Dessins, néons, vidéos : pour sa première exposition en France, Tracey Emin cultive l’art du dérapage contrôlé.
Gros plans sur un vieux mégot écrasé, des bouteilles d’alcool vides, travelling sur un sol jonché de fringues sales et de paperasses qui s’amassent, salle de bains suintante : le lieu est en mauvais état. Alors qu’on l’entend psalmodier le récit de sa vie défaite, la caméra de Tracey Emin se balade dans son appartement, inscrit, comme pour un état des lieux, ces images de désastre qui puent la débauche, transpirent le laisser-aller. Ces successions de plans nous mènent jusqu’au corps nu de l’artiste recroquevillée à côté de sa mère, celle-ci assise devant un écran sur lequel, peut-être, elle regarde le spectacle désolant que l’on vient de voir.
Tracey Emin sait que sa mère a raison de dire que sans l’art elle serait déjà foutue. On veut bien la croire tant le CV qu’elle égrène dans la vidéo est violent. Comme pour conjurer le mal, cette vie qui ne l’a pas épargnée resurgit dans ses oeuvres. « Mon travail m’aide à maîtriser ma vie et c’est un soulagement cathartique de montrer ça au public. En même temps, je ne crée pas pour choquer mais pour que les gens se rendent compte de certaines choses sur eux-mêmes. » Souvent violents, ses dessins monotypes mettent en scène des corps tordus par des poses pornographiques auxquels s’articulent des textes qui confrontent des évocations tendres à des exultations sexuelles. Quand on lui dit que les traits d’encre ont la facture à la fois baveuse d’une empreinte et acérée d’une inscription, Tracey Emin s’empresse de dévoiler ses multiples tatouages et précise vouloir traiter le matériau comme si c’était son propre corps qu’elle donnait à voir. Surface qui s’imprègne autant qu’elle révèle, la feuille comme support charnel identitaire restitue les expériences de sa vie.
Oeuvre graphique, vidéo, happening, sculpture, on retrouve cette dialectique du rapport à l’autre sous toutes ses formes, de l’individuel au collectif. Ecrite en néon rose, la phrase « Is anal sex legal' » clignote doucement. Relié à un boîtier d’alimentation, le néon fonctionne en circuit fermé, un corps, comme elle le définit, dans lequel circule de l’énergie. Alors que la lumière qu’il produit est apaisante et sensuelle, le matériau, au contraire, est particulièrement dangereux, « il est extrêmement nocif et peut tuer si on le touche », précise-t-elle. Violence couplée à la jouissance, le clignotement peut se voir autant comme une force vitale, des pulsations cardiaques et des assauts de jouissance intermittents, que comme une douleur lancinante. « La sodomie peut être douloureuse, mais si vous aimez quelqu’un c’est magnifique. » De la revendication d’une sexualité ambivalente qui résonne intensément dans sa propre vie, l’artiste interroge cette pratique taboue, souvent inavouée et tellement « shocking » qu’elle est… interdite en Angleterre.
Sébastien Pluot
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