Quinze ans après la sortie du premier grand album mainstream de la vague French Touch 2.0, pierre angulaire du label Ed Banger et véritable OPA sur le monde de la dance, retour sur “Cross”, un disque qui, comme ses guitares, aura saturé bande FM, festivals, iPods et clubs.
En mars 2005, le duo casqué formé par Guy-Manuel de Homem-Christo et Thomas Bangalter publie Human After All, disque aussi fantasque qu’aride mis en boîte en quelques semaines et loin de la maniaquerie habituelle des deux robots.
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Murés dans le silence, les Daft Punk refusent tout entretien qui viendrait à expliquer ce suicide artistique qui scelle définitivement le mausolée de la French Touch des origines. Deux ans après la parution de ce disque mal-aimé et mal-aimable, dont nous révisions l’héritage dans ces pages, et précédé d’un buzz médiatique sans précédent paraît Cross, premier album – plein de guitares et prêt à lancer la seconde vague French Touch partout dans le monde –, d’un autre duo de Parisiens échevelés : Justice.
Miroir déformant
Si depuis, le duo composé par Xavier de Rosnay et Gaspard Augé s’est largement débarrassé de son étiquette d’héritier spirituel de Daft Punk, Cross et son succès phénoménal dépassant les frontières de l’Hexagone se posent tout à la fois comme continuateurs et fossoyeurs de la première vague de la French Touch : son miroir déformant. Dans une industrie faisant la part belle au revival rock et face au désintérêt poli du public pour la musique électronique d’alors, Gaspard et Xavier réactivent les deux, substituent à la primitivité de Human After All, une minutie bien plus proche de Discovery et un sens du maximalisme qui anticipe le son de 2007 (pêle-mêle Graduation de Kanye West, Sound of Silver de LCD Soundsystem, KALA de M.I.A. ou les premiers albums de The Gossip et Klaxons) bien plus excessif que celui de l’année qui l’a précédé.
Envisagé par les principaux intéressés comme un “opéra disco”, une expression qui traduit l’ambition de déplacer la musique électronique des clubs vers les stades réservés aux groupes de rock, Cross et tout ce qu’il suppose de grandiloquence nagent à contre-courant d’une époque timorée quant aux influences charriées par le disque. Au very disco satiné des Daft, faisant du sampling une ode au raffinement, Justice lui préfère un heavy disco, embrassant l’accélérationnisme des années 2000. Sur “le premier album” – comme ils se plaisent à l’appeler – tout n’est que concaténation de samples elliptiques, joyeux bordel syncrétique, collages et art brut. Dans un monde où le web 2.0 n’a pas encore déployé ses tentacules et ses algorithmes personnalisés, Cross a su tirer l’essence même de l’euphorie créative débridée de plateformes comme MySpace, qui commence à pirater les rouages vieillissants de l’industrie musicale où le mélange des genres irradie comme un mantra.
Génération MySpace
Avec une vitalité qui confine à l’absurde et en exploitant le flou légal autour de la durée des samples – souvent méconnaissables –, Xavier et Gaspard pillent joyeusement tout ce qui leur permet d’édifier leur cathédrale : une introduction de Britney Spears sur Tthhee Ppaarrttyy (en feat avec Uffie), Prince, une bande originale de Godzilla et les claps d’In Da Club de 50 Cent sur Genesis, des FX d’Apple sur Newjack et Stress, des effets libres de droit sur D.A.N.C.E., Devo, Boney M, la bande-originale du Ténèbres de Dario Argento ou encore des parties vocales de la Three 6 Mafia. Une galaxie de micro-samples qui n’a toujours pas livré tous ses secrets, agglomérés dans un disque de musique électronique d’un genre nouveau, à moins qu’il ne s’agisse simplement d’un disque de rock d’un genre nouveau.
Avec ses productions glitchées, saturées et gonflées d’influences incongrues, Cross s’impose tout à la fois comme l’un des premiers disques cristallisant l’essence du son de l’élusive French Touch 2.0 et comme le catalyseur des débordements créatifs permis par MySpace notamment. Pourtant, malgré ce pot-pourri, Cross est un album hautement scénarisé, presque caricatural dans sa maniaquerie et son désir d’accoucher du tracklisting parfait. Comme l’expliquait Étienne Menu chez Vice à l’occasion du dixième anniversaire du disque : “Cross a fait comprendre à des tas de gens […] qu’un bon morceau était entre autres choses une suite de micro-événements qui, soigneusement disposés, ont la capacité de générer une jouissance débordante, exponentielle”. En jouant de notre imaginaire collectif, en convoquant la musique illustrative, le péplum, le film de monstre japonais (Kaijū eiga), le giallo italien, Cross nous abreuve d’images d’Épinal, de sonorités dont le sens et l’effet semblent préexister dans nos esprits.
Le vrai du faux
D’une précision horlogère, Cross apparaît alors comme un disque de faux faussaires – déployant son génie en subvertissant les Jackson 5 sur D.A.N.C.E. ou Une nuit sur le mont chauve sur l’épique ouverture Genesis –, comme s’il avait anticipé l’importance grandissante du syncrétisme, de l’intertextualité et des réflexions meta dans les productions culturelles des années 2010, pour le meilleur comme le pire. Une idée parfaitement synthétisée par A Cross The Universe ; le mockumentaire de Romain Gavras illustrant la première tournée américaine de Justice, où la paire s’enorgueillit de la facticité de la vie de rockstar dans un moyen métrage entre Spinal Tap et Jackass.
En convoquant cette image de rockeur décérébré, poseur et nombriliste dans une mise en scène de soi aussi équivoque, la paire – qui évolue en pleine lumière contrairement à ses aînés – a certainement porté préjudice à Cross, ou plutôt l’image renvoyée par ce dernier. Toujours chez Vice, Étienne Menu révise son avis selon lequel Cross ne serait qu’un disque néo-rockiste viriliste et masculiniste qui aurait empêché de faire advenir une musique électronique plus genderfluid. Si Justice a contribué, par mégarde, à l’avènement du pire de l’EDM version Tomorrowland et autorisé le retour du perfecto en club, Cross, malgré sa brutalité d’apparat à l’œuvre sur Waters of Nazareth ou Stress, est un disque bien plus aimable qu’il n’y paraît.
Certes, une amabilité de sales gosses, de celle qui refuse la déférence envers les anciens, ambitionnant de mettre à mal la musique de leurs modèles, mais proposant une rupture stylistique à même de réactiver l’intérêt du public pour celle-ci. Derrière les murs d’enceintes, les dégaines de stars du glam-rock et la saturation des guitares, Cross est un véritable cheval de Troie, une anomalie qui ne dit pas son nom. Des charmants claviers de Valentine, à la naïveté confondante de D.A.N.C.E. en passant par les grooves détraqués de DVNO (avec Scenario Rock et Fancy), Newjack, Tthhee Ppaarrttyy ou One Minute To Midnight, Cross est un disque beaucoup plus hédoniste et ludique que ne le laisse croire le monstre Stress. Grandiloquent et maximaliste, mais aussi libre et récréatif, l’opéra disco mâtiné de hard rock FM de Justice est à la fois une cathédrale et un château en Lego. Un disque bigger than life de grands enfants.
Justice – † (Ed Banger Records)
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