Ne l’appelez surtout pas post, anti ou no-rock : Tortoise prouve simplement que l’intelligence peut être charnelle et joueuse. Et que l’insoumission est une mission du rock. D’abord, invitons les étiquettes à valser. Evitons, à propos de Tortoise, le repli facile derrière les sempiternels post-rock, anti-rock et no-rock, ces trois mamelles charnues qui allaitent bien […]
Ne l’appelez surtout pas post, anti ou no-rock : Tortoise prouve simplement que l’intelligence peut être charnelle et joueuse. Et que l’insoumission est une mission du rock.
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D’abord, invitons les étiquettes à valser. Evitons, à propos de Tortoise, le repli facile derrière les sempiternels post-rock, anti-rock et no-rock, ces trois mamelles charnues qui allaitent bien des débats en ville sur la mort du rock et la nécessité de lui imposer un purgatoire. La tentation est grande de voir en la nébuleuse de Chicago, en son opacité, en sa rectitude supposée, le contraire idéal de ce marchand de verroterie qu’est devenu le rock, ou plutôt de la caricature qu’en font les aspirants à sa succession. Soit, même les silences qui séparent deux titres de Tortoise sont plus fascinants, excitants, érudits et inventifs que trois barils de Pearl Jam ou d’Oasis à ce tarif, ne rien faire est encore du temps gagné au regard de celui qu’on aurait perdu à écouter ces inepties, mais l’argument a une portée très relative.
En laissant s’affronter le mutisme de Tortoise aux grandes gueules multiplatinées, ou encore une approche essentiellement cérébrale du rock contre une vision purement physique prendre le parti du génie contre les parties génitales, un truc dans le genre, on serait sûr de perdre, avec en prime l’impression d’avoir joué contre son camp. Mieux vaut avancer, à l’adresse de ceux qui en douteraient, que Tortoise produit une musique puissamment charnelle et largement moins mathématique que celle d’Oasis , dont la désobéissance chronique aux dogmes et aux lois indique qu’avant de faire école, la scène instrumentale de Chicago fait surtout école buissonnière. L’épais et molletonneux buvard à sons et à formes que constitue Tortoise ses capacités d’aspiration sont loin d’être saturées avec ce troisième album décourage toute tentative d’encerclement ou de marquage : à l’image de ses membres qui vont et viennent parmi les diverses cellules amies Isotope 217, The Sea & Cake, c’est parce qu’elle transgresse l’idée du clan, donc du rock, que cette musique paraît d’emblée si évoluée. Elle soulève d’ailleurs un très délicat problème de robinet : comment additionner les dons d’ubiquité et la liberté formelle du jazz avec ce qui demeure vivant et vibrant dns le rock sans tomber nez à nez avec l’épouvantail jazz-rock ? Un écueil vaillamment snobé par Tortoise jusqu’ici, mais qui à terme dans la mesure où ses musiciens finiraient par s’aguerrir et évacueraient totalement leur passé indie-rock menaçait d’être une impasse possible. C’est la raison pour laquelle, après les embrassades polies des deux premiers albums, Tortoise opte cette fois pour l’embrasement général, l’abattement progressif et scrupuleux des cloisons TNT n’est pas un vain titre et le tracé non plus d’une seule mais de douze perspectives, à l’intérieur desquelles on imagine déjà de nombreux passages secrets, soupiraux et horizons à bâtir à la carte.
Tortoise n’est certes pas le premier groupe à imaginer une musique transgénique de Soft Machine à Can, nos manuels d’histoire ne manquent pas d’explorateurs, mais l’essentiel demeure que sa vision est une vision d’aujourd’hui, d’ici et maintenant, et qu’elle diffère en tous points de celle d’hier ou d’avant-hier. Tortoise a non seulement absorbé les sucs les plus parfumés du rock et du jazz dont il façonne un alambic capiteux, racé et long en bouche, mais il laisse également remonter en surface le produit des digestions successives de la musique de western I set my face to the hillside, qui amène Morricone danser la rumba, la tambouille exotico-ubuesque d’Esquivel ou l’électronique infectieuse du krautrock jusqu’aux mouvements perpétuels de Steve Reich ou de la dance. Tortoise occupe aujourd’hui la plupart des terrains laissés en friche pour cause de radicalisation fin de siècle : trait d’union entre musique décorative et musique hypnotique, point d’intersection entre formes savantes et esquisses urgentes, à mi-parcours entre la lo-fi et la plénitude absolue. Mieux qu’un post ou anti-quelque chose, il est l’un des rares tunnels obliques et passages obligés de nos discothèques.
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