Vrais et faux portraits, intérieurs ou paysages stellaires : première rétrospective en France de Thomas Ruff, l’un des chefs de file de la nouvelle photographie allemande.
« J’avais 18 ans, j’hésitais entre des études d’astronomie et la photo. Je voulais faire de belles photographies, un peu comme celles du National Geographic : de très beaux paysages dans d’immenses décors naturels. Je suis donc allé étudier la photo à la Kunstakademie de Düsseldorf. Et à partir de là, tout a changé. » Artiste allemand né en 1958, Thomas Ruff n’a cessé de tourner le dos à ce « grand photographe » qu’il aurait souhaité être. Son oeuvre entière fait le procès de ces images naïves, soi-disant réalistes, qui se prennent elles-mêmes pour l’enregistrement brut de la réalité, oublient leur propre fabrication et leur éventuel contenu idéologique. « Mon séjour à la Kunstakademie a été un véritable choc. Je n’ai fait aucune photo pendant toute une année, j’en étais incapable. Et c’est dans cet état dépressif que j’ai recommencé, en photographiant d’abord ma chambre, mon salon, puis les appartements de mes amis, de mes voisins, etc. »
Très loin des grands paysages régulièrement publiés dans Géo, la série Intérieurs (1979-1983) naît de ce traumatisme : une armoire blanche impassible, des chambres mornes dont les lits soigneusement faits marquent le refus de raconter une histoire, d’installer une présence. Un monde du silence à portée de la main, dans l’assemblage quotidien et banal d’un coussin sur un canapé beige. « J’aime les photos qui n’ont rien à dire. » Fidèle à ce principe, Ruff réalise entre 1981 et 1986 la fameuse série des Portraits : reprenant le format de la photographie d’identité (visage de face, fond blanc), il enregistre des êtres dont on est bien incapable, justement, de dire qui ils sont, ce qu’ils font, quelle est leur situation sociale. Aucune anecdote, aucun souci d’enquête sociologique, et encore moins un portrait inscrit dans une tradition picturale qui pense pouvoir saisir la personne dans son essence même : simplement l’enregistrement d’un visage et d’une peau, avec la conscience lucide que la photo n’en reste jamais qu’à la surface des choses et se trouve incapable de saisir le réel.
Bientôt tout se complique : certains de ces portraits font l’objet d’une manipulation, Ruff composant alors un seul visage à partir de deux êtres différents. Parfois la construction de l’image est visible et se dénonce elle-même (comme dans la série des Autres portraits, réalisée avec un vieil appareil utilisé par la police allemande pour faire des portraits-robots), d’autres fois elle passe inaperçue, sans qu’on soit jamais capable de faire la différence entre le portrait d’une personne existante et celui résultant d’un pur montage : Thomas Ruff renvoie les images à leur seule condition d’images et en rappelle la nécessaire construction. Un procès qui vaut d’ailleurs pour l’univers médiatique dans son ensemble : la série des Zeitungsfotos reprend des photos de presse sans les légender, tandis que celle des Etoiles interroge l’imagerie scientifique. Plus récemment encore, après avoir vu à la télévision les images vertes réalisées pendant la guerre du Golfe par l’armée américaine, l’artiste allemand reprend dans la série des Nuits ce procédé infrarouge et déclare Düsseldorf territoire de guerre : « De cette manière, tout devient suspect et le spectateur est placé en position de voyeur. » Thomas Ruff est à sa manière un iconoclaste : mais au lieu de détruire ou de refuser les icônes, il les prive de tout effet, de toute signification, et les laisse ainsi, déchargées de tout ce qu’elles prétendent ordinairement pouvoir dire.
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