Emoussé ces dernières années, le mythe Tortoise retrouve un second souffle et de la densité physique avec Beacons of Ancestorship. Chronique et long entretien avec le passionnant bassiste Doug McComb.
Tortoise fonctionnerait-il moins bien sans les multiples projets parallèles que chacun de ses membres poursuit par ailleurs ?
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Ces expériences ont rendu le groupe meilleur, ça ne fait aucun doute. Le fait que chacun de nous puisse changer de registre et envisager la musique sous des angles différents a donné plus de profondeur à la démarche du groupe. Tout ce que je fais en dehors de Tortoise m’apporte un savoir qui me permet ensuite d’être meilleur à l’intérieur de Tortoise.
Une fois encore dans Beacons of Ancestorship, vos morceaux se transforment sans cesse, parfois à travers des ruptures très brutales, parfois à travers des changements plus graduels. La matière sonore est toujours en mutation : est-ce votre conception de la musique ?
Dans nos morceaux, nous essayons d’entraîner le lecteur à travers une série d’événements, de faire en sorte qu’il reste pleinement engagé dans l’écoute, que son intérêt et sa curiosité soient sans cesse éveillés. C’est la moindre des choses d’essayer de rendre la musique captivante, pour nous comme pour les autres. C’est pourquoi nous sommes amenés à transformer nos morceaux en permanence, même si c’est parfois de manière presque imperceptible.
Même si vous n’utilisez pas de mots, vois-tu un lien entre votre musique et la tradition du storytelling ?
Il y a sans doute une part de storytelling dans notre musique, mais elle relève plus de l’expression de sentiments et de la transmission d’énergies que d’une narration classique, d’un récit clairement articulé. Nous racontons des histoires qui ne se raccrochent pas à des événements particuliers. Des histoires qui se passent de mots, pour ainsi dire.
En quinze ans, as-tu le sentiment que la musique instrumentale est perçue différemment par le public, notamment dans la sphère rock ? Elle semble aujourd’hui faire davantage partie du paysage, alors qu’elle apparaissait plutôt comme une curiosité dans les années 90.
Ce qui a énormément changé, c’est que les gens, aujourd’hui, sont davantage au parfum de ce qui se passe dans tous les genres. Les gamins ont accès à une telle quantité de musiques qu’ils ne sont plus autant choqués d’entendre des groupes qui, d’une façon ou d’une autre, se distinguent du mainstream. La musique instrumentale fait partie de ces propositions alternatives, elle n’est plus autant considérée comme une bizarrerie. C’est un juste retour des choses, car on oublie trop souvent que, dans l’histoire de la musique, les formes instrumentales ont toujours occupé une place prépondérante. Si l’on s’en tient aux seules années 60, on se rend compte qu’elles étaient alors très populaires : la surf music était un phénomène énorme aux USA, la musique lounge faisait un tabac auprès des générations plus âgées qui n’accrochaient pas trop à la musique des Beatles, et les musiques de films étaient également très prisées par le grand public. Même mes parents achetaient des BO : ils n’étaient pourtant pas de grands amateurs de musique, loin s’en faut ! Et je ne parle même pas du jazz, bien sûr, qui est à mon sens l’une des plus grandes contributions de l’Amérique à l’histoire de la musique.
Es-tu conscient de l’empreinte que Tortoise a laissée tout au long de ces années ?
Ce qui est très gratifiant, c’est de voir que beaucoup de jeunes nous ont découverts ces dernières années et nous découvrent aujourd’hui encore. Notre public n’est pas uniquement constitué de fans qui nous suivent depuis 1994 : c’est pour nous une forme d’accomplissement. Ne toucher que les gens de notre génération, ça n’a jamais été notre ambition. La plupart des musiciens que je connais ont formé un groupe parce qu’ils ont été inspirés par ceux qu’ils aimaient. L’un de nos seuls véritables buts avoués, c’était de s’inscrire dans cette histoire, ce continuum. Nous voulions faire partie du paysage musical de la même façon que nos héros de jeunesse l’avaient fait. Il semblerait que nous y soyons parvenus : aujourd’hui, des gens embrassent la vocation de musicien après avoir écouté Tortoise. La chaîne continue.
En 2006, vous avez collaboré avec Will Oldham sur un album uniquement constitué de reprises, The Brave and The Bold. Plus loin dans le passé, vous avez accompagné le Brésilien Tom Zé sur scène : qu’avez-vous retiré de ces expériences ?
Avec Tom Zé, le pari était simple : il s’agissait d’apprendre à jouer sa musique et d’essayer de lui injecter un peu de notre personnalité, sans nuire pour autant à son originalité propre. Ça a été une expérience prodigieuse, ne serait-ce que parce que Tom est un homme des plus généreux : il tenait vraiment à ce que nous puissions exprimer nos sensibilités dans sa musique, il a été formidable de bout en bout. Avec Will, le défi était de trouver de nouvelles façons de jouer des chansons de Bruce Sprinsteen, Elton John, Milton Nascimento ou Devo. Reprendre une chanson, c’est d’une certaine façon essayer de lui rendre justice, et aussi de lui rendre service, de lui apporter des choses qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Il fallait aussi que ça colle avec l’univers de Will. Ce qui était intéressant, c’est que nous n’étions plus vraiment Tortoise à ce moment-là : nous étions six personnes travaillant sur un même projet. Ça a été l’un des enregistrements les plus plaisants et les plus amusants que j’aie jamais faits.
Sais-tu quelle est la place de Tortoise dans l’histoire musicale en général, et américaine en particulier ?
Pour certains journalistes, comme ceux de Mojo par exemple, il y a une histoire du rock’n’roll qui part de Chuck Berry et se prolonge avec les Beatles, les Stones, Dylan, etc. Je ne me reconnais pas dans cette vision de l’histoire. Je préfère cultiver l’idée que chaque chose en ce monde peut en affecter une autre, même de la manière la plus subtile et la plus hasardeuse. Qu’on soit ou non familière avec elle, il existe une histoire musicale plus vaste et plus complexe que celle dont parlent les journaux de musique. A Chicago, il y a un excellent comic hebdomadaire, The Secret History of Chicago Music, qui s’intéresse aux musiciens oubliés, ou dont la popularité n’a jamais dépassé le périmètre de la ville. Chaque semaine, il raconte l’histoire d’une figure locale – qui peut être un groupe garage comme un jazzman. C’est ça qui m’intéresse : qu’on ait entendu parler d’eux ou pas, tous ces gens ont eu à leur échelle un impact sur leur environnement et sur leurs contemporains. C’est dans cette histoire-là que Tortoise veut s’inscrire – à une échelle peut-être plus large, puisque nous avons été amenés à parcourir le monde. La simple idée que nous avons eu notre propre petit effet sur les choses suffit à me rendre heureux.
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