Précurseur mondialement respecté de l’électronique française, Ludovic Navarre réactive sa plus prestigieuse enseigne, St Germain, pour offrir à sa house une virée rêvée dans le temple du jazz, Blue Note. Pas étonnant que l’album s’appelle Tourist, lui qui visite en profondeur les musiques noires, du reggae au blues, du jazz à la soul. Sans tourista. […]
Précurseur mondialement respecté de l’électronique française, Ludovic Navarre réactive sa plus prestigieuse enseigne, St Germain, pour offrir à sa house une virée rêvée dans le temple du jazz, Blue Note. Pas étonnant que l’album s’appelle Tourist, lui qui visite en profondeur les musiques noires, du reggae au blues, du jazz à la soul. Sans tourista.
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C’est un grand jeune homme simple, calme et serein. Avare de ses mots autant qu’il est généreux de ses sourires. Parfois, il semble mener une petite guerre contre le langage, toujours en fuite. S’excuse, d’un regard, de ses réponses qu’il juge maladroites, imprécises. S’arrête. Reprend sa phrase. Puis de nouveau s’arrête. Encore. Le visage traversé tour à tour d’un éclair de douceur, d’un petit rire silencieux, d’une ombre de mélancolie. Son visage, comme sa musique, serait un nuancier aux demi-teintes contrastées. Son visage comme sa musique, la carte mouvante d’un ciel d’automne. Lumineux et embrumé. Un grand ciel brouillé où passent quelques nuages de blues et de belles éclaircies de house. Un visage mobile, une musique incroyablement vivante et variée, qui en disent, bien sûr, davantage que ses paroles. Le visage de Ludovic Navarre, la musique de St Germain. De cette identité gémellaire, on avait bien failli perdre la trace, déjà difficile à suivre tant il a su, depuis ses débuts il y a dix ans, brouiller les pistes, superposer les masques, accumuler les pseudos et varier les styles à l’orée d’une scène électronique frémissante, en passant d’une techno pure et dure aux rives sinueuses d’une house plus nuancée, sensuelle et profonde.
Aujourd’hui, à 30 ans tout rond, il sort Tourist sur ce temple légendaire du jazz qu’est le label Blue Note : une minutieuse cuisine sonore mêlant électronique et acoustique, synthétique et organique, consommant le mariage envoûtant de l’electro la plus pointue aux musiques d’inspiration noire américaine, du blues au reggae, du latin-jazz à la blaxploitation. Tourist, qui se profile déjà comme l’une des plus belles bandes-son de l’année, est sans aucun doute l’œuvre de la maturité et accessoirement, tout juste son deuxième album en dix ans. Il était temps : on commençait à s’inquiéter de son silence prolongé.
Les dernières nouvelles que l’on avait de Ludovic Navarre remontaient à l’été dernier, quand son label F-Com sortit From Detroit to St Germain, une compilation de ses travaux de jeunesse, témoin irréfutable d’un talent aussi riche qu’étendu, où se croisaient déjà le son synthétique d’une techno purement instrumentale et les voix soul d’une house sautillante et efficace, tantôt hard tantôt deep, mais également teintée de dub, de salsa et de blues. Avant, il y avait eu Boulevard, sa précédente création publiée également chez F-Com, qui date déjà de 1995. Salué à juste titre comme le meilleur album de house de l’année par une presse internationale enthousiaste, Boulevard demeure dans l’histoire de la house comme l’album qui a ouvert les portes de l’exportation et de la reconnaissance internationale à la production musicale française, jusqu’ici reléguée au rang de curiosité folklorique. Le succès des Daft Punk viendra juste après. La French touch ? Alors que le terme n’existait qu’à l’état de bug embryonnaire, de fantasme à peine esquissé dans la caboche dissipée d’une poignée de lycéens versaillais, Ludovic Navarre et ses multiples incarnations aux curieux patronymes (Sub System, DeepSide, Soofle, Modus Vivendi, Deep Contest, LN’S, Nuages, Hexagone, D. S, St Germain) est ainsi le premier Français à être reconnu par ses pairs de Detroit et Chicago. Le premier également à enregistrer sur un label américain et pas des moindres, puisqu’il s’agissait du mythique Transmat de Derrick May.
S’il suffit à certain de franchir la porte d’Orléans ou la porte de Clignancourt pour attraper la grosse tête, lui se contente de remarquer que tout est arrivé par hasard, invoquant l’aide malicieuse de la chance. « Au départ, j’étais plus attiré par les sports de glisse. Mais j’ai eu un accident qui a contrarié mes projets et m’a immobilisé quelque temps. J’étais déjà informaticien et je voulais devenir analyste programmeur ou quelque chose comme ça… A cette époque, la musique assistée par ordinateur a commencé à se développer. J’ai eu envie d’essayer. Je ne faisais pas vraiment des morceaux, plutôt du bidouillage. Par ailleurs, j’étais un peu DJ, des copains m’avaient offert une petite table de mixage. J’avais piqué la chaîne de mes parents, j’avais un lecteur de cassettes, une platine et je m’amusais à mixer. C’était plutôt marrant, alors j’ai continué. Je me suis peu à peu perfectionné, je me suis équipé d’un sampler. J’étais plutôt avantagé du fait de ma formation d’informaticien et je n’avais pas trop de mal à maîtriser les machines. La souris de l’ordinateur est d’ailleurs le seul instrument dont je sache me servir. On ne peut pas dire que je sois musicien. »
Et le voilà propulsé père illégitime d’un courant dont il se sent assez éloigné musicalement, lui qui ne jure que par la musique noire des années 70, de Bob Marley à Marvin Gaye, de Lightnin Hopkins à John Lee Hooker. Et quand on l’interroge sur ses rapports avec la jeune scène électronique française, il s’avoue « plutôt content d’avoir pris des distances avec l’industrie du disque pendant ces cinq dernières années. Toute cette house filtrée commence à tourner en rond. En plus, elle génère un business, un côté fric et frime, que je ne supporte pas. C’est bien simple : je ne les côtoie jamais, je ne fréquente pas les soirées ni les clubs. J’habite en banlieue et je viens très peu à Paris. C’est sans doute pour cette raison que je traîne une réputation d’ours grognon et casanier. Je préfère la compagnie des musiciens acoustiques, surtout les musiciens de blues ou de jazz ; j’aime leur humilité face à leur instrument. »
On en retrouve logiquement quelques-uns invités sur Tourist, donnant ainsi à son album une couleur née de la rencontre des musiciens et des machines, des chorus et des samples. Si Boulevard était plus house, moins acoustique, Tourist s’inscrit pourtant dans une continuité. Evolution plutôt que révolution, Tourist possède l’ambition modeste et touchante de coller au plus près aux sons naturels, d’éviter la forfanterie expérimentale qui ressemble trop souvent à un pauvre exercice de style. Hommage au Paris cosmopolite, il semble traversé par de multiples courants qui viennent nuancer la tentation de l’uniformité musicale de l’album : le latin-jazz, son vibraphone free-jazz et ses percussions à la Ray Baretto sur Latin note, le dub léthargique et la guitare baladeuse du guitariste jamaïcain Ernest Ranglin sur Montego Bay spleen, le blues languide de Sure that, avec la voix harmonisée, dédoublée et samplée de John Lee Hooker, les ambiances africaines et orientales sur La Goutte d’Or, les flûtes frénétiques sur So flute, la house bondissante du Pont des Arts, la soul-jazz sur Rose rouge, avec la voix de gorge profonde de Marlena Shaw, et What you think about, carrément blaxploitation. Un album d’un genre nouveau, electro et jazzy, multicolore, qui frappe voluptueusement sur la note bleue.
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