L’imprévisible producteur Timbaland a changé le son de la musique et imposé aux charts américains une enfilade de tubes aussi sensuels qu’impossibles. Traducteur pour le R’n’B le plus populaire des idées les plus pointues des avant-gardes, il a transformé un genre figé et conservateur en une musique vive, inventive et bagarreuse.
L’immobilier, voilà ce qui m’intéresse dorénavant, je veux investir l’argent que j’ai gagné. D’ailleurs, j’ai déjà commencé à acheter des terrains, un peu partout, surtout en Floride. » Le préretraité qui tient fièrement ce discours n’est pas un boursicoteur veinard, il s’agit de Timbaland, le producteur américain le plus coté des cinq dernières années. Un trentenaire hyperactif, qui a autant de hits à son crédit que Phil Spector et les Beatles réunis. Et qui, pratiquement tout seul, a imposé ses sons abrasifs et sa vision musicale au R’n’B et à la musique noire américaine en général. Originaire de Virginie, où il a passé son enfance, Tim Mosley, alias Timbaland, est comme beaucoup de gamins de son âge entré en musique en voyant la lumière dans le hip-hop. « J’ai toujours voulu être DJ, jouer dans des fêtes. J’ai fait de la musique parce qu’on ne faisait pas les morceaux que j’avais envie d’entendre. Au départ, je mixais tout simplement certains disques avec des rythmes que je composais sur mon petit clavier Casio. » A l’époque, le jeune Tim joue d’ailleurs dans la même cour de récréation que ses futurs challengers, les producteurs Neptunes : l’air de la Virginie, décidément, agit à merveille sur le teint, le courage et le sens du rythme…
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Timbaland reçoit dans son studio d’enregistrement, au c’ur de Manhattan. Dans ce grand espace impersonnel, tapissé de formica seventies, il est chez lui, dans son fief : vautré dans un canapé, collé au téléphone ou, plus souvent, arrimé à une table de mixage. Ici, il a enregistré la plupart de ses tubes, depuis le One in a Million de Aaliyah jusqu’au Ugly de Bubba Sparxxx. Du haut de son impressionnante stature, longue, large et volumineuse, il distille les informations avec un désintéressement fatigué, beaucoup plus passionné par le disque de metal qui éructe de ses haut-parleurs que par les questions de ses interlocuteurs. Déjà blasé ?
Pourtant, avant de connaître le luxe des studios de Manhattan, Timbaland a longtemps cherché sa voie, traînant dans diverses formations hip-hop, en Virginie ou plus tard dans la région de New York. A la fin des années 80, il rencontre son complice Magoo, un rappeur au bagout nasal de dessin animé, dégingandé et l’air lunaire. « C’était en 88, on avait 15 ans, se souvient Magoo. Timbaland faisait déjà de la production, il était DJ et m’a carrément impressionné. Et je l’ai convaincu, au bout de deux ans, de faire des beats pour moi… » La paire enregistrera deux albums, dont le récent Indecent Proposal, un vrai disque de fête, qui résume à merveille toutes les inventions de Timbaland, tous ses gimmicks et ses tics comme son habitude d’enfouir sa propre voix grave au fond d’un morceau, pour rehausser ses beats infernaux et ses lignes de basses acides.
Mais Timbaland a commencé à imposer sa vision musicale en produisant des morceaux pour le deuxième album d’Aaliyah, en 1996. La reconnaissance arrive alors au galop : Timbaland devient le producteur le plus respecté et le mieux payé des Etats-Unis, parvenant même, ainsi qu’il le dit avec une fierté démoniaque, à « changer le son de la radio ». Son arrivée sur la scène musicale américaine restera en tout cas comme un tournant fondamental : avec lui, la musique populaire n’a plus peur d’intégrer des rythmes complexes, corrosifs, acérés, jamais balisés, jamais lisses. Timbaland réussit ce tour de force impressionnant : l’avant-garde désormais se confond avec la pop et influence en retour les groupes les plus indépendants et les durs à cuire, qui avaient jusque-là violemment claqué la porte des charts. Des artistes comme Matmos ou Kid 606, par exemple, rendent des hommages vibrants au son de Timbaland en puisant désormais leur inspiration dans le répertoire du nouveau R’n’B. De son côté, Beck, toujours à la frontière des genres, a même enregistré des morceaux avec Timbaland. Bien que fécondes, ces collaborations ne sont pas aussi déterminantes que la relation qu’entretiennent Timbaland et Missy Elliott, chanteuse hargneuse et productrice émérite. Ensemble, ils ont redéfini les priorités musicales du hip-hop et du R’n’B, en imposant des sons plus rugueux, des beats hachés et syncopés, à des lieux des niaiseries sirupeuses de la FM. Un son qui a davantage à voir avec la drum’n’bass la plus dure ou l’electronica la plus déjantée, qui atteint des sommets inouïs sur l’hymne de l’année : Get ur Freak on.
Timbaland, pourtant, ne fait pas grand cas de son aura, artisan sans ego au service de la confection sur mesure de tubes planétaires. Un boulot dont il maîtrise avec une aisance folle toutes les ficelles, tous les ressorts, prédisant même à l’avance le succès phénoménal de son nouveau poulain, le rappeur Bubba Sparxxx, signé sur Beat Club, un label que Timbaland vient d’inaugurer. Et le premier album de Bubba Sparxxx est effectivement une drôle de bombe hip-hop, jouissive et incisive. « J’en avais marre d’écrire des tubes pour d’autres artistes, maintenant je ne le ferai plus que pour mes propres artistes », ricane Timbaland.
Fort d’une emprise incomparable sur les charts et sur la musique, Timbaland règne dorénavant en despote, parvenant même à reléguer les meilleurs producteurs de hip-hop au rang de seconds couteaux. Malgré cela, il rêve d’autres horizons : il a récemment financé et produit un film indépendant, 30 Years to Life et il clame haut et fort son amour pour le rock et son envie de travailler avec des groupes de metal, de Metallica à Nine Inch Nails.
Il semble surtout avoir envie de prendre sa retraite anticipée, histoire de quitter ses frusques de stakhanoviste du hit : « A 40 ans, je veux être en train de glander devant ma télé, avec une vraie famille. » Une image qu’on a du mal à accepter, tant Timbaland continue, frénétiquement, à produire dans tous les sens, comme si les médailles déjà gagnées ne suffisaient pas à le convaincre, éternel insatisfait aux airs renfrognés. « Je le connais depuis très longtemps, raconte Magoo, et il a passé des années sans être reconnu pour son vrai talent. Des années de galère et de frustration. Et c’est sûrement cette frustration-là qui le guide encore aujourd’hui, bien qu’il soit désormais respecté par tous. Dans le fond, c’est un type au grand c’ur. Il donne l’impression de rouler des mécaniques, mais il n’est pas comme ça : c’est un bon gars, il va à l’église tous les dimanches. »
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Timbaland & Magoo Indecent Proposal (Hostile/Virgin).
Bubba Sparxxx The Dark Days, Bright Nights of… (Beat Club/Universal).
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