On avait laissé les Tindersticks dans le luxe et la soie noire de Curtains, chef-d’oeuvre de mélancolie étendue sur cordes de violons. Un album tellement intense qu’il a failli tuer le groupe, que l’on retrouve convalescent sur l’humble et presque ensoleillé Simple pleasure. Où le grand orchestre de Stuart Staples, en réapprenant à marcher, apprend finalement à gambader.
Pas plus tard que la semaine dernière, à propos du nouveau Kubrick, certains ont introduit un adjectif qui, désormais, sauvera souvent nos meubles. D’ailleurs, on ne manque pas l’occasion de le recycler à chaud : à l’image d’Eyes wide shut, le nouvel album des Tindersticks serait déceptif. Pas décevant : déceptif ! Cette nuance pour souligner qu’à l’aune de la discographie des Tindersticks, et surtout par rapport au précédent Curtains, Simple pleasure est un peu léger.
Léger et inachevé. En revanche, comparé à l’ordinaire des nouveautés, un album léger en provenance du groupe le plus élégant d’Angleterre n’a aucun mal à figurer dans le haut de la pile, à tenir honnêtement ses promesses, juste honnêtement. D’où cette pointe de déception (déceptivité ?), ce désarroi, léger lui aussi, qui nous étreint au moment où l’on s’apprêtait à appuyer lourdement sur la pédale à superlatifs à propos du sextette de Stuart Staples.
Si on attendait mieux des Tindersticks que ce minimum syndical en forme de demi-album, c’est parce qu’on sait ce groupe capable de dépasser les bordures et de se dépasser lui-même, de bâtir d’impossibles labyrinthes dans lesquels l’un des grands plaisirs terrestres était de s’y perdre, de s’y fondre, de s’y noyer et de n’en ressortir qu’au bout de plusieurs mois de balades quotidiennes et exclusives.
Simple pleasure, qui porte un peu trop bien son titre, n’aligne que neuf chansons (décidément, après Tricky, la tendance saisonnière est à la pingrerie), là où les trois albums précédents en affichaient au minimum le double. Trois petits quarts d’heure tout juste au lieu de l’heure et quart habituelle. Une comptabilité qu’on tiendrait moins scrupuleusement si la musique elle-même ne se montrait si radine. Car on fera plus vite le tour de Simple pleasure que de Curtains dont on n’est jamais sorti, en fait ou même de The Second Tindersticks album. On épuisera celui-là alors que les autres nous épuisaient, on le rangera sagement alors que les autres nous dérangeaient, férocement. Mais Simple pleasure n’est sans doute qu’une balade réparatrice sur du plat (voire un critérium régional) avant d’attaquer d’autres cols, ce qu’on appelle dans le jargon de la diplomatie sportive « une étape de transition ».
Précision utile : les Tindersticks ont failli y rester. Le drame a eu lieu dans le secret le plus strict et n’a fait, à l’image du groupe, aucune vague. Stuart Staples vous annonce ce détail avec sa voix de croque-mort bègue, de Ian Curtis après la pendaison, en posant sur votre embarras deux yeux
suppliants à vous crever le coeur. Il est accompagné de Dickon, fidèle violoniste qu’on sent à deux doigts de sortir son instrument pour entonner quelque oraison funèbre et tzigane, histoire de plomber un peu plus l’ambiance.
Sur nous s’étale un soleil de juillet magnifique, on est attablés dehors et pourtant, il vient de nous tomber sur les épaules toutes les intempéries du monde. Nous qui pensions les Tindersticks immunisés contre l’ordinaire blues des groupes de rock au passage de la trentaine, simplement parce que la notion d’âge n’a aucune incidence sur leur musique (et aussi parce qu’ils ne sont un groupe de rock que d’une manière très lointaine et singulière), nous les découvrons vulnérables et entaillés, à repriser des plaies encore tumescentes et à s’épancher sur les turbulences récentes. Visiblement, derrière les rideaux (Curtains) s’est joué un genre de petite tragédie sur le thème éternel de la crise cellulaire, avec en point d’orgue une menace d’implosion évitée de justesse et dont le nouvel album, en somme, aurait servi de désamorce. Stuart Staples : « Après Curtains, nous avions atteint cette limite qui sépare le plaisir de la contrainte. Nous n’aurions pas pu continuer dans cette voie, nous avions accumulé trop d’habitudes qu’il devenait urgent de briser. Nous n’en pouvions plus de nous dissimuler derrière la stylisation à outrance, les grandes orchestrations, les albums de plus en plus extravagants. Nous sommes des gens beaucoup plus modestes que nos disques et il commençait à se dessiner une vraie frontière entre nous et notre musique. Nous avons tous ressenti au même moment une espèce de frustration collective : nous n’étions plus le groupe que nous souhaitions être, c’est aussi banal que ça. Il fallait donc changer à tout prix, ou alors persister et courir le risque de tout voir s’effondrer d’un seul coup. Ce qui nous a sauvés, c’est qu’il n’y a jamais eu de tension entre nous six. Nous étions frustrés mais pas les uns vis-à-vis des autres : c’est notre situation commune qui nous minait, pas nos situations personnelles. »
La renaissance a donc sonné. Les Tindersticks n’auront pas lésiné sur les symboles et indices qui traduisent ce besoin vital de repartir de rien, de reconstruire à presque zéro. D’abord le titre de l’album précédent, Curtains, qu’on peut reconsidérer comme la fin théâtrale d’une trilogie, une tombée de rideau sur la première vie du groupe. Ensuite, la publication l’an dernier d’une compilation des premiers singles et autres raretés qui ressemblait fort, elle aussi, à la clôture d’un cycle.
Maintenant, avec cette pochette d’album montrant un ventre féminin au bord de l’éclosion et ce morceau d’ouverture, Can we start again’, qui dit assez explicitement que les temps ont changé. Une chanson d’ailleurs plus enlevée (on n’ira pas jusqu’à dire enjouée) que n’importe laquelle de leur répertoire jusqu’ici, qu’un swing véloce et des choeurs de donzelles font décoller vers un probable hit de début d’automne. Dès le second titre, les Tindersticks passent carrément du côté obscur de la force en reprenant du Odyssey, trio bimbo-disco dont le If you’re looking for a way out, on s’en doute, devient dans la bouche pâteuse de Staples la chose la moins gaie et dansante du monde, calfeutrée dans une écharpe de violons qui indique d’autres fièvres que celle du samedi soir. Accessoirement, c’est le premier moment de grâce pure de l’album. « Je chante cette chanson depuis des années, elle devait passer à la radio quand j’avais 14 ans et je l’ai toujours gardée en mémoire. Je me souviens surtout de la mélodie, mais plus du tout du rythme ni des arrangements. Il m’arrivait de commencer à la chanter parfois en répétition ou lors des balances, juste pour m’échauffer la voix, et il en émanait toujours quelque chose de spécial, une forme de magie très naturelle qui correspond assez précisément à l’idée générale que nous avions pour l’album. C’est la raison pour laquelle cette reprise s’est imposée d’elle-même. »
Naturel, sans chichis, mis en boîte quasiment sans aucune réflexion préalable, Simple pleasure est le premier des albums des Tindersticks dont l’ébauche n’a demandé qu’un minimum de logistique : un enregistrement live en studio, à raison de deux morceaux par jour, entre les 9 et 19 octobre de l’année dernière, à l’exception d’un seul titre, le jazzy et psychédélique From the inside, bouclé en février 99. Tous ces détails sont consignés sur la pochette, y compris le numéro de la prise retenue et cette mention qui indique que toutes les parties de cordes ont été mises en boîte en une seule journée.
Du rapide, du vite fait sur le gaz avant que ne viennent poindre les anciennes habitudes de surcharge, de peaufinage et d’étirement du temps qu’on aimait tellement sur les disques précédents. Cette fois, ça passe tellement vite qu’on a l’impression d’entendre un ep des Tindersticks à la place des opéras en quatre actes auxquels on s’était habitués. Stuart, lorsqu’on loue devant lui la beauté foudroyante de Curtains, n’hésite pas à fusiller à bout portant notre emportement. « Pour moi, c’est surtout l’album où les ennuis ont commencé dans le groupe. J’ai du mal à le considérer comme un chef-d’oeuvre alors qu’on a failli tous y sombrer. C’est un disque beaucoup trop compliqué à mon goût, trop long et trop prétentieux. On doit être en mesure d’échapper à nos influences, ne plus se focaliser sur les chansons de Jimmy Webb et essayer d’en approcher le secret. On doit pouvoir arriver à faire quelque chose qui nous correspond plus. Le nouvel album, dans cet ordre-là, est beaucoup plus honnête. »
Si quelqu’un arrivait ces jours-ci avec un premier album du niveau de Simple pleasure, on en bondirait d’allégresse. Si If she’s torn et son orgue Procol Harum, son carillon Sunday morning la chanson clé de l’album selon Stuart, celle qui a débloqué la situation débarquaient sans prévenir, on ne serait pas les derniers à convoquer les grands mots. Idem pour Before you close your eyes et son escouade de cuivres cotonneux, son épine dorsale rhythm’n’blues.
C’est d’ailleurs l’une des découvertes réjouissantes de ce disque : on avait jusqu’à présent sous-estimé la profondeur vocale de Staples et la souplesse articulaire de son groupe, ici plus volontiers soul que sombre, plus Otis Redding que Joy Division. On n’intitule pas une chanson This heart of mine au hasard, sans quelques idées blacks derrière la tête. Du coup, les Tindersticks passent moins cette fois pour le grand orchestre de la chialouse, le top du chagrin. C’est pas encore la Compagnie Créole, mais ça s’arrange. On croit même entendre parfois Stuart sourire en chantant, à moins que ce ne soient les mots qui le brûlent. Dickon confirme : « Considérer les Tindersticks comme un groupe sombre, désespéré, est un cliché. Mais comme dans tout cliché, il y a une part de vrai. Aujourd’hui, en tout cas, chacun est très heureux de sa vie à l’intérieur du groupe. Nous ne nous voyons pas tout le temps, certains d’entre nous vivent à l’étranger mais quand nous nous retrouvons, le plaisir est redevenu aussi intense qu’à l’époque de notre premier album. »
Concernant son rôle d’arrangeur de cordes, forcément minimisé sur ce disque moins orchestré que les précédents, l’homme qui amena jadis les Tindersticks à l’abordage d’un orchestre de trente musiciens ne regrette rien : « L’utilisation des cordes est beaucoup plus subtile à présent. Elles entrent comme un ingrédient dans la composition des chansons et non plus comme une décoration rajoutée à la fin. » Stuart Staples acquiesce : « Sans doute qu’avant, le mur de l’orchestre m’a permis parfois de me cacher, en agissant comme un paravent. Comme je manquais singulièrement de confiance, ça m’aidait à prendre la fuite, à me noyer dans le décor. Désormais, je sais que je dois sortir de l’ombre car il n’y a plus rien pour me cacher. C’est impossible de tricher. La démarche de Simple pleasure, c’est un peu celle qu’ont eue certains groupes au début des seventies quand, en réaction à la démesure du psychédélisme, on est revenu à des idées plus simples, avec moins d’effets et de poudre aux yeux. »
Vu sous cet angle, Simple pleasure prend soudainement une autre allure : de l’album un peu mesquin qu’on avait perçu au début, il s’affine en véritable contrepoids à la folie qui vit naître Curtains, comme un retour à la raison égrené en neuf chapitres qui, individuellement, tiennent debout tout seuls. Une collection de chansons au lieu d’un long poème à tiroirs. Et sans doute pour ses auteurs une salutaire récréation. « C’est la première fois en sept ans qu’on se retrouvait tous les six à composer, chacun apportant sa touche aux idées amenées par les autres, claironne Stuart. Je suis fier que l’on parvienne à travailler ainsi, en pleine harmonie, quand la plupart des groupes anglais actuels n’existent qu’au travers des batailles d’ego et des luttes hiérarchiques. »
Même lorsqu’ils livrent comme ici un disque aux proportions normales, les Tindersticks sont encore l’un des groupes anglais parmi les plus atypiques, un rassemblement aérien et fantomatique, l’un des rares sur lesquels le temps n’a aucune prise, tel un sage en marge, une exception
démodée et, par là, infiniment précieuse. Après quatre albums, deux témoignages live, une musique de film et une compilation, on peut commencer à parler à leur endroit d’une oeuvre. Laquelle, en dépit de ce bémol que constitue Simple pleasure, est taillée pour fasciner encore longtemps. Tindersticks. Simple pleasure (Island/Universal).
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