Boudés par la communauté rap, les Roots ont payé cher leur ouverture d’esprit, leur sens critique du hip-hop et leurs rêves d’instrumentation live. Mais leur nouvel album, Things fall apart, risque bien de tirer les marrons d’un feu où se consomment paisiblement hip-hop, soul et… Radiohead. Trop bon pour être honnête. Trop intelligent, trop articulé, […]
Boudés par la communauté rap, les Roots ont payé cher leur ouverture d’esprit, leur sens critique du hip-hop et leurs rêves d’instrumentation live. Mais leur nouvel album, Things fall apart, risque bien de tirer les marrons d’un feu où se consomment paisiblement hip-hop, soul et… Radiohead.
Trop bon pour être honnête. Trop intelligent, trop articulé, trop fin pour un groupe de rap. Trop audacieux musicalement l’utilisation des instruments live, notamment pour être du « vrai » hip-hop… Les Roots souffrent manifestement d’une incompréhension tenace depuis leurs débuts dans l’arène en 1994. Peut-être manque-t-il une faille à ce groupe irréprochable pour enfin toucher au but, comme si son image de premier de la classe décourageait tout attachement à force d’exemplarité cette forme larvée d’arrogance. Certes, ces « intellectuels urbains » autoproclamés auraient certainement intérêt à la ramener un peu moins « Avec les cinq pochettes de notre nouvel album (cinq clichés chocs du drame mondial, de la Somalie à Harlem), nous avons voulu tendre un miroir à la société », explique le rimeur en chef, Black Thought, avec le sérieux d’un sociologue dissertant au JT de 20 h et leur leader charismatique, Questlove, à mettre en sourdine son ambition de « sauver le hip-hop ».
Toujours est-il que, sur la carte du rap américain, le quintette surdoué n’a toujours pas trouvé sa place. Il ne fait partie ni du gotha des grosses pointures celles qui arrosent quotidiennement la FM en rotation lourde ni de l’underground pur et dur, celui qui crie au viol de sa culture et rejette farouchement aujourd’hui toute forme d’allégeance au système. Du coup, les Roots sont l’un des seuls groupes de rap à admettre sans complexe avoir un public essentiellement blanc et ont tendance à accuser la communauté noire, qu’ils ne voient jamais à leurs shows, de non-assistance à musique black en danger. Leur nouvel album Things fall apart (« Tout fout le camp ») s’ouvre sur un échange houleux à ce sujet entre Denzel Washington et Wesley Snipes, tiré du film Mo’ better blues de Spike Lee. « Si nous devions attendre après les nôtres pour bouffer, nous crèverions de faim », se plaint le premier, qui interprète le héros, un jazzman. Black Thought confirme : « Contrairement à nos admirateurs blancs, les Noirs américains sont très durs à remuer, ce sont de vrais moutons qui ont besoin d’entendre régulièrement le hit-single à la radio et de voir et revoir le clip pour se décider à acheter un disque. Ils manquent totalement de discernement, ce sont des proies idéales pour le marketing au détriment de la qualité. »
Un son de cloche assez rare pour être souligné, reflet d’un groupe à l’esprit libre qui ne fait jamais rien comme tout le monde et dont la genèse même sort des sentiers battus. Les Square Roots, l’ancêtre de la formation, où figuraient déjà Questlove (batteur et tête pensante) et Black Thought (rimeur en chef), épaulés d’un bassiste occasionnel, ont fait leurs premières classes sur les trottoirs de Philadelphie. Une réalité qui n’a rien de misérabiliste, contrairement à ce que la légende suggère souvent à demi-mot. « Le samedi après-midi, nous allions sur South Street à la rencontre des MC auxquels nous aimions nous mesurer, se souvient BlackThought. Mais les flics voyaient ces attroupements d’un très mauvais oeil et nous forçaient à circuler. Nous étions alors contraints de marcher d’un bout à l’autre de la rue en rimant, suivis par une cohorte de gens qui tapaient dans leurs mains. Nous avons vite remarqué que la police ne délogeait jamais les guitaristes qui gratouillaient au coin des rues. Alors nous nous sommes pointés avec une batterie et les flics n’ont rien dit. Nous ne faisions pas la quête, nous voulions seulement jouer et être entendus. Quantité de gens d’horizons très différents ont ainsi eu l’occasion de nous voir et de nous solliciter. »
Cette entrée en matière leur vaut dès le début un public « curieux, ouvert et particulièrement cosmopolite », auquel les groupes de rap novices ont rarement l’occasion de se frotter. Les Roots se retrouvent ainsi à jouer dans des coffee-shops, des universités mais aussi dans les librairies et dans le petit circuit des poètes, la scène « spoken word » dite aussi « slam », comme le récent film du même nom avec Saul Williams étant particulièrement impressionnée par les textes et la brillante gymnastique verbale de Black Thought. Aujourd’hui, ce dernier apparaît pourtant désabusé : « La scène « spoken word » était passionnante entre 1989 et 1991. Chacun était unique. Bien qu’étant MC au sein d’un groupe, je faisais corps avec ce mouvement. Entre-temps, c’est devenu très grand public et maintenant tous ces pseudo-poètes sonnent pareil : ce sont toujours les mêmes thèmes et surtout les mêmes inflexions de voix, débitées sur un rythme gnan-gnan (il se lance dans une déclamation caricaturale aussi édifiante qu’hilarante). La seule chose qui me remue encore, ce sont ceux qui racontent une histoire avec leurs tripes, comme Ursula Rucker, dont le texte clôt notre album. »
Et bien sûr, hors catégorie, l’immense Rahzel, leur partenaire issu du mouvement Boom Poetic (comme la passionnante Sha-Key), le plus extraordinaire homme-orchestre qu’il nous ait été donné de voir. Surnommé The Godfather Of Noize, ce maître du beat-box humain est capable de sortir de sa bouche les sons les plus improbables ou d’imiter n’importe quel instrument de musique, quand il ne se lance pas dans une ahurissante séance virtuelle de scratches aux platines, où pas un détail ne manque à l’appel, y compris le craquement du vinyle. Plus classiquement, ce prodige sert chez les Roots de musicien, voire de DJ une absence sévèrement montrée du doigt dans le hip-hop et de lien organique, s’insérant toujours en souplesse dans les compositions dont le mode privilégié d’élaboration reste l’improvisation live.
Accueillis par de nombreux froncements de sourcils dans un hip-hop encore formaté alors à « deux platines et un micro » l’ouragan live des Fugees n’était pas encore passé par là , les deux premiers albums des Roots (Organix et Do you want more ??) tentaient de prouver que les instruments live avaient aussi leur place dans le hip-hop. Bien qu’il fût effectivement impossible sur certains titres de jurer qu’il s’agissait bien là d’instruments et non de samples, le défi n’aboutit hélas qu’au malentendu « hip-hop/jazz ». L’incompréhension persistant, le groupe sacrifia aux machines pour son troisième album, Illadelph halflife, construit à base d’échantillons de ses propres sessions live, un processus renouvelé pour Things fall apart aujourd’hui. C’est que les Roots restent avant tout un formidable groupe de scène dont les concerts généreux sont de véritables expériences, d’où l’on ressort gonflé à bloc. Questlove à la batterie, Hob à la basse et Kamal aux claviers dialoguent en permanence, improvisent des medleys old-school et portent les rimes sinueuses de Black Thought et Malik avec une énergie et une intensité rares.
Des orgies à mille lieues de la performance convenue et millimétrée, capables de séduire un public très large, y compris jazz ou rock, tout en conjurant tout questionnement quant à leur authenticité hip-hop. Ce qui n’empêche pas Black Thought de faire preuve d’une amère lucidité sur l’état actuel du mouvement. « Le hip-hop, c’est fini, c’est naze, admet-il dans un souffle, soudain méchamment rembruni. C’est comme le freestyle dont tous les rappers se revendiquent sans savoir de quoi ils parlent. Pour moi, le freestyle, c’est être capable d’improviser à brûle-pourpoint sur n’importe quel thème. C’est une véritable gymnastique intellectuelle, qui permet d’écrire plus rapidement le moment venu et de se surpasser lors d’un authentique bras de fer verbal : la poussée d’adrénaline m’aide à sortir des rimes que je ne pourrais même pas rêver d’écrire en restant assis à ma table un après-midi entier. »
Toujours partants pour jammer ou expérimenter et prêts à ouvrir la porte à tous les amis de passage comme sur scène , les Roots ont à nouveau travaillé avec différents artistes pour Things fall apart. Common, Mos Def, Jay-Dee (le tiers de la structure de production The Ummah avec Ali et Q-Tip de A Tribe Called Quest) et la violoncelliste d’avant-garde Diedre Murray font tous un passage remarqué. Mais c’est certainement les choeurs d’Erykah Badu grande amie dont ils ont produit en partie le premier album que les FM retiendront en priorité : You got me, qui n’est pas par hasard le premier single, est la seule concession R&B, le seul hameçon limpide à la pêche au hit. Une entreprise de séduction qui a bien plus à offrir que la chanson d’amour doucereuse pour laquelle elle pourrait passer, Black Thought y mettant à nu ses difficultés à maintenir une vie affective solide lorsqu’on est sans arrêt sur la route. En outre, avec sa surprenante conclusion drum’n’bass, ce titre témoigne de l’ouverture d’esprit d’une équipe dont le long séjour à Londres a sans doute contribué à faire la différence face aux oeillères des rappers américains. D’ailleurs, chez quel autre groupe de rap peut-on trouver une aussi fine allusion à Radiohead ? « OK computer, radio heads knock to the future, sharp like Curtis, at your service… » (sur Don’t see us). Black Thought jubile : « J’adore Radiohead. Le jour où j’ai écrit ce morceau, j’avais écouté OK computer en boucle toute la journée. »
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}