Quinze ans après son implosion, Television, légende d’un “Marquee Moon” et d’une révolution, renaît sans ride pour un troisième album soufflant, tellurique et céleste à la fois. À l’écoute des retrouvailles de Tom Verlaine et Richard Lloyd, on jurerait qu’aucun autre groupe ne joue de guitare.
À quelques jours du décès de Tom Verlaine, nous vous proposons de relire cette interview publiée en octobre 1992.
Richard Lloyd – Nous ne nous sommes pas revus les derniers mois précédant notre reformation, ça n’a pas été des palabres sans fin pour rejouer. En fait, il y a vraiment eu comme une éclipse de Television, on peut facilement établir un parallèle avec un astre : il disparaît, puis revient sans prévenir au bout d’un certain temps.
Y a-t-il eu une certaine gêne de vous revoir après tant d’années ?
Richard Lloyd – Non, nous avons toujours été très civilisés dans nos relations.
Tom Verlaine – Je dirais, moi, qu’il y a eu gêne. J’étais honteux (rires)… Je ne pouvais même pas leur passer ne serait-ce qu’un coup de fil, tellement je vivais dans une profonde honte.
Richard Lloyd – Mais moi, je n’en éprouvais absolument pas. En fait, nous nous sommes parlé en 88, mais Tom devait encore enregistrer quelques albums pour honorer son contrat. Fred était par ailleurs lié à MCA, Bill et moi faisions des trucs à droite à gauche. Quand nous nous sommes retrouvés libres tous les quatre, on s’est revus et on a rejoué.
Quelle a été la toute première chanson que vous ayez rejouée ensemble ?
Richard Lloyd – Aucune. Nous avons instinctivement jammé en do-fa-do-do, puis avons décidé de jouer sur ces seules notes pour nous dérouiller.
Tom Verlaine – Après cette cette prise de contact, j’ai apporté quelques nouvelles idées de chansons et on a commencé à les travailler dans toutes les directions – lentement, tendance bruitiste ou effacée – pour que ça génère quelque chose d’intéressant. On a directement attaqué avec de nouveaux morceaux, il n’était pas question de se retrouver comme des anciens combattants à rejouer nos vieux trucs. On avait besoin de fraîcheur.
Avez-vous facilement retrouvé vos complémentarités, en particulier entre les deux guitares ?
Tom Verlaine – Ça marchait. Parfois automatiquement, parfois nous devions abandonner des idées qui ne se concrétisaient pas. Richard, tout comme moi, a toujours joué avec un autre guitariste à ses côtés : nous n’avons pas fait nos carrières solos pour jouer avec une seule guitare au lieu de deux comme dans Television.
Richard Lloyd – Et ça a magnifiquement fonctionné. C’était comme si on avait arrêté Television pendant six mois, pas plus. Et Television est simplement le troisième album du groupe, il ne faut pas tenir compte de la parenthèse de quatorze ans.
Tom Verlaine – Comme par le passé, !a plupart du temps, j’ai amené les chansons, dont les structures changeaient beaucoup en étant confrontées au groupe. On abandonnait certaines parties, on en développait d’autres. Chacun participait et il était marrant de voir comment, après quatorze ans, une continuité naturelle s’établissait. Peut-être est-ce dû à notre son très classique, celui de deux guitares Fender, d’une basse et d’une batterie. On ne passe pas plus d’une heure sur un simple accord pour se l’approprier, comme nous l’avons fait.
Billy Ficca – Aujourd’hui, avec les synthés et la technologie annexe, il est bien plus simple de se dire “Pourquoi ne pas trouver un son là-dedans ?”, plutôt que d’en trouver un en travaillant et en découvrant son instrument.
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“Il y a des gens “analogiques” et d’autres “digitaux”, nous sommes incontestablement analogiques”
Apparemment, vous ne vous êtes pas retranchés derrière la technologie.
Richard Lloyd – J’espère que, si l’on écoute nos trois albums à la suite, celui-ci semblera tout de même mieux enregistré ou sonnant un peu différemment. Nous utilisons toujours les mêmes vieux trucs, les mêmes guitares et les mêmes effets, l’enregistrement analogique plutôt que le digital.
Tom Verlaine – Il y a des gens “analogiques” et d’autres “digitaux”, nous sommes incontestablement analogiques (rires)… De la même manière que le film correspond à l’analogique et la vidéo au digital. Mais le changement principal vient de notre maturité, d’une attention plus particulière portée aux mélodies que par le passé.
Qu’est-ce qui différencie donc tes albums solo de celui de Television ?
Tom Verlaine – La contribution des autres. Il y a beaucoup plus d’éléments qui encrent dans les disques de Television que dans ceux de Tom Verlaine. Richard peut par exemple jouer une partie de guitare à laquelle je n’aurais jamais pensé et que j’aurais naturellement détestée (rires)…
En solo, tu te plaignais de ton label anglais qui remixait tes disques derrière ton dos. Est-ce plus facile de se faire respecter avec un groupe et chez une maison de disques américaine ?
Tom Verlaine – Londres est totalement obsédée par la pop et paranoïaque en ce qui concerne le mixage. En Angleterre, ça continue de remixer après le remix d’un remixage (sourire)… En Amérique, on te fiche la paix tant qu’il est établi qu’on n’essaie pas de faire passer un artiste sur un certain type de radios.
Richard Lloyd – On nous a fichu une paix royale. La politique d’une maison de disques de New York, c’est “On fait le business à deux, fais les disques, on les vend”. À Londres, c’est plutôt “T’es chanteur, coco, alors chante ta chanson cinquante fois dans le micro et on se démerde.” Beaucoup de groupes anglais marchent dans ce système, pour la bonne raison qu’ils n’ont pas vraiment d’idée établie de leur musique. En Amérique, pour être signé, il faut être à 100 % de ses capacités, il faut un bon chanteur, un bon groupe, de bonnes prestations scéniques.
Tom Verlaine – À Londres, il suffit parfois d’être mignon pour avoir un contrat, pas en Amérique (rires)… Le gars qui dirigeait Elektra en 1977 est aujourd’hui président de Capitol, il se souvenait de nous : “Television, n’est-ce pas ce groupe avec le guitariste de rock le plus maigrichon que j’aie jamais vu ?” (rires)…
Television est donc plus mature. Est-ce ce qu’attendait Capitol en vous signant ?
Tom Verlaine – Je pense qu’ils voulaient surnom entendre nos guitares. D’une manière ou d’une autre, ce sont nos guitares dont se souviennent les gens ; ce qui me déprime quand je pense à tout le temps que j’ai passé pour écrire les textes des chansons.
Richard Lloyd – Tu exagères. Tous les gens qui apprécient Television mentionnent la profondeur des textes juste après le son de guitare. Et moi-même, comme je me concentre sur mes parties de guitares, je n’écoute pas les paroles en jouant, mais par après je les trouve phénoménales et elles ont une résonance en moi. Je retrouve toujours des choses cachées longtemps après.
Vos guitares semblent maintenant moins aiguës, plus nonchalantes, plus indolentes que sur Marquee Moon.
Tom Verlaine – Nonchalantes ? Indolentes ? En Amérique, ces mots ont une connotation péjorative, ils sous-entendent paresseux. Elles sont plus calmes, d’accord. L’aspect historique des choses, c’est plus que nous ne pouvons supporter. Crois-tu vraiment qu’un gamin qui écoute les Pixies ait quelque chose à faire de notre passé ? Les gens qui aiment le groupe connaissent son histoire. Pour ceux qui ne la connaissent pas, c’est au journaliste de la leur dire.
Richard Lloyd – En France, chaque individu devrait apprendre l’histoire de Television à l’école, c’est compris ? Il y a des livres entiers sur le sujet dans toutes les bibliothèques (faussement énervé)…
En 1974, vous avez fait des démos avec Brian Eno avant d’enregistrer le moindre disque. Cela n’a pourtant pas été suivi d’effet.
Tom Verlaine – La maison de disques voulait dépenser un peu plus d’argent, pour qu’il y ait un album entier de démos. Mais je ne voulais pas travailler avec Eno car je n’aimais pas le son qu’il nous donnait. J’ai donc lancé quelques noms de producteurs pour faire l’album sans lui. À cette époque, il était très à la mode, il a d’ailleurs travaillé avec Devo et quelques autres peu de temps après. À cette période, Eno n’était pas très calé sur la technique d’enregistrement, son idée était simplement de mettre trois micros en l’air et deux sur la batterie pour enregistrer live, ça ne sonnait pas du tout comme il l’espérait, mais plutôt comme à l’intérieur d’une petite boîte close. Il n’avait pas encore développé ses théories soniques, il venait juste de quitter Roxy Music et d’ailleurs, je n’avais jamais entendu parler de lui. Il était apparu à New York et nous nous sommes retrouvés avec lui dans un très mauvais studio pour musiques portoricaines.
Vous faisiez alors partie de la scène du CBGB, qui est complètement mythifiée. Comment était-ce, de l’intérieur ?
Billy Ficca – On semait la liberté, la fuite du train-train. On était parfaitement conscient de faire quelque chose de jamais entendu, de faire quelque chose de valeur, opposé au trivial.
Richard Lloyd – Le CBGB, son histoire est simple : il n’y avait aucun endroit pour jouer, on devait louer nous-mêmes une salle, y mettre nos posters, employer quelqu’un à la vente des tickets. En cherchant une salle, on est tombés sur le bar le plus merdique de la terre, mais au moins pouvait-on y jouer. Nous avions un tout petit public, puis d’autres groupes y sont venus et ont amené le leur. On pouvait enfin plus ou moins remplir la salle et y jouer tous les trois mois. Le CBGB n’a donc pas créé ces groupes, c’était en fait le seul endroit où nous pouvions aller jouer et nous améliorer.
Tom Verlaine – L’endroit n’est devenu réputé que crois ans après qu’on ait commencé à y jouer. En fait, je crois que le début de cette renommée en Europe vient d’un article du NME qui, en 1976, a envoyé un journaliste couvrir ce que le patron du club a appelé le “New York rock festival”. Ce n’était en fait qu’un gimmick pour remplir un peu plus sa boîte (rires)… Un soir, il y avait Patti Smith et Television, le lendemain les Ramones et Talking Heads. Les Ramones et Patti y jouaient avant que des groupes académiques ne s’y installent, comme celui de David Shmyrne, David Kyrne, comment s’appelle-t-il déjà? Talking Shirts ? Talking Heads ! Je savais que je me souviendrais du nom. Il y avait deux genres de groupes différents : Blondie – avec qui Fred Smith jouait –, Parti Smith, les Ramones, Television, et les groupes de professeurs rusés comme Talking Heads.
Était-ce le même mélange de branchés et d’artistes qu’on trouvait dix ans auparavant autour de Warhol et du Velvet ?
Tom Verlaine – À l’époque de Warhol, c’était différent car il y avait un chevauchement des genres. Pendant un temps, je suis allé au Max’s pour observer et j’ai connu brièvement quelques-unes de ces figures qui sont mortes aujourd’hui, comme Eric Emerson, l’homme aux cheveux rouges. Ces gens-là éraient vraiment barrés… charmants dans les films, mais complètement jetés. Il y a une fille qui s’est balancée du haut d’un immeuble, ils sont allés beaucoup plus loin dans l’abus des drogues que les gens du CBGB. Au CBGB, il n’y avait pas le même esprit de famille qu’autour de Warhol, un étrange personnage central qui ressemblait à une absence (rires)… Et puis, la scène d’Andy Warhol a été exposée de façon très voyeurisme, il était lui-même très voyeur et le centre d’une cour qui aimait tenir un rôle en permanence.
Richard Lloyd – Au CBGB traînaient aussi des types genre école d’art qui voulaient devenir journalistes. Pour six groupes existants, il se montait quatre magazines. C’était une petite communauté. On y allait pour voir des groupes pas encore signés et qui créaient quelque chose d’intéressant, bien que tous très différents. On avait la garantie de voir de bons concerts quatre fois par nuit. Même si on y venait pour un seul groupe, on découvrait les autres, ce qui fait qu’on s’est tous retrouvés relativement proches. Il suffisait qu’un ou deux types qui montaient un fanzine punk avec des dessins et des BD viennent voir les Ramones pour qu’ils trouvent que tous les autres groupes étaient également punks. Après, on a appelé ça la new-wave. Malcolm McLaren est venu, il a habillé les New York Dolls de cuir rouge, on a joué avec eux et il nous a vus. En rentrant à Londres, il en a parlé à sa femme qui a ouvert sa boutique puante de fringues inspirées de ce que nous portions. Il nous a demandé si nous serions intéressés de travailler avec lui. « Nooon, pas question ! » Il est revenu nous dire qu’il allait créer la même foutue chose en recrutant des petits jeunes, et c’est exactement ce qu’il a fait avec les Sex Pistols. Il a utilisé Television comme une couverture, il est venu à New York, a écoulé sa fausse monnaie et s’est tiré. C’était ça, sa putain d’activité ! Et tout le monde est tombé dans le panneau à Londres. On a donc eu pas mal de presse là-bas pendant deux ans, alors que nous n’y étions jamais allés. Les gens adoraient notre imagerie, les vêtements avec lesquels nous nous étions montrés, pourtant nous étions habillés ainsi en réaction aux groupes de glam-rock que nous haïssions, les Dolls, David Bowie – Stardust ou Queenie –, avec leurs robes et leurs maquillages. Ces gens-là étaient le commencement des “digitaux”, du synthétique, du mercantilisme ; nous, c’était d’abord et toujours l’amour de la musique.
Étiez-vous confiants dans la qualité de votre musique ?
Richard Lloyd – Bien sûr. Richard Hell a un peu joué avec nous avant de s’en aller et les choses ont alors mieux fonctionné avec l’arrivée de Fred. On savait alors qu’on avait les moyens d’être musicaux et on a répété cinq heures par jour, six jours par semaine. Combien de groupes le font ? C’était vraiment un engagement envers la musique, le reste ne comptait pas. C’est comme l’histoire du type au centre d’une tornade, il a du vent plein les yeux mais quand les autres lui demandent comment c’était, il répond « Ce n’était pas très venteux. »
Si vous étiez confiants, n’y avait-il pas frustration par rapport au comportement carnassier de Malcolm McLaren ?
Tom Verlaine – À cette époque, toutes sortes de gens comme ça traînaient autour des groupes. D’une certaine manière, nous étions tous de mauvais groupes, on ne savait pas chanter, mais il y avait un esprit. Personne n’aurait signé un de ces groupes, excepté Seymour Stein chez Sire.Et c’était dans de mauvaises conditions : les Ramones ont eu 4 000 dollars et quatre amplis Marshall. Moi, je n’étais pas d’accord pour me vendre comme ça, pour des cacahuètes, uniquement pour avoir un disque derrière moi.
Richard Hell disait qu’il pensait vraiment que Television était le meilleur groupe du monde quand il en faisait encore partie.
Richard Lloyd – C’est un terme si vague, meilleur en quoi ? C’était probablement là qu’il se marrait le mieux, ce qui rendait ce groupe le meilleur de son point de vue.
Tom Verlaine – D’autant plus que c’est le seul groupe dans lequel il ait jamais été (rires)…
Richard Lloyd – Bien sûr que le meilleur groupe dans lequel j’ai été était le mien. On se roulait au sol, on faisait tomber les micros et on chantait dedans à terre, on s’envoyait par terre en se fichant des coups et on se regardait comme des petits vers rampants.
Tom Verlaine – Il y a eu une période de trois mois, au début, où physiquement on se défoulait. C’était la réaction normale de types de notre âge découvrant les choses, entrouvrant une porte… Mais qu’est-ce qu’on était mauvais, les cassettes de cette époque sont vraiment terribles (rires)…
“J’ai trouvé beaucoup de grands artistes qui ont subi la drogue jusqu’à en mourir, même si leur art était grand.”
Aviez-vous des problèmes de drogue comme Richard Hell ?
Richard Lloyd – Pardonne-moi, mais je vais t’expliquer pourquoi je ne veux pas te parler de ça : je ne souhaite à personne d’essayer les drogues. (Tom rigole, »Pardonne-moi, pardonne-moi » et sifflote), Il existe toute une littérature en français de gens qui ont essayé la drogue, ont raconté son excitation et ont fini par gerber leur vie dans les toilettes (Tom est écroulé de rire) sans que personne n’ait tiré la chasse d’eau. J’ai été très intéressé par les expériences des années 1920 en Amérique, de la fin du XIXème en France – Baudelaire – et en Angleterre – de Quincey –, avant que la drogue ne devienne illégale. J’ai trouvé beaucoup de grands artistes qui ont subi la drogue jusqu’à en mourir, même si leur art était grand. Il y a des tas d’exemples d’œuvres nées sous l’emprise de la drogue, comme Frankenstein de Mary Shelley, écrit après un trip d’opium. Il ne faut pas glorifier la drogue.
Tom Verlaine – Je crois que j’en avais déjà fini avec la drogue quand le groupe a commencé. J’ai un seuil de tolérance à l’alcool extrêmement bas. Quant à la drogue, n’en parlons pas. Déjà en 1971, je n’en prenais plus. Ce n’est pas en consommant des drogues qu’on se transforme automatiquement en un grand créateur.
C’était aussi l’époque qui voulait qu’on se drogue.
Tom Verlaine – Non, je crois qu’on consomme bien plus de drogues aujourd’hui. À l’époque, c’était simplement un comportement individuel : Untel de ce groupe, Untel de celui-là, un qui quittait un groupe, un autre qui cherchait à jouer.
Était-ce une simple coïncidence que Patti Smith, Richard Hell, Tom Verlaine et Richard Lloyd soient tous intéressés par les poètes du XIXe siècle ?
Richard Lloyd – Tom s’intéressait à la poésie, moi c’était plutôt au mode de vie de ces poètes, afin de m’ouvrir d’autres horizons.
Tom Verlaine – Richard Hell et moi étions les meilleurs amis du monde et avons découvert ces écrivains ensemble vers 1971, leur vie était très différente de celle des Américains. Elle semblait incroyablement ouverte, ces poètes représentaient pour moi l’expressionnisme. Je les lisais mais je ne dirais pas qu’ils ont été une influence, c’était plutôt une découverte très importante. Alors que chez Patti, c’était plutôt la chose primordiale. La vie de Rimbaud – probablement plus sa vie que son œuvre d’ailleurs – était son obsession, chacun de ses anniversaires de naissance était fêté de manière spéciale.
Richard Lloyd – À ma connaissance, je suis la seule personne à avoir lu l’œuvre complète du Marquis de Sade. On y découvre qu’il était spirituel. Ça m’intéresse plus que Baudelaire, donc je n’ai lu que Les Fleurs du mal, sans en saisir la profondeur.
Cette culture était-elle un signe de reconnaissance entre vous ?
Tom Verlaine – C’était un point commun. Quand j’ai rencontré Patti, c’était un sujet de conversation (rires)… “Qu’est-ce que tu penses de ce type, toi?” Ce n’était pas des lectures de poésie avec dissertation sur l’écriture. J’y trouvais une énergie qu’il n’y a pas dans la poésie anglo-saxonne. La poésie anglaise est très sèche, celle-ci était beaucoup plus sauvage dans ses associations de mots et d’idées, dans ses prises de position. Ça ne veut pas dire pour autant que je suis féru de culture française. Par contre, j’aime aller en France car il y a une source de détachement qui m’intéresse et qu’on ne trouve pas en Amérique. Je dirais qu’on trouve un regard, un dialogue propres à la plupart des pays européens qui n’existent pas en Amérique. J’ai grandi dans le Delaware : il n’y a que des fermes et la compagnie de produits chimiques Dupont. Là-bas, personne n’a jamais entendu parler de ce dont nous discutons. En allant à New York, on rencontre un type, un autre, puis un autre et on découvre plein de choses. C’est très excitant quand tu écris toi-même et que tu lis.
Te sens-tu donc frustré que les gens n’écoutent pas tes textes ?
Tom Verlaine – Pas du tout. Je trouve simplement étrange que certains pensent que les paroles, dans le rock, doivent prétendre à la pérennité. Je connais tant d’exemples de groupes qui ont du succès et écrivent leurs textes à la manière des cut-up de Burroughs, en découpant le New York Times. Je suis très attiré par les textes “à jeter”. Mais je suis surpris lorsque je me retrouve face à un journaliste qui est persuadé que mes textes sont jetés rapidement sur le papier… Le bassiste qui m’accompagnait sur Warm and Cool est originaire de Marseille et, en parlant de la musique française, on en est venus à évoquer Gainsbourg. Je disais mon admiration devant son travail et il me demandait si je comprenais le français. Comme ce n’est pas le cas, il me disait tout ce que je perdais, car Gainsbourg a fait des trucs que personne n’avait jamais tentés auparavant avec le langage. Donc, j’écoute et j’apprécie un disque de Gainsbourg, sans bien sûr comprendre ce qu’il chante ; j’éprouve la même chose qu’un non-anglophile qui écoute un disque de Television et voudrait pouvoir y répondre.
Le groupe s’est-il formé à New York même ?
Billy Ficca – Tom et moi avons joué ensemble au lycée. À la fête du diplôme, je me souviens que les gens lançaient des donuts sur la scène. Déjà, on écrivait nos propres chansons.
Tom Verlaine – Ça ressemblait un peu à du Captain Beefheart en moins compliqué (sourire)… Puis après, quand je suis allé à New York, je ne trouvais personne avec qui jouer. Je me souviens avoir vu un des premiers concerts des New York Dolls : j’ai détesté ça, je les haïssais. New York était un vrai repère de hippies qui fumaient du haschish et jouaient du blues pendant des heures. Fumer des joints, passe encore mais d’interminables jams de blues, beeerk… J’ai donc rappelé Billy, mon pote du Delaware pour former un groupe. Je rencontrais des musiciens avec qui éventuellement jouer, des guitaristes. Pendant un temps, Chris Stein de Blondie a joué de la guitare et, assez ironiquement, il nous trouvait trop commerciaux. Finalement, on n’a pas trouvé de guitariste rythmique… C’était les Neon Boys, avec Richard Hell, qui n’ont jamais fait qu’un seul concert de trois morceaux et une cassette (sourire)… À cette époque, Hell se comportait comme mon manager, il connaissait un type, Terry Oark – un copain de Richard Lloyd – qui était marxiste et à qui Hell devait de l’argent. Terry Oark est venu au concert et a adoré à la fois Hell et mes écrits ; il avait amené Richard Lloyd qui a offert ses services de guitariste en même temps qu’il promettait le loft de Terry pour répéter et son argent pour acheter des amplificateurs. J’y ai réfléchi, je me souviens m’être promené avec Richard Hell pour en parler, et l’attrait d’un loft pour répéter l’a emporté (sourire)…
Comment ce nom de groupe si commun vous est venu ?
Tom Verlaine – Si je me souviens bien, après une répétition, nous avons décidé de penser à un nom et d’écrire tout ce qui nous venait à l’esprit. Hell a proposé celui-là. C’était parfait, complètement anonyme, on ne pouvait pas y associer d’images, de mots, de visuel… Quoique… Nous avions affiché une attitude antimode, qui est devenue une attitude mode par la suite, au travers des médias. Une des premières choses dont nous ayons discuté, c’est qu’il fallait avoir les cheveux courts, car tous les autres forums groupes avaient de longs cheveux d’idiots. Lloyd a immédiatement acquiescé à l’idée, mais Hell a porté sa coupe à la Bowie pendant presque un an. L’autre idée, c’est que nous pouvions porter n’importe quoi. Lors du premier concert du groupe, Lloyd était très glam : pantalon rose, chaussures à plate-forme et putain de maquillage sur ses sourcils rasés (rires)… Hell avait un costume très flottant avec des tennis. Et je crois que j’avais un pantalon complètement déchiré (rires)… avec ma fichue bite qui sortait et que j’essayais de faire rentrer avec ma guitare.
Quelles sont vos bases musicales ?
Billy Ficca – Nous avons tous des backgrounds éclectiques et différents, c’est pour cela que Television a pu se trouver une personnalité.
Tom Verlaine – Avant qu’il nous rejoigne, il jouait alors avec Blondie, Fred voulait soi-disant produire Television parce qu’il pensait que nous étions un bon groupe pop (rires)… Je peux voir ce qu’il sous-entendait par là, nos structures sont différences des chansons pop, mais il y a quelque chose. Avant de me mettre à la guitare, j’ai joué du piano et du saxophone pendant six ans, j’essayais donc d’adapter les notes du piano sur un manche de guitare. Richard était barreur avant de se mettre à la guitare, sous l’influence d’une interview d’un bluesman affirmant qu’il ne faut jouer que sur une seule corde à la fois. Chacun est donc venu à son instrument par des chemins détournés, nous n’avions pas les bases de blues-rock de la plupart des groupes.
Entretien issu du numéro 39 – octobre 1992.
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