En six années explosives, de 1968 à 1973, les Temptations auront, sous la direction audacieuse du producteur Norman Whitfield, transformé l’usine à tubes Motown en centrale atomique du psychédélisme noir et généré une demi-douzaine de chefs-d’ uvre. Une série de rééditions nous les livre enfin, bouillants comme au premier jour.
Parrainés par lui, couvés, abreuvés en chansons taillées sur mesure pour leur carrure de poids lourds des shows TV et des revues effervescentes produits par Motown, les Temptations furent longtemps la créature à cinq têtes de Smokey Robinson. Pendant six ans, de 1962 à 1967, la première incarnation des Tempts’ répondit ainsi aux souhaits de son mentor (qui ne faisait que relayer la stratégie hégémonique de Berry Gordy) d’arroser les hit-parades de tubes fruités capables d’étancher Noirs et (surtout) Blancs sans distinction dans leur soif d’une soul dépourvue de grumeaux sociaux et de pépins politiques. Equivalents mâles des Supremes dans l’écosystème Motown, les Temptations étaient donc beaux, élégants, disciplinés (leur célèbre chorégraphie parfaitement au point faisait l’admiration des téléspectateurs) et les combinaisons infinies de leurs cinq timbres pouvaient coller à tous les registres, de la ballade pure saccharine aux up-tempo fiévreux, des chansons de cabarets au doo-wop de leurs origines, de la pop au gospel ou aux chants de Noël. Bref, ils n’usurperont pas leur surnom d’Empereurs de la soul. Seulement, le véritable empire, celui dont ils n’étaient finalement que des sujets sans conscience, des pions noirs sur un échiquier bicolore, c’était d’abord Motown. Un empire devenu très vite une grande base stratégique où plusieurs généraux se disputaient les faveurs et les grâces du seul et unique vrai empereur : Berry Gordy. Norman Whitfield, l’un des autres généraux chargés des écritures et de la production maison, s’était lui aussi mis à la colle très tôt avec ces cinq fantassins à la surpuissance remarquable. C’est lui qui négociera le mieux ce tournant fabuleux entamé à la moitié des années 60 vers une musique soul un peu plus chargée en électricité et parée des vives couleurs modernes, n’hésitant pas à bâtir des ponts aériens avec le rock psychédélique qui s’élevait alors sur l’autre rive. Si Smokey voulait probablement (par fidélité et conservatisme vis-à-vis des valeurs consensuelles propres à Motown) maintenir les Temptations hors du ring, Norman Whitfield uvrera au contraire pour les introduire dans l’œil du cyclone psychédélique. Ainsi, pendant que les Miracles ou les Four Tops continueront d’arborer un profil glabre et exempt de toute intention subversive, les Temptations deviendront sous la houlette de Whitfield les pionniers chez Motown de la révolte à la fois esthétique et politique qui se fomentait par ailleurs chez Sly Stone ou les Impressions de Curtis Mayfield. Avec quelques saisons d’avance, ils ont entrouvert au sein même de la bulle Motown une fenêtre sur l’horizon dans lequel Marvin Gaye et Stevie Wonder apparaîtront sous un jour nouveau au début des années 70. Dès avril 1968, l’album Wish it would rain témoigne en direct de la mutation des Temptations en mettant en regard des morceaux produits par Smokey Robinson, comme Cindy, dans la pure tradition de l’usine à délices de Detroit, et d’autres totalement investis par Whitfield (Wish it would rain), ce dernier n’hésitant pas à user de bruitages concrets et à enrayer la belle mécanique ourlée d’antan pour lui substituer une puissante machine à groove. Mais sur Wish it would rain, les Temptations ne parlent encore presque exclusivement que d’amour, de fiancées qui se font la belle et de la solitude qui rend triste. Le vrai saut dans l’inconnu a lieu en février 1969, avec la parution de Cloud nine, album presque entièrement écrit par Whitfield en binôme avec son associé d’auteur, Barrett Strong, leur premier fameux coup d’éclat commun, I heard it through the grapevine, étant exécuté ici sous sa forme la plus crayeuse et brute. Whitfield se charge également de la production (guitares wah-wah, percussions haletantes, basses bazookas, guirlandes de claviers sous acides à la façon des groupes blancs de la West Coast) et tire parti au maximum de la nouvelle redistribution vocale des Temptations. Comme David Ruffin, lassé de n’être pas assez mis en valeur en tant que leader, avait quitté le groupe avant l’album pour se lancer en solo, les Temptations (qui avaient recruté Dennis Edwards pour le remplacer) retrouvaient tout au long de Cloud nine une espèce d’harmonie pacifiée où chacun tour à tour pouvait monter en leader à l’abordage des chansons. Des chansons qui désertent désormais de plus en plus le terrain sentimental pour occuper celui des luttes sociales et civiques, de la réalité urbaine (l’époustouflant Runaway child, running wild sur le désespoir des jeunes fugueurs), ou pour céder aux tentations psychotropes du moment (Cloud nine). L’ère psychédélique des Temptations, qui va durer six ans, témoigne d’un bouillonnement créatif et collectif quasiment sans relâche, dans une époque pourtant dominée par les personnalités solo et qui voit tous les groupes de la décennie précédente sécher sur pied ou voler en éclats. Certes, c’est Norman Whitfield qui dirige dans l’ombre la mise en scène à grand spectacle des albums Puzzle People (1969) ou Psychedelic Shack (1970) et c’est Barrett Strong qui en façonne le propos, de plus en plus rude et offensif. Sur le sans équivoque Message from a black man, Strong reprend à son compte le slogan I’m black and I’m proud de James Brown et entraîne les tièdes Temptations dans le chaudron contestataire du Black Power dont l’ébullition atteint désormais la force d’un torrent. C’est d’ailleurs un chef-d’ uvre torrentiel et cinglant, Ball of confusion (that’s the world is today), où il est question du Vietnam, de discrimination raciale et de désordre généralisé, qui leur permet d’aborder la nouvelle décennie en super-conquérants. Les cinq membres du groupe, qui soignent leur stylisme (chemises en satin bariolées, vestes de chasse, boucs et rouflaquettes taillés comme un jardin résidentiel) avec un peu plus d’ardeur que leur discours, se laissent peu à peu encercler et assombrir par le génie tentaculaire de leur producteur. Certes, ils enchaînent les grands albums à un rythme impressionnant (le splendide The Sky’s the limit de 71 et le moins inspiré Solid Rock de 72 ne figurent pas, malheureusement, au programme des présentes rééditions), mais leur horloge interne, soumise à trop de secousses et de chaos successifs, commence à sérieusement se détraquer. Paul Williams, qui picole comme un trou, voit sa santé piquer du nez et il ne se déplace plus sans sa tente à oxygène qui l’attend pendant les concerts juste derrière la scène. Il quitte le quintet en 1971 et, parvenu au fond du trou en 1973, il se donnera la mort d’une balle dans la tête. Quant à Eddie Kendricks, qui goûtait fort moyennement le virage « politique » imposé au groupe, il laisse tomber les Temptations pour aller roucouler en solitaire, également en 1971. Les trois « survivants », Otis Williams, Melvin Franklin et Dennis Edwards, accueillent alors deux nouveaux partenaires, Richard Street et Damon Harris. On croit que la splendeur des Temptations ne sera plus jamais la même et on se trompe encore une fois, car le tandem Whitfield/Strong possède une ultime cartouche qui donne lieu, au début de l’été 72, à un spectaculaire feu de Bengale. Papa was a rollin’ stone, travelling funky et extatique de douze minutes, constitue la pièce maîtresse de l’album All Directions, la plus grosse cylindrée jamais conduite par les Temptations au sommet des charts américains. C’est l’époque où explosent de partout les soundtracks blaxploitation mais les Temptations n’ont même pas besoin d’un film pour mettre en relief l’un des plus torrides scénarios expressionnistes de l’histoire de la musique noire, abondamment pompé par les futurs voleurs de groove du disco et du rap. Ils retenteront en 1973 la même cuisine avec Masterpiece, longue charnière centrale de l’excellent album du même nom, mais à température stationnaire au lieu de refaire grésiller leurs infernales résistances. Quand Norman Whitfield quitte le giron de Motown en 1975, c’est comme si les Temptations se décharnaient soudainement et que leur sang se glaçait sur place. L’album A song for you, dernier de cette série de rééditions, louche vers le disco et la crème soul-pop, mais surtout vers la sortie. Moins d’une décennie aura passé et les Temptations, comme échappés de plusieurs fabuleuses saisons en enfer, redeviendront un groupe vocal « normal » et tempéré qui amuse encore aujourd’hui les croupiers de Las Vegas au hasard de désuètes tournées commémoratives.
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Série de 4 fois 2 albums en 1 chez Motown/Universal : Wish it would rain/In a mellow mood ; Cloud nine/Puzzle people ; Psychedelic Shack/All Directions ; A song for you/Masterpiece.
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