocheur et pop. Presque lumineux. Rempli de guitares, de couplets, de refrains, de beats hip-hop et de violons. Ici, tous les genres musicaux, séparés par une membrane bien fine, morts de rire, diffusent les uns dans les autres avec une rare cohérence. Enregistré un peu partout, Juxtapose sidère car il ne sonne jamais comme une simple juxtaposition de chansons ou de talents. C’est au contraire un véritable Lego de sons, d’influences et de genres Tricky invoque des influences aussi disparates que Kate Bush ou Gary Numan. L’ancien souffre-douleur de Massive Attack ne veut pas choisir, mettant depuis toujours un point d’honneur à n’être nulle part ou partout à la fois. Et à toujours surprendre, les meilleures chansons se trouvant ici être celles qui ressemblent le moins à ce qu’il a pu faire auparavant. Ainsi sur She said, on jurerait entendre un Birthday Party découvrant les joies de la technologie de la Batmobile ; Contradictive, avec ses percussions estivales et le rire relaxé de DJ Muggs (Cypress Hill) en arrière-plan, semble échappé tout droit du dernier album des Beastie Boys. Un délice. Seule réserve, le (trop) directement accrocheur Hot like a sauna qui, à vouloir trop systématiquement souffler le chaud et le froid voix menaçantes contre choeurs féminins et air entraînant , finit, principe zéro de la thermodynamique, par paraître tout tiède.
Les deux véritables chefs-d’oeuvre de l’album, Wash my soul et le splendide Call me sont coproduits par DJ Muggs. On n’y entend pourtant ni fantômes ni portes qui grincent : nulle trace en réalité du son si caractéristique du sorcier de Cypress Hill, vampirisé par l’enthousiasme et la personnalité de Tricky, qui en vient presque à regretter de ne pas avoir laissé son collaborateur travailler seul, au lieu de chambouler et de défigurer méthodiquement tous les sons qu’il lui soumettait.
Cette incapacité à refréner ses idées ou à laisser les autres s’exprimer est apparemment devenue une habitude. Au point que, désormais totalement en paix avec lui-même et son art, Tricky n’hésiterait plus, gonflé, à retravailler des chansons de Madonna. Ou de Kylie Minogue. Sérieusement : il est persuadé de pouvoir ainsi pervertir le mainstream. Car à l’image du Wu-Tang, il ne rêve plus que d’envahir l’industrie, d’en changer les habitudes de l’intérieur. Pour enregistrer autant de musique bizarre qu’il le souhaite ou promouvoir ses poulains (ainsi Mad Dog, qui chante sur l’album et laisse Tricky béat d’admiration), il faut acquérir suffisamment de poids, devenir la locomotive de son propre train.
Adouci, donc, le discours haineux contre les multinationales du disque. Couvertures de magazines, fréquentation assidue d’actrices et de chanteuses : l’ego de Tricky est aujourd’hui satisfait, refusant même catégoriquement d’entrer en conflit avec celui des autres. Ayant appris à ne plus se focaliser uniquement sur sa carrière, Tricky se retrouve dans la même situation qu’à ses débuts, à l’époque de Maxinquaye. La même innocence. Le même désir de musique. Et plus aucune envie de se ronger les sangs pour conceptualiser six mois à l’avance le son de l’album à venir, comme il en avait pris l’habitude.
Tricky, plus bel espoir de la musique anglaise, semblait pourtant perdu à tout jamais il y a un an, confiné dans ses élucubrations paranoïaques, élevant jour après jour un mur infranchissable entre sa musique et ses auditeurs potentiels. Mais la ligne d’horizon s’est miraculeusement dégagée, l’orage est passé. « Angels with dirty faces marquait la fin de quelque chose. Tous mes albums jusqu’à présent étaient une recherche. Maintenant, je crois avoir trouvé ma voie : j’ai enregistré de nouvelles chansons, j’ai ce nouveau son, je ne sais pas d’où il provient. J’ai déjà un album fini après celui-là. Mon tour arrive. Personne n’a encore entendu le meilleur. C’est la première fois que les chansons prennent le dessus sur la tension. Avant, je voulais exaspérer les gens, enculer l’industrie. C’était la vieille attitude punk, vous allez voir ce que vous allez voir… Mais aujourd’hui, je veux donner, un sentiment très bizarre pour moi. »
Du coup, lui qui passait des mois à peaufiner ses jeux de massacre, à habiller d’épines ses chansons, vient de (re)découvrir les vertus de la simplicité : Tricky écrit aujourd’hui vite et fluide, quitte à remplir ses poubelles de chansons avortées. « Je ne fais pas de musique, c’est la musique qui me fait. Je ne crois plus qu’on puisse la contrôler. » Ne pas contrôler le premier jet n’empêche pourtant pas, ici, de dévier le courant à travers un savant système de chicanes et de retenues. Dans sa vaste foire aux chansons neuves, Tricky fait donc son marché : quelques secondes volées ici, un son déniché là. En arrachant membres et viscères à ses monstres, il crée un mutant, véritable best-of d’idées vomies en vrac.
Un cerveau punk greffé sur un tronc dub, donnant ses ordres à des guibolles jungle : inflexible et fidèle à son éthique, Tricky ne veut pourtant rien savoir des techniques de clonage largement répandues dans le rock. Pas question de limiter les risques d’échec, d’adjoindre à ses chansons des gènes qui leur assureraient carrière prospère et santé de fer mais les priveraient de toute fragilité, de leur fascinante humanité. Car musicalement parlant, Tricky ne tient pas en place et ne semble pas prêt à cesser ses expériences, ses innovations. Tout son discours gravite autour de ces quelques thèmes. L’expérimentation. La nouveauté. L’excitation ressentie au moment de découvrir un territoire inconnu, pas encore répertorié sur la carte des musiques actuelles. Du coup, on se demande si Tricky a pris plaisir à enregistrer son intrigant mais plutôt raisonnable nouvel album, sachant qu’aucun incident n’allait venir bugger la machine. « C’était excitant car pour la première fois, non seulement un de mes disques est facile à écouter, mais les paroles sont très directes, sans ambiguïté. J’aime ça, car les gens pensent que je suis triste, excessivement sombre, mais j’ai le sens de l’humour et on peut l’entendre sur l’album. »
Tricky avait souvent fait part de son ambition première : être reconnu comme un véritable songwriter, au même titre que Kurt Cobain ou PJ Harvey. Juxtapose semble un bon moyen d’atteindre ce but. Mais alors qu’approche l’heure de la consécration, lui est déjà ailleurs, calfeutré dans l’intimité malade de son studio, où il recherche aujourd’hui plus les égarements que les égards.
« Dans le studio, c’est comparable à une méditation, tous les problèmes disparaissent. La musique est le seul moyen de rendre mes problèmes inexistants, ils ne peuvent pas pénétrer ce monde, ils ne peuvent pas m’atteindre. Je me concentre sur une seule chose : les chansons. » Une règle de base régulièrement oubliée par Tricky, souvent décevant depuis l’immense Maxinquaye Ponderosa et Hell is round the corner étant des classiques. Car en mettant la barre trop haut dès le départ, sans réfléchir aux lendemains fatalement déchantants, il se condamnait à décevoir. On frissonne et frise même l’évanouissement quand Tricky affirme que, s’il avait continué dans cette voie, il aurait pu faire encore mieux. « Mais ça aurait été ennuyeux. »
Trop copié, trop cité, il préférera donc casser ensuite la matrice formidable, briser cette popularité et une carrière aux prospères perspectives dans le trip-hop pour revenir, mutilé et déguisé, avec Nearly God, un album difficile, où il triturait les voix de ses invités, parmi lesquels Björk ou Terry Hall. Sur son second véritable album, le sous-estimé Pre-millennium tension, il effectuait en accord avec sa logique de fuite un nouveau virage en épingle, jouant une sorte de punk-rock dissous dans les eaux acides du bayou, un gospel de ruine… De ce marécage aux accès abrupts, on gardera surtout l’exceptionnel Makes me wanna die. Par contre, on ne gardera quasiment rien, à part quelques lambeaux, de son troisième album Angels with dirty faces : un disque où le cerveau donnait des ordres sévères et gratuits, réduisant la sensualité au silence ; un disque bilieux et inhospitalier, sadique avec les chansons, honteusement indulgent avec les ficelles soniques.
Sur la foi de quelques chansons époustouflantes disséminées sur ces trois albums, on avait vu en Martina voix fétiche et muse de Tricky une passionnante chanteuse, une furie capable de rivaliser dans la lascivité avec Hope Sandoval de Mazzy Star. Tricky détestant les recettes rodées, Martina ne chante pas sur Juxtapose. Même si on la respecte, on déteste cette logique. « Mes duels vocaux avec Martina étaient devenus une marque de fabrique et tout le monde a commencé à le faire. Dans le passé, quand je chantais pour eux, les gens de Massive Attack me disaient qu’on aimait ma voix. Personnellement, je ne l’ai jamais aimée. Alors Martina est arrivée. Je ne pouvais chanter que si elle chantait. »
On l’aurait presque oublié, mais c’est effectivement chez Massive Attack que l’on découvrit celui qui chantait, taciturne, sous le nom de Tricky Kid. Ses interventions restent parmi les moments les plus enthousiasmants de Blue lines et Protection. Même s’il a contribué à une révolution musicale, lui assure ne s’être rendu compte de rien, quittant la nébuleuse comme il l’avait investie. « Nos vies se sont séparées, nous n’avions pas les mêmes amis, nous n’étions pas de la même planète. Pourtant, j’admirais ces gars, ce sont eux à l’époque qui m’ont montré ce que je pouvais devenir. Maintenant, ce n’est plus que du business. Qu’est-ce que j’ai à gagner à écouter un disque comme Mezzanine, qui sonne comme les miens ? Je n’apprendrai plus rien d’eux. »
Bristol, puis Londres, puis New York. Dans sa quête d’émerveillement quotidien, Tricky ne récolta souvent que la lassitude. D’où, peut-être, enfin, la volonté de poser ses valises sur Juxtapose, de ranger ses bagages en une sorte de best-of de ses meilleurs tours. « Quand j’aurai 50 ans, j’aimerais être comme ces vieux bluesmen, jouer de la guitare, faire des chansons comme Makes me wanna die, des centaines de Makes me wanna die. Mais pas maintenant.« Que l’on se rassure : même en maison de retraite, Tricky porte encore une camisole de force.
Tricky, Juxtapose (Island/Universal). Alexis Bidault
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