Des dialogues de boulevard sur une intrigue tragico-poétique, ou comment dynamiter les genres pour que le théâtre renaisse.
Revisiter les scènes primitives qui vous constituent et vous travaillent de part en part, ça a parfois du bon. Voyez Thierry de Peretti, par exemple, et sa lumineuse mise en scène du Retour au désert de Bernard-Marie Koltès. Ce jeune homme doué a débarqué de sa Corse natale voici dix ans, fermement décidé à faire l’acteur sans avoir jamais vu aucun spectacle de théâtre. Avec seulement une intuition, un désir de théâtre. En somme, l’essentiel. Sa première expérience de spectateur sera Le Retour au désert dans une mise en scène de Patrice Chéreau. « Cette pièce parlait de beaucoup de choses, mais avant tout d’un retour bien sûr. Le retour vers la terre d’origine, vers et dans la famille. Pour moi qui venais en quelque sorte de quitter l’une et l’autre, cela faisait sens, forcément, même de façon inversée. Comme une prémonition. »
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Bien qu’il ait déjà joué avec moult metteurs en scène et réalisateurs, Thierry de Peretti n’a plus jamais décroché de Koltès et a mis en scène Quai Ouest, Salinger et Le Retour au désert, à l’occasion des iie Rencontres théâtrales internationales de Haute-Corse en 1999 : « Il s’agissait d’inventer un projet théâtral commun à partir d’un outil unique : une région entière disponible et disposée à l’espace et au travail scénique. »
Il remet ça au Théâtre de la Bastille : plateau vide, excepté deux murs de béton brut qui font angle, mort, vif ou aigu, selon les circonstances. En complément de décor, les lumières de Jean-Luc Chanonat, la scénographie de Philippe Miesch et David Bersanetti et le son de Nicolas Baby font des merveilles. Sans esbroufe, mais avec un sens de la dynamique et de l’ellipse dramatiques des plus efficaces. Thierry de Peretti n’a cure d’imposer sa lecture de la pièce. Au contraire : « Je crois que le travail du metteur en scène chez Koltès est avant tout d’abandonner toute velléité poétique, sociale, politique, esthétique, de disparaître en quelque sorte. (…) Comme dans les duels de western, chez Koltès, il n’y a pas de place pour deux, le texte et le metteur en scène. »
Tout repose donc sur les acteurs. A eux de faire vivre cette drôle de famille qui s’insupporte avec une rare énergie. Et là, c’est le bonheur ! Résumons si possible la trame de l’histoire : Mathilde (Marianne Groves, magnifique, drôle et forte tête), la s’ur, et Adrien (Foued Nassah, inénarrable de cocasserie, l’enfant naturel de Groucho…), le frère, se retrouvent dans la maison familiale après quinze ans de séparation. Mathilde, fille-mère, avait fui la bonne province française avec son fils pour vivre en Algérie. 1961 : elle rentre avec ses deux enfants, Edouard et Fatima. Elle a hérité de la maison où vit son frère moyennant un loyer, lui a hérité de l’usine et du tempérament tyrannique paternel. Mathilde et Adrien se haïssent, se battent, menacent de se trucider, se disputent à longueur de temps. Bref, ils s’adorent et laisseront tout en plan, en fin de parcours, pour s’enfuir ensemble et visiter le monde. Ça fait du mouvement, mais le plus important se passe dans l’inaction, le sommeil, l’abandon : c’est là que se conçoivent les enfants et que la haine retrouve le passage vers l’amour. En fait, c’est ça le truc de Koltès si bien perçu par Peretti : ces dialogues de boulevard, irrésistibles en diable, donnent au fil de l’histoire, ô combien fantaisiste, tragique, poignant et allégorique, un levier formidable pour lancer la machine théâtrale.
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