Raw Power, l’album fondateur du punk, fit entrer les Stooges dans la légende en même temps qu’il signait leur arrêt de mort. Il ressort aujourd’hui en version deluxe. Mais en 1973, le disque et sa tournée ne furent que violence et provocation. Récit d’une épopée destroy et écoute de la réédition.
“Il passera les seize premières années de sa vie dans les vingt mètres carrés d’une caravane sans nulle part où aller, où se cacher”, raconte son amie et biographe Ann Wehrer. “J’ai été élevé dans un étui à cigare en métal, entre une route et des rails de chemin de fer, avec la musique pour seul refuge”, ajoute l’intéressé. D’abord batteur, sa rencontre avec les frères Asheton allait le révéler chanteur et performeur. Conforme à l’“esprit Stooges”, Iggy a toujours manifesté une tendresse un peu particulière en évoquant leur première rencontre : “C’étaient des porcs immondes, doublés de délinquants juvéniles les plus paresseux à avoir vu le jour.”
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Ron Asheton demeure, il est vrai, un personnage insolite. Il montait sur scène déguisé en officier SS, avait aménagé chez lui un véritable sanctuaire à la gloire du IIIe Reich et jouait de la guitare comme d’une dague. A propos de Dave Alexander, Iggy n’est pas moins délicat : “C’était un gars aux cheveux orange originaire de Whitmore Lake, dont la spécialité est d’enfanter des dégénérés.” Certes, Alexander sniffait de la colle depuis l’âge de 12 ans, carburait au Seconal, un puissant anxiolytique, et buvait comme un trou. Mais sans cela, quid de la sinistre volupté dans laquelle se vautraient leurs concerts ? De cette paresse sensuelle teintée de menace sous-jacente qui traverse leurs chansons ?
[attachment id=298]En écoutant leurs albums, on peut difficilement oublier qu’ils proviennent du coeur industriel de l’Amérique et de sa ville la plus violente : Detroit. Le guitariste de Patti Smith, Lenny Kaye, a résumé ainsi le rock de Detroit de la fin des années 1960 : “Là où cette ville mettait en avant les vertus de la bienséance et les valeurs de la classe moyenne, son rock faisait au contraire l’apologie de la vie sauvage en milieu urbain, des drogues et de la transgression de tous les tabous.”
Pourtant en 1971, les Stooges sont quasiment morts et Iggy végète à New York quand on le présente à David Bowie, fan déclaré du groupe, et à son manager Tony DeFries. DeFries propose de l’engager à MainMan, sa boîte de production où figurent déjà Lou Reed et Mott The Hoople, dans la perspective de lui faire enregistrer un album à Londres.
Une nouvelle carrière s’ouvre devant lui. En Angleterre, Iggy est une légende. Aux Etats-Unis, il n’est qu’un loser et un drogué. Regonflé, il retourne à Ann Arbor et prend contact avec un certain James Williamson, oubliant en route les frères Asheton. Williamson est un guitariste brillant qu’Iggy a rencontré à l’époque des Chosen Few, groupe dont Ron Asheton fut le bassiste. Il vient de terminer ses études dans un établissement disciplinaire de New York où son père l’a expédié. Iggy dit ainsi de lui qu’il est “Lucifer”, un compliment dans sa bouche.
Diabolique se révèle en effet leur collaboration. A deux, ils composent de nouvelles chansons à partir de riffs de guitare à la brutalité concise, à l’envoûtant maléfice. Un pacte les lie qui n’est pas seulement musical. Ils doivent s’aider mutuellement à décrocher de l’héroïne. Williamson devient l’alter ego d’Iggy. Quand ce dernier tombe un soir par hasard sur Ron Asheton, il lui annonce de but en blanc qu’il vient de signer un contrat avec Columbia et part pour Londres avec un autre guitariste. Asheton n’en croit pas ses oreilles.
“C’est comme ça que tu traites ceux qui ont fait le groupe avec toi ? Comme de la merde ?” L’ironie, c’est que deux mois plus tard, le chanteur doit rappeler les frangins à la rescousse. “En studio, nous avions essayé des tas de musiciens anglais pour jouer les parties rythmiques mais aucun ne faisait l’affaire”, se souvient Williamson. Sans la moindre perspective, les Asheton débarquent à Londres et s’efforcent de ravaler rancoeur et fierté. Surtout Ron qui est rétrogradé bassiste.
Comme le dit Iggy : “Le rock n’a rien d’un conte de fées.” Il n’est même souvent que le reflet déformé de la vraie vie avec son lot d’ingratitudes, de trahisons et d’amertumes. Avec sa part d’héroïsme aussi. De tout cela, Raw Power fera sa nourriture. Entre juin et août 1972, les Stooges répètent six jours sur sept dans un studio loué par MainMan. Ils sont clean, mangent macrobiotique, perçoivent un salaire hebdomadaire de 150 livres.
Sauf que rien n’avance. “Chaque matin, le groupe se mettait en ordre de bataille et se rendait en studio comme on monte au front, avec le sens du devoir à accomplir. Au bout de deux mois, les gars m’ont dit : “Iggy, on répète pourquoi au juste ?” C’était comme dans Le Pont de la rivière Kwai, et moi j’étais dans la peau d’Alec Guinness. Oui, au juste, pourquoi construisait-on ce foutu pont ?”
En attendant, le groupe donne un concert mémorable au King’s Cross Cinema, où sera prise la photo de pochette de Raw Power. Le chanteur, lèvres noires, cheveux argentés, pantalon lamé, y étire un corps de liane avec une grâce nijinskienne. Mais l’éclaircie est de courte durée. Tony DeFries, trouvant les maquettes des morceaux anticommerciales, en exige d’autres. Du lot, il ne retient que Search & Destroy, Penetration et le riff de Tight Pants qui va donner Shake Appeal. Ecrites par Williamson et Iggy dans un mélange explosif d’urgence et de frustration, les nouvelles chansons deviennent des appels au secours (I Need Somebody), des ultimatums (Gimme Danger), des psaumes nihilistes (Death Trip).
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