Après quinze ans d’éclipse, le fantasque Kevin Ayers rayonne à nouveau dans un superbe album, à la fois épicurien et désenchanté.
La musique est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les mains des gens qui se prennent au sérieux. C’est, en filigrane et par intermittences, l’un des messages que Kevin Ayers a distillés tout au long de son parcours. Comme son pote Robert Wyatt, avec lequel il fonda au milieu des 60’s la cellule d’agit-pop Soft Machine, l’Anglais a l’étoffe d’une légende vivante. Comme lui, il a refusé d’enfiler cet habit de lumière trop amidonné, qui aurait entravé ses gestes et contrarié son appétit de liberté. Dans les années 70, Kevin Ayers a ainsi été une sorte de cousin lumineux et branleur de Scott Walker. Un grand beau gosse à la gorge profonde, tout désigné pour affoler le cœur des filles, mais qui a préféré régaler les amateurs de pop non alignée et de fantaisie poétique avec des albums comme Joy of a Toy, Shooting at the Moon ou Whatevershebringswesing.
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Un drôle d’oisif à l’humeur vagabonde, goûtant davantage la lumière nacrée de la Méditerranée que les spots blafards du théâtre rock, la compagnie des bons vins que la consommation de drogues dures, la noblesse des belles amitiés que l’infamie du music business. Un type détaché de tout, tellement soucieux de cultiver son imaginaire plutôt que son image qu’il finit par dériver à la périphérie du monde musical, au fil d’une petite dizaine de disques aussi sympathiques qu’anecdotiques, conçus comme autant d’éloges de la paresse. Après Still Life With Guitar (1992), le songwriter, oublié par l’industrie du disque, s’enferme même dans une bulle de silence pas vraiment choisie, mais qu’il n’aura pas eu le désir de faire éclater en démarchant des labels. « Je ne suis jamais entré dans le jeu du milieu musical, dit-il aujourd’hui de sa voix grave et traînante. Je déteste l’idée qu’il faut aller parler à untel parce que ça peut rapporter gros. »
Le hasard est parfois le meilleur allié des affranchis de son espèce. En 2006, il se présente sous les traits de Tim Shepard, un artiste américain croisé dans une galerie du sud de la France, où Ayers vit quasiment reclus. « Pour faire un disque aujourd’hui, il faut trouver de l’argent, des gens prêts à payer, et je n’aime pas faire ça. J’ai eu la chance de rencontrer Tim qui, après avoir écouté mes maquettes, a pris l’affaire en main. En plus, il avait des contacts avec des musiciens comme les New-Yorkais de Ladybug Transistor, qui ont accepté d’être mon backing band. » Au bout du compte, c’est une trentaine de musiciens qui se presse aujourd’hui au générique de The Unfairground, où des fans revendiqués comme Euros Childs (ex-Gorky’s Zygotic Mynci) ou Norman Blake (Teenage Fanclub) côtoient de vieilles connaissances comme Hugh Hopper ou l’exquise Bridget St. John. Un tel rassemblement de forces laisse planer la menace d’un tribute album déguisé, dont Ayers serait l’invité d’honneur plutôt que le maître de cérémonie.
Mais de l’ouverture en fanfare de Only Heaven Knows au bouquet final de Run Run Run, de la liqueur douce-amère de Cold Shoulders à l’aubade chaloupée de Baby Come Home, on s’aperçoit vite que tout l’art de l’Anglais est bien là, dans ces mélodies fines relevées par des cordes, cuivres et chœurs aux petits oignons. Ayers, ici, ne retrouve pas seulement la profonde légèreté de ses débuts : il lui donne une ampleur supplémentaire en abordant tous les thèmes qui le travaillent – la fuite du temps, les amis disparus, les amours dont l’absence s’éternise. « En vieillissant, on fait l’expérience d’un certain désenchantement. Mais j’ai voulu aborder ça avec humour et ironie, sans asséner de leçons. Je ne suis pas amer, la vie m’a bien traité. Bien sûr, il y a quelques larmes, mais je n’oublie pas que j’ai quand même bien rigolé. » Les chansons de The Unfairground ne l’oublient pas non plus : ces confidences d’un épicurien mélancolique résonnent comme autant de toasts émus et vibrants, portés en l’honneur d’une existence bien remplie.
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