Avec ses vraies fausses images, le photographe allemand Thomas Demand revient jeter le doute sur tout notre environnement. Exposition à Paris à la Fondation Cartier.
A l’évidence, Thomas Demand n’accorde aucune confiance à la photographie. On se souvient de Christine Angot disant à Bernard Pivot qu’elle n’avait pas l’amour des mots. Dans un registre différent, tout laisse à penser que ce jeune photographe allemand ne connaît pas, lui non plus, l’amour de la photographie, et qu’il la pratique même sans entrain.
Son truc, ce serait plutôt la sculpture, par laquelle il a entamé ses études artistiques à Düsseldorf, et qu’il poursuit à sa façon en construisant des maquettes en carton et papier coupé, grandeur nature, dans son atelier berlinois. C’est peut-être là qu’il s’amuse le plus, à allonger sur le sol un podium en carton qui apparaîtra à la verticale sur la photo finale, à défoncer le mur de son voisin d’atelier, l’artiste nordique Olafur Eliasson, pour reconstruire une version tout en carton du fameux pont de l’Alma où s’est crashée Lady Di. « Je ne l’avais jamais traversé depuis l’accident, et pour le reconstituer j’ai utilisé, comme très souvent, des images tirées de la presse ou de la télévision. Car mon travail est évidemment une réflexion sur les médias. » Le résultat est saisissant et prend la forme cette fois non pas d’une photo, mais d’un film de quelques secondes : juste la traversée souterraine du pont. Comme si vous y étiez, sauf qu’ici tout est faux, le pont de l’Alma en carton et la voiture une petite caméra lancée à l’intérieur de la maquette.
Pourtant l’illusion est parfaite, et l’effet de réel aussi garanti que certaines images de ce type, entrevues à l’époque à la télévision pour faire vivre au spectateur la traversée fatale. Plus loin dans l’exposition, Thomas Demand montre un autre petit film, comme une séquence de vidéo-surveillance dans une gare ou un grand magasin : en boucle, un escalator tourne lentement sur lui-même. « En fait, c’est juste 24 photos montées rapidement les unes après les autres, et ça donne une sorte de film d’animation, un hybride de photographie et de cinéma. Je veux absolument que le spectacteur mette en doute ce qu’il regarde. »
Car autant le dire tout de suite, rien n’est vrai dans les images de Thomas Demand. Ni la salle d’archives, ni le Copy-shop grisâtre rempli de photocopieuses à l’arrêt, ni les couloirs de bureaux, ni les escaliers roulants, ni la baignoire encore remplie d’une eau saumâtre et refroidie, ni la table de camping, ni la cafetière abandonnée dans l’évier après la pause-café du matin. Et pas davantage le monde naturel : ni la constellation d’étoiles (quelques trous dans un panneau noir en carton) ni les feuilles d’arbre. Et à douter de tout, on se prend à penser que le carré de gazon photographié en gros plan n’est pas plus réel ni moins artificiel que la pelouse du stade de France qu’on n’a jamais vue, au fond, qu’à la télévision. Et si TF1 nous trompait ? Non, ça se saurait.
Pour échapper à la paranoïa angoissante qui émane des photographies réellement virtuelles de Thomas Demand, prenons l’histoire par un autre bout, et recommençons tout à la Kunstakademie de Düsseldorf, vers 1992. Non loin de l’atelier de sculpture de Katharina Fritsch, où Demand construisait quelques objets simples, le couple d’artistes Bernd & Hilla Becher ouvrait avec des élèves aussi brillants que Thomas Ruff, Candida Höfer, Andreas Gursky ou Thomas Struth, une nouvelle lignée de la photographie allemande, impassible, férue d’objectivité, interrogeant sans relâche les faux-semblants des médias.
Le jeune Thomas Demand y fait quelques apparitions remarquées, retourne photographier ses sculptures en papier et se trouve rapidement associé à cette haute école de photographes allemands. Avec ses vraies fausses images, ses piscines olympiques en carton et ses vraies pelouses artificielles, il semble même en être le dernier élève, terminant l’aventure, retournant l’objectivité des Becher contre la photographie elle-même. Et l’histoire aurait pu s’arrêter là : à 30 ans, un jeune homme à la fois obéissant et dissipé mettait un point final, point d’ironie bien sûr, à l’un des plus beaux épisodes de notre récente histoire de l’art.
Mais, alors que tout le monde avait compris son manège, Thomas Demand continue, il s’introduit plus avant dans l’aire du soupçon, jette le doute sur tout notre environnement, et dévoile au fur et à mesure de ses images un véritable univers, parallèle au nôtre mais tout aussi insignifiant : des bureaux vides et silencieux, des couloirs déserts et grisâtres, des lieux symboliques du travail mais complètement vacants. La société qui nous emploie est un non-lieu, et le monde un décor.
Dans la salle de dessins, haut-lieu du néocapitalisme et de « la société par projets » chère à Luc Boltanski et Eve Chiappello, les feuilles sont blanches, rien n’est écrit ni conçu. Et quand on pousse la porte du bureau, l’univers n’en finit pas de se montrer irréel, inconsistant et froid. Ça va, grosso modo, du garage à la chambre d’hôtel minable. Face à cette version tristement bureaucratique du No future, on pense évidemment à l’univers déprimé de Houellebecq, et surtout à son premier roman, Extension du domaine de la lutte, que Thomas Demand a d’ailleurs lu récemment.
Pour le coup, Houellebecq serait sans doute étonné de partager sa vision du monde avec un Allemand, spécimen humain qu’il conçoit généralement sous l’allure d’un touriste sexuel ou d’un retraité en short, et vice-versa. A l’inverse, on imagine aisément l’artiste allemand en train de couvrir à la manière d’un photo-reporter les lieux de la fiction houellebecquienne : le Monoprix, la boîte échangiste, le sex-shop en carton, le jacuzzi collectif. Autant dire que le monde virtuel et douteux de Thomas Demand a déjà son nom : l’Espace du possible.
Fondation Cartier pour l’art contemporain, du 24 novembre 2000 au 4 février 2001