Deux ans après le split retentissant de Daft Punk, l’ex-moitié du plus célèbre duo casqué revient avec un album instrumental et symphonique, “Mythologies”, bande-son du ballet de danse éponyme d’Angelin Preljocaj. Dans une rare et longue interview, Thomas Bangalter évoque sa mère danseuse, son père musicien mais aussi ses questionnements sur les processus de création artistique.
Paris, lundi 20 février. Rencard avec Thomas Bangalter, deux jours avant l’anniversaire des deux ans de la séparation de Daft Punk. Triste hasard et malheureuse coïncidence, sur le chemin qui nous mène à notre rendez-vous, nous apprenons la mort de Leiji Matsumoto, papa d’Albator et d’Interstella 5555 (2003), le film d’animation qui mit en images Discovery (2001), le deuxième album du duo casqué. Si certains avaient encore des doutes sur la capacité de l’époque à engendrer de la matière mythique, la simple évocation des œuvres susmentionnées suffit à les lever.
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Le mythe, c’est justement ce que Thomas Bangalter n’a eu de cesse de travailler ces dernières années, en acceptant de composer la musique du ballet d’Angelin Preljocaj, Mythologies, présenté l’année dernière à l’Opéra de Bordeaux, puis à Rouen et au Théâtre du Châtelet, à Paris.Débarrassé de l’électronique et des ordinateurs, le Français a écrit une œuvre symphonique qu’il dit venir des seventies, certes, mais d’un autre siècle. En filigrane, c’est le rapport de l’homme à la technologie et de la technologie à la pratique de la musique qu’il continue d’interroger, ce qui, dans le fond, a toujours été le propos de Daft Punk. Pas toujours là où on l’attend, le musicien fait de nous les témoins privilégiés de ses métamorphoses (encore un mythe) et revient sur son enfance, la place de la création et son besoin de poser des questions plutôt que d’y répondre.
Quelle a été la genèse de Mythologies, ton œuvre pour orchestre illustrant le ballet éponyme du chorégraphe Angelin Preljocaj ?
Thomas Bangalter — Avec Angelin, on se connaît depuis quelques années. Pour son spectacle Gravité en 2018, il avait utilisé la musique de la bande originale de Tron: Legacy [2010], que l’on avait composée avec Daft Punk. Lors d’échanges multiples, Angelin m’a parlé de sa collaboration avec l’Opéra national de Bordeaux, dirigé par Marc Minkowski, qui lui avait demandé une création originale. Depuis longtemps, je suis intéressé par la musique orchestrale, un domaine que j’avais envie d’explorer davantage. Je suis donc allé à Bordeaux pour rencontrer les personnes de l’Opéra ainsi que pour prendre la mesure du bâtiment, qui a été construit en 1780, près de cent ans avant le Palais Garnier. Après avoir travaillé avec des orchestrateurs et arrangeurs, le challenge de Mythologies était donc de le faire moi-même. Voilà la genèse au final. [sourire]
Composer une musique symphonique était un parti pris de départ ?
C’était une évidence pour moi, mais il y a toujours un décalage de perception. Pour la musique de Tron, le réalisateur Joseph Kosinski souhaitait, à l’origine, un score purement électronique. Les gens, et c’est normal, se nourrissent des étiquettes et des disques qu’ils connaissent déjà. Pour Mythologies, j’avais le désir de m’éloigner le plus possible de la technologie et d’explorer un nouveau territoire. J’ai toujours besoin de me réinventer.
Tu maîtrisais déjà la lecture et l’écriture de la musique avant de t’attaquer à cette pièce ?
Un petit peu, mais je me suis mis en totale immersion pour appréhender ce langage dans le processus de composition. Lorsque j’habitais aux États-Unis, il y a longtemps, j’emmenais mon fils de 3 ans à l’école alors qu’il ne parlait pas encore anglais, ce qui ne l’empêchait pas de faire les exercices de maternelle car il était en immersion totale. J’ai commencé à lire et relire des partitions orchestrales, ainsi que des traités d’orchestration. C’est un monde passionnant, assez loin de mon éducation musicale. Car par mon père [Daniel Vangarde, producteur et parolier pour La Compagnie créole, Sheila ou Ottawan, entre autres], je n’entretenais pas ce rapport à la partition. Du côté de ma mère, le professeur qui me donnait des cours de piano de 6 à 12 ans travaillait à l’Opéra de Paris. Comme je n’étais pas un très bon élève pianiste, j’avais un rapport distant avec la partition, qui n’était pas non plus encouragé par mon père. [sourire] M’y replonger et ne plus faire que noircir des pages était une expérience très excitante, très intéressante et très pure.
Dans ton enfance, tu étais habitué à voir des ballets par le biais de ta mère danseuse ?
Oui. À l’occasion de la sortie récente de la compilation de mon père (The Vaults of Zagora Records Mastermind 1971-1984), je me suis rendu compte que je n’avais fréquenté que très peu les studios d’enregistrement. Dans mes souvenirs, j’ai dû y aller trois ou quatre fois. Je me souviens plutôt de lui en train d’improviser des chansons sur son clavier à la maison. À l’inverse, j’ai davantage fréquenté le monde de la danse en accompagnant ma mère à ses cours de danse, aussi bien classique que contemporaine. Elle avait été danseuse principale de la première compagnie de danse contemporaine mise en place par le ministère de la Culture à la fin des années 1960. Ce sont surtout des souvenirs de la petite enfance, car ma mère m’a eu à 33 ans et a arrêté de danser à l’approche de la quarantaine. J’ai donc grandi dans cette double culture.
Angelin Preljocaj a toujours fait des ponts entre danse et musique. En témoignent ses collaborations avec Air ou Laurent Garnier…
J’ai justement un peu twisté le truc en écartant d’emblée l’électronique pour la musique du ballet. C’est aussi ce voyage à Bordeaux et la découverte de la salle de l’Opéra qui m’ont inspiré l’approche de la partition. J’ai bien sûr travaillé avant la chorégraphie et finalement écrit la musique que j’imaginais pour cet endroit. Le résultat est lié à mon rapport à l’architecture – ce dont je me suis rendu compte plus tard. Si j’avais été directement au Théâtre du Châtelet, qui a été construit un siècle plus tard, la musique aurait été forcément différente.
Au-delà de la salle, y a-t-il quelques réminiscences de ballets qui t’ont inspiré ?
Je n’ai pas vraiment réfléchi. Cela a été un processus assez spontané – le dosage entre la réflexion et la spontanéité est toujours compliqué. Je me suis dit que si je réfléchissais trop, je ne réussirais pas à écrire une heure et demie de musique pendant un an. Avec Daft Punk, on avait pris l’habitude du temps de réflexion, qui s’est progressivement étiré avec les albums.
A posteriori, as-tu trouvé dans la musique de Mythologies quelques références à d’autres compositeurs et compositrices qui ont pu t’influencer, même inconsciemment ?
C’est amusant car des personnes ont trouvé que, harmoniquement, Mythologies pouvait ressembler à des compositeurs d’Europe de l’Est. Or ma famille paternelle est originaire de Pologne, d’Ukraine et de Biélorussie. Je n’ai pas vraiment écouté de musique pendant l’écriture. Il y a un compositeur qui m’intéressait formellement par rapport aux ballets, c’était Prokofiev, par sa structuration, ses développements symphoniques et ses tonalités. Cette idée du patchwork m’intéressait et allait dans le sens du livret final, je donnais ainsi des esquisses de musique à Angelin, qui lui ont inspiré l’idée du spectacle sur le thème des mythologies. C’était intéressant de créer une approche mystérieuse et archéologique à partir de fragments. Mythologies n’est pas un ballet scolaire ou historique, avec une compréhension chronologique, il est plutôt impressionniste.
As-tu composé au fur et à mesure des tableaux d’Angelin Preljocaj ?
Une fois mes esquisses présentées à Angelin, j’ai travaillé sur un déroulé que je lui ai proposé, avec quelques changements d’ordre à la marge. J’ai eu la chance d’être très libre dans le processus d’écriture, avec du ping-pong entre nous. Comme pour un film, il y a eu ensuite du montage à travers des coupes, des répétitions, des mesures supplémentaires au moment où la chorégraphie naissait.
Chaque tableau était-il pensé pour chaque mythologie ?
J’ai composé des bouts de trente secondes, qui n’étaient pas forcément les trente premières. Une fois le livret d’Angelin en main, comme pour le combat de Persée et des Gorgones, je développais, comme pour une bande originale. Au final, j’avais une musique de ballet d’une heure et demie dans ma tête… C’était un travail solitaire, porté ensuite par vingt danseurs, cinquante-cinq musiciens et quarante techniciens. Soit plus d’une centaine de personnes au total sur scène et dans l’ombre qui s’activaient pour faire un spectacle vivant. Une démarche humaine aux antipodes d’expérimentations à base de technologie.
Certaines pièces sont plutôt abstraites et d’autres plus figuratives. Sur le tableau du Minotaure, par exemple, on a l’impression de sentir le reniflement de la créature mi-homme, mi-taureau sur une musique qui paraît davantage influencée par John Carpenter que par des orchestres symphoniques.
Un orchestre est une entité organique assez folle, fascinante et fantastique. En tant que compositeur, on peut se sentir à la fois tout petit et surpuissant, presque invincible. Cette dualité est très intéressante et oblige à beaucoup d’humilité.
Comment as-tu précisément travaillé avec l’orchestre ?
C’est un monde où l’on arrive avec ses partitions. J’avais déjà connu cette expérience avec Daft Punk pour Tron, où l’on avait travaillé pendant un an pour seulement quatre jours d’enregistrement. Ce fut quasiment pareil pour Mythologies : trois jours de répétition avec l’orchestre avant le début des représentations au Théâtre du Châtelet. C’est assez disproportionné, en rupture totale avec les concerts et spectacles musicaux. C’était instructif de découvrir la partition jouée par trois orchestres différents, avec cinquante-cinq musiciens qui l’interprètent avec leur sensibilité, leur talent, leurs sacrifices après des heures de travail pour charger chaque note de musique.
Une musique qui prend un autre relief, une autre ampleur avec le ballet des danseurs et danseuses sur scène…
C’est une expérience fantasmée très enrichissante. La mise en mouvement des danseurs résonnait de manière très puissante, particulièrement autour du thème des mythologies, qui renvoie à quelque chose de sacré, qui tient du rituel et de la mystification. Cela fait partie de mes thèmes de prédilection. Car sur le fond comme sur la forme, on n’est jamais dans l’anecdotique. Le fond, c’est le sacré. La forme, c’est un orchestre et des danseurs présentant un spectacle, ce qui relève aussi du sacré. Cette combinaison des deux me permettait de travailler sur la sacralisation de la proposition artistique.
Y a-t-il eu un décalage entre le résultat et le ballet que tu avais en tête lors du processus de composition ?
Il y a toujours un décalage et il est toujours intéressant, parce que c’est l’œuvre d’art qui prend le pas. On l’apprivoise un petit peu, sans se mettre en opposition. On accompagne l’œuvre. Il n’y a pas de toute-puissance vis-à-vis de ce processus.
Quand tu prends la mesure de ces décalages, cela t’amène à te poser des questions, justement ?
On parlait de se surprendre soi-même. Ce décalage, c’est donc finalement la chose la plus excitante. Je suis vraiment à la recherche de ces surprises et de ces accidents. C’est aussi cela qui m’a, au départ, fait réfléchir avant d’accepter. Je me demandais si j’avais la légitimité de faire moi-même cette orchestration, alors que c’est douze ans de conservatoire. Ce qui m’a décidé, c’était de me dire que, de cette expérience, j’allais tirer des accidents et des surprises. Peut-être la moitié de bonnes et l’autre moitié de mauvaises. J’étais prêt à accepter la moitié de mauvaises. Le travail, après, serait de les lisser. En travaillant avec des orchestrateurs et des arrangeurs, je n’aurais pas pu saisir cette occasion de me surprendre moi‑même, d’apprendre. Et j’ai appris énormément de choses. C’est ça qui est satisfaisant, d’avoir le sentiment après trente ans d’exploration de ne rien savoir. Ou, en tout cas, de ne pas avoir le sentiment d’être installé confortablement sur ce que l’on sait.
C’est aussi une philosophie de vie, de voir le verre à moitié plein ? Certain·es auraient renoncé en sachant qu’il y aurait des mauvaises surprises…
C’est un mélange de talent et de travail. C’est accueillir le talent et ne pas craindre le travail qu’implique l’amélioration des faiblesses des projets auxquels on s’attelle.
Est-ce que le fait d’aborder ce travail et chaque projet comme une expérience aide à résoudre les questionnements relatifs à ce sentiment d’illégitimité dont tu parlais ? Et est-ce que tu t’es déjà senti illégitime ?
Oui, j’ai déjà eu ce sentiment. Mais il y a dans la musique quelque chose de transcendantal, et le processus empirique est une méthodologie scientifique pour organiser quelque chose de magique, qui n’est pas de l’ordre de la science. Ça serait comme faire trois tests et déterminer ensuite lequel m’émeut le plus. Il y aurait la version A, B et C, et c’est la B qui me touche. Je me suis organisé pour arriver à choisir la version B, mais je ne sais toujours pas pourquoi c’est celle-ci qui me touche le plus. Je sais juste qu’elle me touche plus que les versions A et C. Je ne cherche pas à comprendre, je constate. J’ai lu beaucoup de traités d’orchestration, de Berlioz, notamment. C’est assez intéressant parce que ce sont des méthodes qui expliquent des combinaisons, mais sans expliquer pourquoi elles fonctionnent. Ce sont des constatations. À côté de cela, j’ai commencé les traités d’harmonies, mais finalement je n’ai pas eu envie de les lire. Parce que je n’ai pas la volonté de voir une démonstration logique de la puissance harmonique de la rencontre des éléments entre eux, qui pourraient expliquer pourquoi cela fonctionne. C’est une volonté de respecter le sacré et le secret. C’est comme les tours de magie, si on comprend le truc, il y a quelque chose qui s’effondre. Ce qui peut y avoir d’excitant dans le processus empirique, c’est de continuer à être dans une interrogation malgré l’expérience accumulée. Et d’ailleurs, les choses que j’ai comprises ne me motivent plus forcément autant. L’aspect systématique d’une formule déchiffrée m’intéresse moins.
Passer de la dance avec Daft Punk à la musique de danse est un prolongement naturel…
Est-ce naturel ? J’ai toujours été motivé par la réinvention. Je recherche des étapes qui sont en totale opposition mais qui, en les regardant à deux fois, ont finalement du sens. Je ne sais pas si ça prend du sens parce que l’on ne se laisse pas enfermer dans une case, avec une étiquette en particulier. Le passage de la dance à la danse est aussi un travail sur le rétrofuturisme, avec d’autres numéros dans la machine à remonter le temps. Au lieu de mettre 1970 ou 1980, on met 1770 ou 1780… Mythologies reste une musique assez seventies, mais pas dans le même siècle. [sourire] Je me suis toujours senti très libre par rapport aux cases dans lesquelles je pouvais être enfermé. Ou plutôt, j’ai toujours essayé de sortir des cases dans lesquelles je m’enfermais moi-même.
Quels rapports entretenais-tu avec la musique symphonique avant de t’attaquer à la partition de Mythologies ?
J’ai l’impression qu’avec un morceau comme Giorgio by Moroder, on n’est peut-être pas complètement dans la pop, on explore quelques mesures symphoniques. C’est amusant, justement, parce que sur Random Access Memories, on avait travaillé avec l’arrangeur Chris Caswell sur des sections symphoniques pour tous les morceaux. Au départ, avant de devenir des chansons, il s’agissait surtout d’explorations musicales. On a sélectionné ensuite ce que l’on préférait. Je parlais d’opposition. On peut avoir cette impression que je vais dans le sens contraire, mais à un moment donné, c’est un peu comme le cavalier aux échecs, pour te replacer sur la case la plus proche, il faut jouer deux fois. Donc tu t’éloignes pour mieux revenir.
Le disque va paraître sous les trois formats (double CD, coffret 3 vinyles et digital), dix ans exactement après l’ultime album de Daft Punk, Random Access Memories. Es-tu toujours aussi attaché au support phonographique ?
Oui, bien sûr. J’adore les éditions physiques, et c’est bien aussi que les gens puissent l’écouter en digital. Je ne suis absolument pas blasé sur ces questions-là. Avec Daft Punk, on venait de l’underground et de l’avant-garde avant d’évoluer vers la pop music avec Discovery [2001], un album qui a rencontré beaucoup de succès. À cette époque, on continuait parallèlement à sortir des maxi-vinyles à édition limitée sur nos labels respectifs [Roulé pour Thomas Bangalter, Crydamoure pour Guy-Manuel de Homem-Christo]. Il y a toujours eu la même excitation, indépendamment du succès ou du nombre d’auditeurs. Avec Guy-Manuel, on aimait autant les groupes hyper-obscurs que des artistes mainstream. La confidentialité est agréable. À l’heure du nombre de likes ou de followers, je ne sais pas si l’underground reste équivalent, mais le plaisir de la découverte reste le même chez moi…
Pour faire le pont avec les mythologies, y a-t-il quelque chose de sacré à penser un disque pas seulement pour l’instant présent, mais pour le futur… De la même manière que l’on redécouvre aujourd’hui la discographie de ton père, Daniel Vangarde.
Je n’y ai pas vraiment réfléchi, mais ça m’intéressait de faire de la musique sans technologie, à la fois pour être dans un processus nouveau, c’est-à-dire prétechnologique et post‑technologique. Autrement dit, composer de la musique sans électricité, qui aurait pu être interprétée il y a trois cents ans ou le sera dans trois cents ans. Ne pas avoir cette contrainte technologique m’offrait une grande liberté et m’éloignait d’une époque actuelle hyper-technologique, hyper-électronique et hyper-électrifiée. La musique est d’abord sur le papier, je suis simplement le compositeur, au contraire des disques avec Daft Punk.
La musique de Mythologies était-elle vouée à sortir en disque, sous une forme enregistrée, ou bien la question s’est-elle posée ultérieurement ?
C’est une bonne question. C’était voué à sortir en disque si le processus était satisfaisant. Quand je suis entré dans ce travail d’écriture, l’échéance et l’enjeu, c’était d’abord ce spectacle à Bordeaux, qui a été joué par la suite à Rouen, puis au Théâtre du Châtelet, à Paris. Par ailleurs, je m’étais engagé à fournir un enregistrement pour les représentations sans orchestre. Et puis il y a eu aussi une captation vidéo. Ce qui est intéressant, c’est que ce n’est pas de la pop music. Je n’ai pas l’impression de sortir ce disque dans un environnement dominé par une hyper-compétitivité et des logiques de nombre de streams. C’est comme lorsqu’on va voir un spectacle de danse ou du théâtre public, on recherche des propositions artistiques fortes, qui n’obéissent pas à certaines formes de pression ou à la nécessité de devoir toucher le plus grand nombre. J’avais des idéaux adolescents, que je continue d’avoir, d’être attentif à des choses underground et confidentielles, qui sont hyper-bien mais qui restent vouées à n’être vues que par des gens intéressés et curieux, qui s’efforcent d’aller creuser en dehors des sentiers battus.
Pour le label, tu as dû avoir plusieurs propositions, mais tu as choisi de sortir du cadre et de signer avec un label classique, Erato…
Oui. J’étais très heureux qu’Erato me propose de le sortir, mais c’est aussi le choix qui avait le plus de sens par rapport à son histoire. Il fait partie de ces labels français qui ont une histoire intéressante. Ça me paraissait évident pour un projet entièrement français de faire le disque avec un label français. Il y a vraiment quelque chose de simple et pur dans la démarche et la manière de sortir ce disque.
Et l’image de la pochette, d’où vient-elle ?
C’est la fresque exposée au Metropolitan Museum of Art, à New York, qui date du Ier siècle et qui vient d’une villa de la région de Naples, à côté de Pompéi. Elle est appelée La Villa impériale, mais appartenait à un général ou un lieutenant de l’empereur Auguste. On y voit Persée qui est l’un des mythes du ballet, et Andromède. C’est marrant parce qu’on pourrait croire que c’est un tableau de la Renaissance, alors qu’il date de plus de deux mille ans. Il y a des cycles esthétiques, certaines techniques se perdent, comme la perspective, et puis, finalement, mille ans plus tard, on les retrouve. C’est une image qui fonctionnait bien avec le caractère héroïque de toutes les histoires du ballet et qui me semble aussi très actuelle.
C’est drôle, parce que lors de notre interview avec Phoenix pour la sortie d’Alpha Zulu, leur dernier album, en 2022, Branco usait des mêmes comparaisons pour évoquer la disparition, puis la réapparition de techniques ancestrales.
On a un peu les mêmes références. [sourire]
Le groupe nous parlait par ailleurs de ton rôle de conseiller de l’ombre sur cet album. De la même manière, le duo Kids Return a bénéficié de ton œil avisé. Est-ce un rôle dans lequel tu te sens à ta place ?
Phoenix, ce sont mes amis depuis l’adolescence, on se connaît depuis plus de trente ans maintenant, ils m’ont demandé de leur donner ce regard extérieur et j’ai accepté. Et puis Philippe [Zdar] n’était plus avec nous. En même temps, Philippe me demandait de l’aider sur les tracklistings de Cassius, par exemple. J’estimais que c’était davantage la place de Philippe, mais je me suis dit que j’allais le faire pour lui, pour eux, pour notre amitié à tous. Avec Kids Return, c’était très informel, ce sont les amis de mon fils, ils travaillent ensemble sur les clips, l’image. Ce sont d’abord des histoires d’amitié.
As-tu ressenti le besoin de faire écouter ton travail à Guy-Manuel, avec qui tu as travaillé si longtemps en binôme ?
Justement, ce qu’il faut comprendre, c’est que la première fois que la musique a pu être écoutée, c’était lors du spectacle. Donc, avant le spectacle, je ne pouvais pas la faire écouter, ou alors seulement de manière très rudimentaire. J’ai invité Guy-Manuel et mes amis à voir la représentation, à Bordeaux, quand la musique a pu être jouée. Mais c’est marrant, il y a un rapport complètement différent au processus de musique enregistrée. D’habitude on a d’abord le disque ; là, ça s’est fait dans le désordre.
Tu travailles déjà sur d’autres projets ?
Oui, toujours. Bien sûr. Ce sont des explorations et des recherches permanentes, très déconnectées de ce qui sort et qui voit le jour. Explorer et rechercher des choses, c’est ce qui me motive à me lever le matin.
Te mettre au service d’une œuvre, dans le cadre d’un travail de commande, t’a-t-il permis de te soulager d’une certaine forme de pression que tu pouvais avoir lorsque tu sortais des disques avec Daft Punk ?
Cela permet peut-être de se délester de certains questionnements. C’est intéressant d’avoir une vision fonctionnelle, ça donne du sens à la démarche. En même temps, écrire pour l’orchestre est une démarche très complexe. Les précédents disques ont eux aussi leur lot de difficultés et, au milieu de ces difficultés, il y a la volonté de créer cette illusion de la facilité. En tout cas, une forme de fluidité qui, elle, n’est pas illusoire. C’est comme un magicien qui va travailler le geste de la prestidigitation encore et encore pour être dans la fluidité la plus légère.
Et c’était une manière de se surprendre soi-même ?
Oui, toujours. Je dirais plus de se stimuler.
Et d’aller ailleurs que là où on est attendu ?
[Après une longue réflexion] Oui. De continuer à explorer des choses, en tout cas. C’est une réinvention, une exploration qui est continuelle.
Cette question de l’exploration continuelle, c’est une discussion que tu as encore aujourd’hui avec Guy-Manuel ?
Ce projet m’intéressait pour plusieurs raisons. La première, c’était de créer musicalement sans la technologie. La deuxième, c’était de savoir ce que je pouvais explorer seul. Mais ce ne sont là que des pistes de réponse. C’est génial et stimulant de faire de la musique de manière collective, il y a quelque chose de manifeste, une construction qui dépasse la somme des individus. Et, à la fois, faire de la musique seul permet d’explorer soi-même un processus très personnel. J’avais 18 ans quand on a commencé Daft Punk, on a arrêté presque trente ans plus tard, quand j’en avais 46. Toutes ces expériences musicales et artistiques accomplies ensemble, ça m’intéresse aujourd’hui de les explorer avec d’autres artistes et seul, pour creuser et voir ce qui peut en ressortir. Je continue d’explorer cette relation entre la musique, l’art et la technologie, en travaillant de manière empirique et méthodique, comme dans un laboratoire. Je préfère l’idée de création artistique qui pose des questions plutôt que celle qui apporte des réponses. En tant que spectateur et admirateur d’art, c’est la relation que je préfère quand je suis face à quelque chose qui me touche.
Propos recueillis par François Moreau et Franck Vergeade
Mythologies de Thomas Bangalter (Erato/Warner Classics). Sortie le 7 avril.
Mythologies d’Angelin Preljocaj & Thomas Bangalterau Théâtre du Châtelet : diffusion sur Culturebox le 15 avril, à 20 h 50 ; au Théâtre de la Criée, Marseille, du 8 au 11 juin.
Random Access Memories – 10th Anniversary Edition de Daft Punk (Columbia/Sony Music). Sortie le 12 mai.
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