L’ancien leader de Television et figure tutélaire du magma punk-rock new-yorkais des années 1970, est mort à l’âge de 73 ans d’une “courte maladie”. Guitariste à part, Tom Verlaine aura eu une influence culturelle décisive.
À la longue, on s’approcherait presque, de manière troublante, des drames à répétition qui affectent certaines familles de haut rang, frappées par une étrange et tenace malédiction. Le genre de spirale funeste qui décime sur une courte période un clan, engloutit une dynastie tout entière, les Kennedy, les Romanov, les égyptologues ayant profané la tombe de Toutânkhamon. Aujourd’hui, les guitaristes de rock.
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En l’espace de quelques semaines, une chapelle ardente improvisée dédiée aux serviteurs dévoués de l’instrument victimes de la Grande Faucheuse a dû être érigée en toute hâte pour accueillir successivement les dépouilles de Wilko Johnson, Keith Levene, Jeff Beck, Henri Paul Tortosa. De sorte que les cierges n’ont même pas eu besoin d’être rallumés pour honorer la mémoire de Tom Verlaine qui vient de nous quitter à l’âge de 73 ans, des suites d’une “courte maladie” selon la fille de Patti Smith, Jesse Paris Smith, quand bien même ses talents s’inscrivent-ils dans un registre musical et poétique bien différent.
Un homme discret
Figure éminente, aristocratique pourrions-nous dire, de la scène new-yorkaise des années 1970 avec son groupe Television, puis vagabond électrique solitaire pour un chapelet d’albums à la lumineuse austérité, à la froideur iridescente, Tom Verlaine aura été l’un des principaux contributeurs, aux côtés de Patti Smith, Richard Hell et autres David Byrne, du changement d’époque qui a vu le rock sortir de “sa zone de confort”, comme on dit, et à se réinventer en renonçant à deux héritages successifs, le reliquat du blues et l’idéalisme des années 1960. En cela sa musique se distingue par sa radicalité formelle comme par une intensité abrasive lui épargnant toute réification en “produit de consommation courante”, qualités auxquelles s’ajoute cet oxymorique cocktail typiquement new-yorkais mêlant à la passion des zestes d’un cynisme bien frappé.
Le premier album de Television, Marquee Moon, paru en 1977, compte ainsi parmi les monuments du rock américain, échappant autant à la régurgitation des poncifs du genre qu’à une postmodernité – celle du glam rock – devenue écrasante, préférant se référer au jazz même free et à la poésie symboliste (d’où le pseudo de Verlaine). Œuvre immaculée, imputrescible, aux arêtes tranchantes pareille à celles d’un diamant, Marquee Moon aura bouleversé les esthètes en quête d’un nouvel absolu et décontenancé, ou laissé indifférents, tous les autres, hélas plus nombreux. “De toute façon, je n’ai jamais eu la moindre illusion sur le fait de devenir un jour grand public”, lâchait-il en 1989 à la faveur d’un interview. Qu’importe, c’est à la légende qu’il appartient désormais.
Rimbaud/Verlaine reboot
Né le 13 décembre 1949 à Denville dans l’État du New Jersey, Tom Verlaine, Thomas Miller de son vrai nom, a grandi dans une famille juive de la middle class américaine dotée d’un piano, instrument qui le suit lors d’un déménagement à Wilmington dans le Delaware où il passe toute son enfance. De sa pratique dès l’âge de 5 ans il ne conservera pourtant aucun souvenir. À la différence de sa première rencontre avec le jazz de Stan Getz qui, selon la version “officielle”, l’incite à acquérir un saxophone pour 30 dollars. Lui prétend que c’est à John Coltrane qu’il doit son engouement, ce qui paraît plus conforme compte tenu de la portée révolutionnaire de la geste coltranienne : “Je me souviens de ces improvisations avec un ami. On ne savait pas vraiment jouer. En fait on se contentait de faire du bruit. Mais ce bruit allait devenir une matière à sculpter lorsque j’ai rencontré Richard Hell.”
Inscrit comme lui à la Stanford School, Richard Hell, né Meyers, devient son alter ego dans la stimulation musicale comme dans le défi poétique. Entre-temps Verlaine a troqué le sax pour une guitare après avoir entendu le 19th Nervous Breakdown des Rolling Stones. Se dessine alors les premiers contours d’une association qui va mener Hell et Verlaine d’abord aux Neon Boys puis à Television. Mais pas avant d’avoir fait les 400 coups ensemble. Comme cette fugue en Floride qui s’arrêtera en Alabama, où les deux amis se font choper par les flics après avoir mis (involontairement) le feu à un champ de maïs.
Leurs tribulations vont se poursuivre à New York où ils emménagent dans un loft de China Town prêté par Terry Ork, un bouquiniste du Village sans qui rien ne serait jamais arrivé. À l’époque, le début des années 1970, Tom et Richard bricolent des chansons, griffonnent des poèmes et se produisent épisodiquement en acoustique dans des clubs de West Village. Ork décrit une relation amour/haine entre les deux bohèmes, ce qui recoupe presque idéalement celle, aussi créatrice que destructrice, qu’entretenaient Arthur Rimbaud et Paul Verlaine. Comme s’ils vivaient une autre saison en enfer (in Hell) à laquelle ne manqueront finalement que l’homosexualité et les coups de revolver.
C’est Ork qui incitera les deux compères à passer au degré supérieur en formant un vrai groupe de rock après avoir intégré un jeune éphèbe, Richard Lloyd, dont il a fait son jeune amant. C’est lui qui va financer leur matériel. Son omniscience allant jusqu’à initier Richard Hell à l’héroïne. Un passage à l’acte qui contribuera à dynamiter l’entente entre les deux amis. Dans l’ouvrage Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain (éditions Allia) Ork brosse un portrait quasi angélique du Verlaine de l’époque : “Tom était très collet monté : il ne fumait pas d’herbe, ne se piquait pas et buvait à peine. Je pense qu’il craignait tous les dérèglements des sens, tandis que Hell était son contraire absolu…” L’épisode Neon Boys (avec Dee Dee Ramone) passé, et l’arrivée de Richard Lloyd en second guitariste validée, Verlaine finira par virer Hell juste après les débuts de Television au légendaire club CBGB (un ancien repaire de… Hell’s Angels). Remplacé par Fred Smith, ex Blondie, à la basse, Hell formera aussitôt les Heartbreakers avec Johnny Thunders, ex-guitariste des New York Dolls ; puis les Voidoids, contribuant à la genèse du punk car le premier à porter des tee-shirts déchirés et des épingles à nourrices, et à entonner l’hymne nihiliste définitif du genre : Blank Generation.
No, no wave
Si, au milieu des années 1970, New York devient le centre du monde c’est dû en partie aux interactions à l’intérieur de ce petit cercle de talents incandescents et transgressifs, un centre où rayonne une certaine Patti Smith, véritable Lou Andreas-Salomé punk. Patti Rimbaud qui “déniaise” Verlaine, c’est presque trop beau. Et partiellement vrai. Terry Ork : “Un jour, Patti est venue me trouver et m’a dit tout de go : ‘Je le veux. Je veux Tom Verlaine. Il ressemble tellement à Egon Schiele. Il faut que je choppe ce mec.’” Tom sortira à la fois fortifié et ébranlé par cette liaison. À l’époque, Patti est déjà célébrée comme poétesse, bientôt comme chanteuse après la sortie d’un premier single, Hey Joe/Piss Factory , sur lequel Verlaine tient la guitare, et de l’album Horses.
L’envol de Television sera plus laborieux. Un single, Little Johnny Jewel, produit par et sur le label de Terry Ork finit pourtant par convaincre les gens d’Elektra d’inclure le groupe à un catalogue comptant déjà Love, les Doors et les Stooges, ce qui a clairement valeur de certification d’excellence. Les chansons de l’album Marquee Moon – See No Evil, Elevation, Torn Curtain, Friction notamment – renvoient vertement, punk excepté, l’ensemble de la production musicale de l’époque dans la fosse à purin. Les guitares de Verlaine et de Richard Lloyd y tissent un canevas de riffs brûlants. Brûlants comme le mariage du feu et de la glace. Quant aux textes, ils trahissent un existentialisme de fortune, sans concession, où se mêlent cruauté (auto-infligée) et romantisme, et ce dans une quête éperdue d’éblouissement, et certainement pas d’apaisement. Comme un saut de l’ange dans le vide, avec en point d’orgue cette image ultime, saisissante et drôle à la fois de Tom se jetant dans les bras de… la Vénus de Milo (Venus).
L’aventure se poursuivra avec un second album, le bien nommé Adventure, où malgré quelques confondants moments de grâce pure (Days, Glory, Foxhole) on perçoit déjà des signes de fragilité, pire, de détachement. Tom est hélas à son tour entré dans la ronde des junkies où dansent depuis déjà longtemps Richard Lloyd et n’entend plus assumer la moindre responsabilité de leader. Avant extinction définitive, le groupe connaîtra bien quelques sursauts (The Blow Up en 1982, Television dix ans plus tard), mais rien d’aussi décisif que Marquee Moon.
“Le truc le plus splendide que j’ai jamais vu”
En revanche la course en solitaire de Verlaine, comptant une dizaine d’albums, le fait naviguer dans des eaux souvent fertiles avec un remarquable premier envoi (Tom Verlaine en 1979) suivis d’autres recueils où son jeu de guitare se fait plus élaboré (il signe même un disque entièrement instrumental Warm & Cool) et sa voix, jadis à la limite de l’aigre, celle “d’un enfant de chœur en état d’ébriété” comme l’a écrit un éminent rock critique, plus grave. Jamais pourtant ce talent hors norme ne souhaitera sacrifier, ou alors par intermittences, presque par inadvertance, aux obligations de la scène et des tournées. Ce qui finalement, inévitablement le mènera, à endurer un oubli progressif.
C’est ainsi qu’en 1990 l’album The Wonder ne sortira même pas… aux États-Unis. Parmi ses derniers faits d’arme on retiendra en 1995 sa collaboration en tant que producteur avec un autre écorché, Jeff Buckley, qui ne sera hélas jamais validée, ne sortant que sous la forme documentaire Sketches From My Sweetheart The Drunk. Cité dans Please Kill Me, Danny Fields, ancien manager des Stooges, qui avait fait signer Television chez Elektra témoignait de la sorte au sujet du groupe et de sa figure de proue : “Je trouvais Television fabuleux. Les bras de Richard Lloyd et le cou de Tom Verlaine étaient tellement exaltants qu’après ça je n’avais plus besoin d’art, de musique, de vie, d’amour ou de poésie pour me rendre heureux. Ils étaient le truc le plus splendide que j’ai jamais vu et entendu…” Television : une image, un son qui nous hantent, nous hanteront encore longtemps.
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