Son précédent album, opportuniste et indigne, avait inquiété : en laissant entrer l’air du temps dans son petit monde, PJ Harvey paraissait soudain fade, un comble pour la personnalité la plus imposante du jeune rock anglais. Toutes inquiétudes balayées par To bring you my love, album passionnant et charnel, aussi brûlant que sa maîtresse reste […]
Son précédent album, opportuniste et indigne, avait inquiété : en laissant entrer l’air du temps dans son petit monde, PJ Harvey paraissait soudain fade, un comble pour la personnalité la plus imposante du jeune rock anglais. Toutes inquiétudes balayées par To bring you my love, album passionnant et charnel, aussi brûlant que sa maîtresse reste de glace.Passer une journée dans le cottage de bord de mer où se retranche la chanteuse la plus mystérieuse d’Angleterre : l’idée, invraisemblable, était née de la vision d’une vidéo filmée en douce lors de la dernière tournée de PJ Harvey. On l’y voyait relaxée, drôle et coquine, ouvrant les portes des coulisses et de sa vie privée. Loin de sa réputation de vache, taciturne et méfiante jusqu’à la parano, PJ Harvey semblait finalement capable d’humanité et de tendresse : on irait donc chez elle, au fin fond du Dorset, pays de cauchemar depuis qu’on nous avait forcés à lire Thomas Hardy à l’école. Des cochons et des prairies. Des Range Rover et des bottes Hutchinson. Des culs-terreux et une seule PJ Harvey. Pour nous récompenser d’un tel voyage dans le Moyen Age anglais ici, ça n’a pas bougé depuis le Time bandits des Monty Python , on avait rêvé que Polly Jean Harvey baisserait la garde et nous accueillerait à bras ouverts, salut les gars, faites gaffe au chien, attention à la marche, vous prendrez bien du thé, reprenez des scones, je les ai faits moi-même. Mais le voyage s’est arrêté dans un crissement de pneus à 3 kilomètres du domaine secret de la teigne. Pas moyen d’aller plus loin dans son intimité, barrage poli mais ferme : je ne reçois pas chez moi. Impossible, donc, de savoir ce qui a pu adoucir les moeurs belliqueuses de ses deux premiers albums, en un calme sacrément suspect et biscornu, beaucoup plus Nico que Tori Amos, sur To bring you my love.
Mais PJ Harvey, allumeuse, préfère se balader en slip ou en robe transparente devant tous les objectifs anglais que de se mettre à nu face au micro de l’interview. PJ Harvey joue ce jeu complexe de la promotion à sa façon : économe, chiche, rustique, minimaliste. Véritable sauvageonne, elle tient son petit mystère à bras-le-corps, s’interdit la frime, étonnante de contrôle et de radinerie. Chaque seconde prise sur son intimité, chaque souvenir échappé au détour d’une question lui coûtent. PJ Harvey n’est pas généreuse d’elle-même et en veut irrémédiablement aux impudents qui piétinent sa vie privée. Maîtresse femme, elle organise la visite de son disque, déteste qu’on essaie de lui fausser compagnie par des chemins de traverse, ne supporte pas que l’on s’attarde sur elle-même, un détail sans intérêt qu’elle voudrait privé de conversation. PJ Harvey est dure. Dure avec PJ Harvey, qu’elle voudrait planquer dans tous les placards, dure avec ses visiteurs, qu’elle reçoit avec le minimum syndical de civilité. Dans le Dorset, elle se méfie comme une bellure des étrangers, saloperie de voleurs de pommes dans son jardin secret. Rien à vendre, circulez, ne regardez pas par-dessus les murs, ordures de voyeurs, ou je lâche les chiens. De son intimité on ne parviendra à voler que deux loques : PJ Harvey n’habite plus chez ses vieux hippies (atelier macramé, fromage de chèvre) de parents mais « près de la mer » ; PJ Harvey roule en Range Rover. Après trois minutes avec Brett Anderson, on connaissait déjà la longueur de son sexe (repos, érection) et l’adresse de son psychiatre. Mais on ne saura même pas si PJ Harvey vit seule, avec ses chiens ou avec quelques démons. « J’ai beau prendre les choses avec le sourire, j’ai toujours beaucoup de mal à affronter toutes ces obligations les interviews, les sessions photo. Je pensais que ce malaise s’effacerait avec le temps, que j’allais devenir plus cynique et donc plus conciliante, mais rien n’y fait : ce travail me coûte énormément. Je n’aime pas parler de moi, de ma vie. En parlant, j’ai peur de rendre théoriques des choses qui sont avant tout spirituelles l’inspiration, la foi, la passion. Parler comme ça pendant des heures ne peut pas être bon pour moi, ça fait forcément beaucoup de dégâts. Dans un proche avenir, je vais devoir me retrancher dans le silence, me couper des journalistes. C’est une nécessité. J’aime être seule. C’est un état régénérant, un bienfait. Pendant longtemps, j’ai eu un petit ami, mais notre histoire est maintenant terminée. Franchement, je ne souffre pas de cette situation, je ne me sens pas anormale à cause de ce célibat imposé. »
Pourtant, à voir sa vidéo de tournée de l’an passé, on avait imaginé, avec inquiétude, qu’elle commençait à assimiler les cours de marketing, qu’elle inaugurerait tôt ou tard les journées portes ouvertes de sa ferme. Dans les pires cauchemars, on l’imaginait même devenir à feu doux aussi intolérable que la Dolorès des très balladuriens Cranberries : une cynique odieuse cultivant un pseudo-mystère pour gazette mais gardant un contact permanent avec son service des ventes par téléphone portable. On est ici aussi rassuré que désespéré : PJ Harvey n’a toujours pas abdiqué, ni sage folkeuse, ni poupée maquillée, ni baba, ni baby. Puisque PJ Harvey ne veut pas ouvrir, il faudra donc forcer les portes de To bring you my love, se lancer seuls dans l’exploration d’un album aux contours tranchants et intimidants. A nous de trouver une direction dans ce sacré marécage, en faisant attention de ne pas se laisser endormir par des ballades jamais inoffensives, de ne pas baisser les yeux devant la provocation et l’indécence. Pourtant terrifiants, cette rabat-joie en soutif Marks & Spencer et son rock desséché de vieille fille. Le rock le plus passionnant de sa jeune carrière : il se situe exactement au point du rupture qui achève les grosses colères, juste avant les larmes, juste après les coups.
Les incurables gardiens du temple de la crédibilité s’empresseront de l’accuser d’avoir vendu son âme au confort, d’avoir accepté le dialogue là où hier elle posait des bombes. Erreur fondamentale que de croire la violence nécessairement bruyante et démonstrative. S’il y a capitulation, ce n’est certainement pas dans cette musique rêche au possible sous ses couverts veloutés, mais plutôt dans Rid of me, son album de bruit idiot d’il y a deux ans, grosse prise d’air sur l’air du temps, indigne. C’est là, et pas dans le faux confort de To bring you my love, qu’elle avait flirté avec la facilité, le désordre beaucoup plus inquiétant pris dans les cordes de Teclo que dans le vacarme conventionné de 50 ft Queenie, la production du fou Flood autrement plus intrigante que celle de Steve Albini, ce rond-de-cuir du boucan. Pour son troisième album, PJ Harvey redevient aussi passionnante, imprévisible et dangereuse qu’à l’époque de l’inusable Dry, monstre de cruauté dont on ne s’est toujours pas remis. « Steve Albini refusait toute idée d’arrangement, pour ne garder que la trame sèche et hargneuse des chansons. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que ces chansons ont été sacrifiées. Mais Flood est un type fantastique, un producteur très sensible, très psychologue. Il a su me parler quand nécessaire, se taire quand nécessaire. L’atmosphère de ce disque lui doit beaucoup. Il sait régler des tonnes de détails en apparence insignifiants, comme l’intensité lumineuse dans le studio, l’orientation des spots. Une ampoule électrique, ça n’a l’air de rien, mais ça peut changer beaucoup de choses sur un disque. L’esprit de To bring you my love est plus léger, plus positif. J’ai tourné une page, refermé le chapitre de la colère et de la frustration. Aujourd’hui, je me sens beaucoup mieux. J’ai connu des moments assez durs dans ma vie, mais j’en suis sortie plus mature et positive, plus gaie. Le fondement de ce bonheur, c’est que je suis fière d’avoir su changer, de ne pas être restée l’éternelle jeune fille en colère. J’ai quelques années de plus, je me sens plus calme, plus femme. »
Quitte à changer, autant faire briller : la bonne occasion de nettoyer en grand, de se débarrasser d’un groupe pourtant parfait. Pour la première fois, on avait aimé une section rythmique à la folie : rarement basse et batterie s’étaient imposé un tel régime strict, un si formidable ascétisme on a beau chercher, pas la moindre trace de gras sur Dry. Exit, pourtant, la perle rare : trop de compromis, annonce-t-elle froidement. PJ Harvey est folle. Ou certaine de ne pas pouvoir embarquer d’encombrants bagages dans ce To bring you my love. « Mon groupe était devenu trop rigide, j’en étais arrivée à détester sa stabilité, sa force pépère. Pour chaque morceau, je devais composer une partie de batterie et une partie de basse. C’était devenu une obligation très pesante, un diktat insupportable. J’ai donc dissous le groupe… Avec mes nouveaux musiciens, je redécouvre la liberté, l’absence de règles, le droit à la folie. Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie parfaitement libre. J’ai déjà pris la décision de me séparer de mon groupe actuel à la fin de l’année, après la tournée. Je crois beaucoup aux vertus du changement, du renouvellement. Depuis le premier jour, les choses sont claires entre mes nouveaux musiciens et moi : j’écris les chansons et tous les arrangements et eux sont payés pour les jouer. PJ Harvey, c’est mon groupe, pas le leur. »
Depuis que Frank Black s’est perdu en route en voulant absolument voyager seul, on a pourtant appris à se méfier de ces fortes têtes, de ces asociaux. « Il voyage en solitaire », tu parles. Mais PJ Harvey avait à l’évidence préparé l’itinéraire avant de plaquer ses porteurs d’eau. C’est la voix, la grande cocue de Rid of me, qui reprend la boussole. Une voix tout à fait époustouflante sur The Dancer (déjà, une chanson ouvertement influencée par Portishead) ou Teclo. La voix et une basse à laquelle on aurait coupé trois cordes. Une basse martiale. Mais trop madrée pour se laisser étouffer par l’oppression d’un intérieur aussi exigu, PJ Harvey s’est aussi aménagé des fenêtres, avec violons, voix susurrée, robe de soirée. C’mon Billy ou Send his love to me, moments de civilité dont on la croyait incapable, pauses remarquables avant que ne s’acharne la grande furie bacchanale de Long snake moan ou To bring you my love. Le mieux, c’est encore Down by the water, single sacrément osé, où elle chante posément alors que la terre tremble. Conversation aimable et polie, alors que la maison est en feu. Une folie douce jamais entendue depuis le Chelsea girl de Nico. « Autant par les chansons que par le son, To bring you my love me comble. C’est un sentiment très nouveau pour moi, éternelle abonnée à la frustration. Ça me rend d’autant plus heureuse que je n’aurais jamais cru arriver un jour à cet état de plénitude, de satisfaction totale. » Une heure avant, on lui en voulait jusqu’à la treizième génération de nous avoir largués, la vache, à l’entrée d’un tel labyrinthe, sans lumière et sans carte. Mais maintenant qu’on se vautre dans chaque recoin de l’album, qu’on s’y perd avec délice et qu’on s’y reconnaît les yeux fermés, on bénit la rusticité de l’accueil, la brusquerie de la garde-chiourme. Pas là pour le service après-vente, pour les vaniteuses explications de textes, elle est uniquement aimable pour ses disques. Il faut aimer PJ Harvey à la folie.
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