Depuis Orchestre Rouge, puis Passion Fodder, la France a appris à reconnaître le timbre écorné de Theo Hakola. Si on connaît le chanteur interdit de quiétude et ses mots chamboulés, on n’a pas idée du chemin invraisemblable qui a mené cet activiste increvable de Spokane à Paris, et à son récent album Overflow, en passant par l’Espagne franquiste. De sa verte vallée à ses rouges idées.
A peine a-t-il dit bonjour que Theo Hakola provoque des décalages horaires. A cause de son accent américain bien sûr, savamment entretenu à force d’allers-retours entre la France et les Etats-Unis, mais aussi par le poids historique du personnage. Un véritable fil d’Ariane du rock en France depuis ce jour de 1980 où, à la tête d’Orchestre Rouge, il donna aux premiers coups de semonce post-punk la saveur d’outre-Atlantique. Plutôt que de jouer les oiseaux migrateurs comme Alan Vega ou Willy DeVille ces Américains auxquels la France a accordé le droit d’asile musical , Theo Hakola n’aura de cesse de revendiquer la double identité et bâtira avec Passion Fodder les seules passerelles connues à ce jour entre la culture européenne et les racines musicales américaines. Un mariage interculturel longtemps incompris chant en anglais, rock déniaisé par l’érudition country, pochette arty qui fera de Passion Fodder un groupe cauchemar pour les chefs de rayons et le condamnera au succès d’estime uniquement. Theo Hakola aurait pu s’arrêter là, jeter aux orties sa poésie ébouriffée et ses fantasmes d’écriture. Mais celui que la presse anglaise appelait « Baudelaire with an electric guitar » n’est pas homme à laisser sur le bord de la route dix années de travail. Ce rêveur lucide, rompu depuis ses plus tendres années aux valeurs ouvrières, reprend seul depuis trois albums l’héritage de Passion Fodder et se faufile toujours entre les étiquettes avec le récent Overflow. Pensif, pesant chacun de ses mots comme s’il devait encore préciser le sens de sa démarche, Theo Hakola préférera le charme des lieux anonymes pour contenir sa colère et justifier les valeurs de son combat : exigence, fidélité et courage.
Theo Hakola Quand j’avais 7 ans, je voulais devenir joueur professionnel de base-ball. J’étais une encyclopédie du base-ball, je connaissais tous les noms des joueurs, toutes les statistiques. Le base-ball est enlacé avec l’âme du pays et du peuple américain, c’est notre folklore. J’avais aussi les oreilles collées à la radio et je dois avouer que je rêvais de devenir rock-star. C’est contradictoire, je sais. Les groupes comme Nirvana, ce sont des losers qui, au lycée, refusaient le sport parce que ça permettait d’avoir une vie sociale. Faire de la musique est leur seule façon d’exister. Pourtant, Kerouac était un bon joueur de foot universitaire avant de devenir beatnik et Ken Kesey était un lutteur de haut niveau avant d’être l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou. J’ai arrêté le base-ball le jour où je n’ai plus été à la hauteur. Les bons joueurs de mon âge avaient grandi plus vite que moi. A 14 ans, je n’avais plus aucun de ces fantasmes. Depuis cet âge, j’ai conscience que l’industrie du sport est effrayante, immorale. Et pourtant, voir Michael Jordan faire ses coups fabuleux me tire les larmes des yeux autant que d’entendre L’Internationale.
Après une jeunesse américaine classique, tu mènes des études, tu deviens journaliste, prof, scénariste puis musicien, c’est un peu un parcours de touche-à-tout.
Toutes ces choses se nourrissaient entre elles. Il y a eu mes études dans l’Ohio et à la London School of Economics, puis l’histoire et la politique en Espagne ont, à une époque, complètement conditionné ma vie. J’ai fait mes études sur la question espagnole, je donnais des cours sur la guerre civile de 1936, j’avais même écrit un scénario qui a failli être tourné basé sur les témoignages des Américains qui avaient participé à la guerre civile.
Quand as-tu décidé de t’engager dans le Comité américain pour l’Espagne démocratique ?
Quand ils m’ont proposé du travail en 1975. J’avais appris que l’opposition démocratique exerçait une très forte pression et que des grèves insensées se mettaient en place contre le régime de Franco. J’ai éprouvé le besoin de participer au mouvement. Il faut dire que j’avais une pratique de l’engagement politique aux Etats-Unis depuis l’âge de 15 ans, dans le cadre d’activités écologistes, puis dans la lutte pour le droit à l’avortement et, surtout, le soutien à McGovern, lorsqu’il s’est présenté contre Nixon à l’élection présidentielle de 1972. McGovern était loin d’être parfait, mais il était le meilleur candidat présenté par les démocrates depuis longtemps et Nixon représentait tout ce que je déteste. Pour les élections, aux Etats-Unis, on mène un travail basé sur le porte-à-porte, un boulot chiant mais nécessaire. Le week-end, je dirigeais jusqu’à deux cents volontaires sur le terrain. Par la suite, j’ai compris que j’étais plus fait pour cette fonction d’organisateur que pour celle de théoricien. Malheureusement, McGovern s’est fait massacrer aux élections. Pourtant, à Spokane, ses résultats n’étaient pas mauvais, alors que c’est le coin le plus réac de l’Etat de Washington.
Pourtant, au début du siècle, Spokane était une place forte du syndicalisme ouvrier.
Aujourd’hui, on ne parle de Spokane dans les journaux qu’une seule fois par an : quand se tiennent les rencontres annuelles des Aryan Nations sorte de Ku Klux Klan pour Nordistes. C’est navrant. D’autant que ces types qui rejettent en bloc le système fédéral ou l’ONU sont les petits-fils ou les arrière-petits-fils de ces anarcho-syndicalistes révolutionnaires du début du siècle regroupés sous le nom d’IWW (Industry Workers of the World). Mon arrière-grand-père mineur et finlandais a participé à ces guerres de classes et mon grand-père était membre de l’IWW, en tant que bûcheron. Il devait cacher sa carte syndicale dans son chapeau pour ne pas être inquiété par les vigiles embauchés par les patrons. Soixante-dix ans plus tard, l’esprit libertaire de ces ouvriers, ce rejet, est passé d’un point de vue de gauche à une vision réactionnaire d’extrême droite.
Le gouvernement des Etats-Unis soutenait le régime de Franco. Le Comité américain pour l’Espagne démocratique n’a-t-il pas été surveillé par les autorités américaines ?
Lorsqu’on défend une telle position, on s’attaque forcément à la politique extérieure des USA et à leur soutien militaire à un fasciste. On ne donnait jamais les vrais noms espagnols dans nos conversations. J’étais beaucoup plus prudent lorsque j’intervenais en Espagne. Là, j’avais des carnets d’adresses codés au cas où je me serais fait arrêter. Surtout lorsque je transportais du matériel à imprimer, des ronéos, depuis Londres jusqu’à Madrid, ou lorsque je sortais d’Espagne des films clandestins qui montraient les manifestants descendus par la police. En 1975, la mort de Franco a été une coupure nette dans ma « vie politique ». Là-bas, au moment où la démocratie bourgeoise est arrivée au pouvoir, personne n’avait plus besoin d’étrangers pour soutenir la cause démocratique. L’Espagne avait géré ma vie, mes études et toutes mes relations sociales : à la coupure, j’ai un peu tourné en rond. En 77, je me suis fait engager dans un club de New York, Tramps, qui programmait des groupes. Au départ, j’y suis allé pour trouver un boulot de serveur ou de plongeur, mais ils étaient tellement désorganisés que je suis vite devenu sonorisateur-éclairagiste, puis programmateur.
En 78, j’ai voulu venir vivre à Paris pour apprendre le français et écrire, pas pour faire de la musique. Ce n’est qu’en 1980 que j’ai craqué. Trop de bonnes choses étaient nées du punk et je voulais réellement y participer. Je trouvais du Dylan dans Joe Strummer et ce baston politisé, parfois intelligent, m’avait tellement manqué dans ces années 70 vides. Moi, je voulais entendre du Pablo Neruda chanté.
Comment est né ton premier groupe, Orchestre Rouge ?
Au départ, avec mon savoir-faire « politique », je me voyais plus comme manager et parolier que comme chanteur. Je cherchais un groupe capable de faire des chansons pour mes textes. Par l’intermédiaire d’une petite annonce dans Libération, j’ai rencontré Denis Goulag et puis j’ai vite compris qu’il fallait essayer de chanter mes idées moi-même. Les années Orchestre Rouge ont été celles de l’apprentissage, je les ai vécues comme une deuxième adolescence. Les deux albums sont quasiment dépourvus d’intérêt aujourd’hui, nous étions incapables de nous produire nous-mêmes et il a fallu faire appel à des Anglais. Ces disques contiennent tous les défauts de l’époque. Mes meilleurs souvenirs d’Orchestre Rouge restent les concerts : je faisais impression et j’ai vite appris qu’il était plus facile de séduire un public en se roulant par terre qu’en chantant correctement cette donnée débile du rock m’agacera toujours.
Cette période d’apprentissage t’a-t-elle permis de gagner du temps avec Passion Fodder ?
Je ne savais pas comment ça marchait, je ne pouvais donc pas défendre mes choix. Au début de Passion Fodder, ma vision est devenue plus claire et, peu à peu, j’ai appris à l’injecter dans mes albums. J’ai compris que je ne pouvais pas déléguer la réalisation de cette vision. Il fallait que j’entende les guitares, les tableaux et la tempête que j’avais dans la tête. Pour moi, le dernier album What fresh hell is this’ est celui où on les entend le mieux.
Avec Passion Fodder, tu t’es réinstallé aux Etats-Unis. Comment les Américains ont-ils accueilli la musique d’un groupe franco-américain ?
Gentiment. Les journaux n’ont pas insisté sur le fait qu’on venait de France, mais ceux qui avaient conscience de notre « parisianité » l’appréciaient. La réaction qui m’a le plus attendri a été celle des Finlandais. Voir un type avec un nom finnois, Hakola, les a amusés au point que la presse en a rajouté et s’est mis à parler de « retour de l’enfant prodigue ». C’était trop, évidemment, mais c’était touchant.
Une légende veut que tu aies déchiré des bibles sur scène aux Etats-Unis.
C’est vrai. Même si j’ai passé la majeure partie de ma vie d’adulte en Europe, la situation politique aux USA provoque des réactions violentes chez moi. L’auteur Gore Vidal explique qu’il habite la plupart du temps à Rome pour « ne pas se sentir responsable » et pour rester plus clair dans ses analyses sur son pays, qu’il aime mais qui lui donne des ulcères quand il y est. Quand Passion Fodder est retourné là-bas pour la première fois, on a trouvé des bibles dans toutes nos chambres d’hôtel. Alors je les confisquais et dans l’ivresse du moment, quand c’était en accord avec la musique et le propos que j’y tenais, je les déchirais sur scène. Pour rire. La droite chrétienne reste le plus grand fléau aux USA, elle a infiltré le parti républicain, lutte pour l’enseignement du « créationnisme » et pour le droit de prier à l’école, elle est pour la répression des homosexuels, contre le droit à l’avortement…
Pourquoi avoir finalement dissous Passion Fodder ?
Humainement, Passion Fodder était épuisé après six années très intenses avec beaucoup de plaisir et peu de confort. Au début, j’aurais pu l’appeler « Theo Hakola » mais j’avais encore besoin de travailler derrière un nom de groupe. Par la suite, l’entente musicale et humaine est devenue telle qu’un groupe a bien pris corps. Avec le temps et les différends musicaux apparus au quatrième album, le groupe est peu à peu redevenu mon bébé et lors de la dernière tournée, le split était entendu. Il s’est fait assez proprement. Je vois encore tout le monde avec plaisir.
A la sortie de Fat Tuesday, le NME t’a présenté comme « Baudelaire avec une guitare électrique ». Fait-il partie de tes influences littéraires ?
Je ne me suis intéressé à Baudelaire qu’après avoir lu cette phrase du NME ! Mais en le découvrant, je me suis aperçu que je le connaissais déjà, mais à travers Desolation Road de Dylan par exemple. Dylan, c’est Baudelaire et Rimbaud rencontrant Woody Guthrie… Mes sources d’inspiration viennent d’autres poètes : Neruda, Cesar Vallejo, de l’histoire, de l’actualité et des romans. Depuis toujours, je revendique Carson McCullers comme une énorme référence. Elle m’est très chère pour son humanisme jusqu’au-boutiste, cette manière extrême de se mettre dans les pompes d’un autre comme elle le fait dans Le Coeur est un chasseur solitaire.
Avec Passion Fodder, tu as abandonné le chant en français. Pourquoi ?
L’anglais sera toujours plus naturel pour moi. Aux Etats-Unis ou en Angleterre, avec Passion Fodder, j’ai dans un premier temps pris conscience du bonheur d’être compris par la presse et par le public. L’écriture de chansons en français ne me pose pas de problèmes, mais c’est plus compliqué pour le chant. Je me trompe encore sur la torsion des mots ou sur la force avec laquelle je dois utiliser mon accent. Si on veut relancer le vieux débat entre les deux langues, je dirais que, de loin, le plus important est d’utiliser une langue qu’on maîtrise vraiment. L’anglais est un peu plus approprié au rock, mais je trouve logique de chanter Chère Maman (Je suis mort à Paris) ou Pierre profane, qui contient indirectement une citation de Baudelaire, en français.
Tu as plus l’image d’un protest-singer que celle d’un compositeur de chansons d’amour.
Ça me fatigue que les gens ne voient dans mes chansons que des propos politiques et contestataires, j’ai toujours fait des chansons d’amour : Eau qui saoule, Smoke and honey, Lucybel Lee… Avant tout, je parle de la vie, comme les bluesmen. Si on ne parle que de politique et d’aliénation sociale comme les Clash qui étaient incapables d’écrire une chanson d’amour , on ne parle pas vraiment de la vie. Dylan était grand à l’époque où il allait jusqu’au bout dans des chansons politiques extrêmes tout en écrivant des bijoux de chansons d’amour comme Visions of Johanna. Neruda a donné dans son oeuvre un Explico algunas cosas politique et meurtrier à côté d’hymnes à l’amour physique comme Agua sexual. Il n’est pas interdit de faire des passerelles et de se servir de l’amour pour parler de politique. Liberate me from New Year’s Eve ou Anne Marie comes back to me sur mon dernier album sont « des chansons politiques d’amour ou peut-être des chansons d’amour politiques »…
Comment t’es-tu retrouvé en première partie de la tournée européenne de Nick Cave cette année ?
Ils nous ont proposé de les accompagner sur six dates. PJ Harvey était avec eux et leurs commentaires sur notre concert m’ont fait chaud au coeur. Dans ce milieu, on se sent souvent très seul et être apprécié par les rares que l’on admire est réconfortant. Mais je ne pense pas suivre la même voie que Nick Cave. Nos mobiles sont nettement différents. Son écriture depuis deux albums est vraiment paresseuse. Ses histoires de meurtres et de viols, ses plongeons dans les marais m’agacent. C’est pourtant une des seules voix masculines qui puisse me toucher autant. Moi, je n’ai pas son côté baladin et je ne peux pas me permettre de faire des trucs comme lui, accompagné seulement au piano. Je tiens à faire ma musique et mes concerts à fond, comme si c’était le dernier à chaque fois. Les guitares qui tuent et leurs effets orgasmiques me sont vitaux. Ma colère grandit avec le temps et elle doit transparaître. Avec ou sans guitares qui tuent.
Comment ton dernier album s’est-il retrouvé sur le label dirigé par Noir Désir ?
Plus intègre que Noir Désir, tu meurs. Sans eux, ce disque ne serait pas là. Ça fait longtemps que personne ne sait par quel bout prendre mon côté « Américain féru de culture européenne dans ses textes et sa musique », qui est soit rock plein de larsens, soit folk. Des fois, être assis entre deux, trois, quatre chaises complique l’histoire. « Est-il français ? Américain ? Fait-il du rock ? De la country ? » Même si le mot évoque des choses que j’apprécie peu, je dirais que malgré tout, à la base, je fais du rock.
Depuis les débuts de Passion Fodder, tu as toujours fait allusion aux loups. Te troublent-ils à ce point ?
J’ai pour eux une fascination enfantine. J’en mets partout. Parfois, c’est un surnom de femme, une métaphore de la beauté et parfois je me mets à imiter les loups dans le micro. Ils ont un pouvoir de séduction qui tient à leur puissance, leur odorat, leur regard impressionnant. Je place les loups sur le même plan que le génie de John McEnroe, la voix de Billie Holiday et le jeu de guitare d’Hendrix. Je regrette vraiment leur absence, leur disparition est symbolique. Si les loups pouvaient parler, ils pourraient nous raconter comment les civilisations occidentales ont bouffé leur espace vital et nous dire ce que j’écris dans We’ve already eaten : « Nous (les Occidentaux) avons déjà mangé et il n’y a pas de place à table pour les autres. » C’est miraculeux que la nature aie pu donner un tel animal : il ne lui manque qu’un don, celui de pouvoir tuer à distance, comme nous, pour se défendre.
Theo Hakola Overflow (Grosse Rose/Musidisc).
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