Avec ce recueil de ballades somnambuliques, Charles Lloyd donne la preuve éclatante de sa renaissance créatrice. Dès les premières mesures de Georgia, célèbre thème des années 30 d’Hoagy Carmichael immortalisé par la version langoureuse qu’en donna Ray Charles bien des années plus tard et transfiguré ici sur un mode sereinement mélancolique , le ton […]
Avec ce recueil de ballades somnambuliques, Charles Lloyd donne la preuve éclatante de sa renaissance créatrice.
Dès les premières mesures de Georgia, célèbre thème des années 30 d’Hoagy Carmichael immortalisé par la version langoureuse qu’en donna Ray Charles bien des années plus tard et transfiguré ici sur un mode sereinement mélancolique , le ton semble donné pour ce disque magnifiquement apaisé, d’un classicisme formel apparent si somptueusement assumé qu’on pourrait paresseusement se satisfaire d’un tel verdict et se tourner aussitôt sans complexe vers des beautés aux charmes plus tapageurs. Ce serait pourtant passer là à côté des séductions vénéneuses et des fêlures secrètes d’une œuvre adulte, qui gagne indéniablement en mystère à être mise en perspective dans la carrière chaotique de Charles Lloyd, saxophoniste ténor de 62 ans en passe de se révéler sur le tard, au terme d’une inexplicable métamorphose, comme l’un des plus exceptionnels stylistes post-coltraniens.
Alors même que plus personne n’attendait rien d’un musicien si longtemps fourvoyé dans un mysticisme de pacotille, alternant retraites méditatives et come-back piteux, c’est au tournant des années 90 que ce virtuose volatile, gourou psychédélique s’enivrant soi-même de ses effets de style au point de souvent perdre le fil de spirales qui se voulaient ascensionnelles mais s’égaraient en incantations brumeuses vaguement spiritualistes , prit conscience qu’on ne pouvait s’élever sans prendre fermement appui au sol.
Entouré de quelques fidèles, dont le pianiste nordique Bobo Stenson, Lloyd entreprit alors une patiente et méthodique plongée aux racines de son art, travaillant humblement des fondations (blues, gospels, standards…) qu’il avait jusqu’alors délaissées au profit de paradis artificiels plus rapidement jouissifs mais aux effets secondaires dévastateurs. Le résultat fut à la mesure de l’ascèse : une série de disques sobres et dignes ponctués finalement ces toutes dernières années de réussites indéniables : Canto, Voices in the night et aujourd’hui The Water is wide, chef-d’œuvre de lyrisme introspectif, de simplicité et d’hédonisme fragile.
A la tête d’un quintette d’exception où chacun rivalise de lyrisme contrôlé, de retenue et de sobriété (le minimalisme ultrasensitif de la batterie bruissante de Billy Higgins ; l’inquiétante profondeur du toucher impressionniste de Mehldau au piano, son sens dramatique de la litote…), Lloyd et sa sonorité doucement étranglée, empreinte d’une fureur rentrée qui ne s’autoriserait que par bribes quelques libres échappées belles, se plongent dans l’éther de ballades somnambuliques, à la fois méditatives et profondément sensuelles dans leur façon de s’étirer mollement, comme arrachées aux limbes d’une étrange torpeur. Délicieusement mélancoliques, elles remontent à la surface, ensommeillées, avec encore çà et là des traces de rêves inavouables qui affleurent sous le voile : c’est cet entre-deux somnolent et érotique que ce disque, tout sauf académique dans sa beauté sereine, explore avec volupté. Charles Lloyd est enfin parmi nous…