Fuyant courageusement les rituels du rock américain qui ont participé à leur avènement, les Smashing Pumpkins publient avec Adoreun album apaisé et mélodique, que leur leader Billy Corgan qualifie de « disque de musique folk ». De rencontre new-yorkaise en éclaircissements biographiques, propositions d’explication de cette métamorphose majeure, qui pourrait contribuer à changer le visage du rock contemporain outre-Atlantique.
Proposition numéro un : Billy Corgan est un ange. Et on peut le prouver. En commençant par énoncer ses vertus les plus vitales : grand mélodiste, heureux détenteur d’une authentique voix d’écorché vif et beau cerveau au service d’un des rares gros groupes américains capables de tirer le rock vers le haut. Puis en dressant la liste des petits miracles qui éclairent la discographie souvent étouffante de ses Smashing Pumpkins. En insistant plus précisément sur ces ballades exemplaires pour lesquelles Corgan s’est littéralement crevé le coeur Disarm, Spaceboy, Lily (my one and only) , exhibant là, sur des mélodies belles à pleurer, la profondeur et la puissance de son souffle intérieur.
Billy Corgan est un ange, et pas seulement sur disque. Ceux qui ont eu le privilège d’assister à une vraie performance live de son groupe un de ces concerts où la grâce parvenait à prendre le dessus sur les muscles se souviendront l’avoir vu s’élever de quelques mètres au-dessus de ses partenaires, la mine réjouie, pendant 1979 ou Tonight. Mais chez Corgan, les ailes du désir battent trop vite : un appétit démesuré qui lui vaut, aujourd’hui encore, nombre de détracteurs et d’ennemis.
Depuis la formation des Smashing Pumpkins en 87, il a voulu être deux hommes à la fois : un Leonard Cohen à voix d’enfant et un Ozzy Osbourne crédible, intelligent. Trop de rêves pour une seule tête, trop d’ambition pour un monde, celui du rock binaire à guitares saturées, où l’abondance des idées passe systématiquement pour de la fatuité. Et pourtant, sans se presser, le temps a joué en faveur de Corgan et de son groupe. Après dix ans d’un long dérapage artistique plus ou moins contrôlé, les Smashing Pumpkins proposent en effet une somme, une possible conclusion : un album nommé Adore, où l’homme le plus déchiré du rock américain recolle ses morceaux et fait une croix sur son passé.
Adore : un disque de fin d’époque, une invitation vers « autre chose ». Aux Etats-Unis où le rock se cherche désespérément un futur comme ailleurs, Adore va surprendre et dérouter. On entend déjà les railleries : un disque froid, déserté. Comme Massive Attack il y a quelques semaines, les Smashing Pumpkins vont avoir droit à leur procès en sorcellerie, accusés d’avoir pactisé avec les fantômes de la new-wave ce qui n’est pas totalement faux. On leur reprochera aussi d’avoir mis les guitares en sourdine, d’avoir renvoyé les batteries folles d’hier dans les livres d’histoire. On se gaussera de voir les Smashing Pumpkins devenir adultes, raisonnés la honte.
Et puis d’ici quelques semaines, quelques mois, on mesurera mieux l’effet Adore, un disque qui pourrait effectivement changer la face du rock américain, définir une nouvelle donne : moins de métal, plus de velours, plus de soie. Si le grunge est bel et bien mort avec Kurt Cobain, alors Adore enfonce le dernier clou dans son cercueil et invite le rock américain à danser tout autour, joyeusement.
Proposition numéro deux : Billy Corgan est un monstre. Tout le monde vous le dira, à commencer par son entourage immédiat. Confession d’un associé des Smashing Pumpkins en France : « Tout ce qui l’intéresse, c’est le pognon. Ce qui ne retire absolument rien à son génie créatif. » Même son de cloche fêlée dans les médias aux Etats-Unis comme en Europe, où l’on redoute le chef d’entreprise Corgan et ses méthodes musclées interviews sous haute surveillance, absence totale d’improvisation, de générosité intellectuelle.
Pourtant, en ce jour de réception new-yorkaise, c’est avec un franc sourire et une poignée de main d’homme solide que Corgan, de belle humeur, nous accueille. On le charrie un peu au sujet des contrats ridicules que l’entourage du groupe a souhaité (sans succès) faire signer aux journalistes présents exemple de clause : l’entretien n’appartient plus au journaliste ou à son journal, mais au groupe ; ou encore, le reporter devra des dommages et intérêts au groupe si son article n’est pas publié dans un délai déterminé. Lui rit tranquillement, invoquant « le besoin de se protéger contre tous les gens qui ont voulu nous exploiter ». Suivent cinq minutes de discussion amusante sur le même thème glissant : « Tu sais que tu es devenu aussi dur à approcher que Bill Clinton ? » Réponse hilare : « Vraiment, il est aussi dur à approcher que moi ? » Ses meilleures armes d’homme public : un sens aigu de la dérision, une intelligence particulièrement raffinée et la force combinée et troublante d’un regard pénétrant allié à une voix de jeune adolescent. Confronté à ce grand corps de gamin trentenaire, pas de repli possible : on ne peut que se ranger gentiment à ses côtés, se rallier à sa cause. « Que feriez-vous à ma place ? Je suis le leader d’un groupe que les gens adorent détester, je suis quand même bien obligé de me protéger un peu. » Si Corgan est un monstre, alors c’est un gentil monstre. Il y a du Tim Burton chez cet homme-là. De l’univers du rock, il est l’Edward aux mains d’argent. Un coeur énorme, du chagrin plein les veines, mais une foutue incapacité à trouver sa place dans le monde.
Corgan, comme l’Edward imaginé par Burton, a des ciseaux à la place des mains, des saloperies tranchantes qui l’auront longtemps privé du plus grand des bonheurs pour un songwriter : écrire des choses simples, claires, évidentes. Pendant des années, Corgan personnage paranoïaque, insatisfait chronique a écrit des débuts de classiques, des amorces de chefs-d’oeuvre que ses doigts affûtés comme des couteaux ne pouvaient s’empêcher de saboter. L’esprit était en quête de velours mais le corps ne savait manier que le métal : ainsi sur Gish, le très pataud premier album des Pumpkins, où pointaient toutefois quelques belles promesses d’épure. Pendant longtemps, Billy Corgan n’a été autre chose qu’une vaste contradiction : un modèle de schizophrénie, un trésor pour psychanalyste. Dans sa musique comme dans sa tête, la même question obsédante : suis-je un ange ou un monstre ? En ce printemps 98, notre présence à New York tient à une interrogation qui découle de la précédente : Billy Corgan a-t-il trouvé la réponse ?
Toute la carrière des Smashing Pumpkins s’est construite sur cette énigme existentielle, sur ce besoin de se situer. Pourtant, au départ, pas l’ombre d’un doute : l’enfant Corgan est bel et bien un ange. Ses parents, comme ses oncles et ses tantes, gardent le souvenir d’un petit garçon tranquille, plutôt timide. Né au printemps 1967, il a passé les cinq premières années de sa vie sans se faire remarquer dans une banlieue aisée de Chicago, entre un père musicien de session et une mère employée de bureau. Et puis l’accident de parcours est venu déchirer la photo de famille : un divorce qu’il ne digérera jamais vraiment. Après deux courts séjours tumultueux chez ses grands-mères, il finira par vivre sous le toit de son père et de sa nouvelle épouse, une femme qu’il considérera dès lors comme sa véritable mère. « Pourquoi m’avoir fait venir au monde si c’était pour ne pas s’occuper de moi ? », demandera-t-il quelques années plus tard à sa génitrice par voie de presse, lors d’une des premières interviews majeures des Smashing Pumpkins.
Adolescent condamné à la solitude « A l’école, je restais seul pour ne pas avoir à parler de mes parents » , il n’aime que le base-ball et le basket, s’ennuie au cinéma, préfère les livres. Il se trouve trop grand pour son âge deux têtes de plus que les gosses de sa classe et se croit incapable de parler aux filles. Parce qu’il passe son temps devant la télé, il lui faudra encore quelques années avant de conclure un pacte avec le rock. C’est que pour lui, dont le père part de longues semaines en tournée avec des groupes de rhythm’n’blues de Chicago, la musique ressemble davantage à un sacerdoce mal payé qu’à une source d’apaisement. Jusqu’au jour où il tiendra, pour la première fois de sa vie, une guitare électrique dans ses mains : une affreuse machine à hard-rock en forme de V. « Ce fut une révélation, d’autant plus que le pote à qui elle appartenait ne savait pas en jouer mais se contentait d’en tirer un boucan infernal, ce que je trouvais extrêmement excitant. »
En quelques mois à peine, Corgan apprend à jouer. A 18 ans, il déserte la maison familiale, s’installe en Floride où il fonde The Marked, premier groupe balbutiant un rock gothique assez ridicule. L’aventure ne dure pas et c’est finalement à Chicago qu’il revient pour donner vie à un projet plus conséquent. Dans sa chambre, quelques disques seulement : Black Sabbath et Led Zeppelin principalement. Tout près de la platine, n’en croyant pas ses oreilles, un copain croisé en fac d’arts graphiques : un jeune Américain d’origine japonaise nommé James Iha.
L’année 86 vient de s’achever lorsque Corgan se met en tête d’apprendre à son seul ami ce qu’il sait des guitares électriques c’est-à-dire pas grand-chose, cinq ou six accords basiques et une technique imparable pour faire du bruit : monter l’ampli à pleine puissance. Quelques semaines plus tard, maîtrisant un peu mieux leurs guitares de débutants, ils ont cinq ou six chansons en poche. Bruyantes, les chansons. Bruyante, également, leur toute première rencontre avec une jeune follasse du coin, D’Arcy Wretzy, drôle de pouliche du Michigan portant bottes de cuir et jeans serrés : les habitués de l’Avalon, un club louche de Chicago, se souviennent encore du grotesque affrontement qui opposa, en 87, la donzelle passablement éméchée et les deux potes en goguette. Quelques jours plus tard, Corgan, Iha et Wretzy étaient ensemble dans un local de répétitions du quartier.
A peu près aussi douée à la basse que les deux garçons aux guitares, D’Arcy fut en tout cas celle qui scella l’existence des Smashing Pumpkins et réussit à convaincre ses nouveaux amis de retourner à l’Avalon, sur scène cette fois. Pour leur premier concert, les trois Smashing Pumpkins sont accompagnés d’une boîte à rythmes minimaliste et ne jouent que devant une cinquantaine de personnes. Ils parviennent toutefois à attirer l’attention de quelques promoteurs locaux au bras long. C’est par l’intermédiaire de l’un d’entre eux qu’ils rencontreront Jimmy Chamberlin, batteur local en quête d’un groupe « capable de devenir l’équivalent américain des Anglais de Squeeze ». Si Chamberlin est mal tombé, les Smashing Pumpkins, eux, ont tiré le bon numéro, leur nouvelle recrue s’avérant être un redoutable frappeur doté d’une précision décisive.
A quatre, le son des premiers brouillons s’épaissit rapidement : l’écriture est sans finesse, grossière, mais l’énergie des premières fois suffit à attirer les curieux aux concerts. Corgan, persuadé d’avoir composé l’équipe parfaite des musiciens peu compétents dont il pourra modeler le jeu selon ses propres désirs , se bâtit vite une réputation d’ambitieux sur la scène rock de Chicago. En représentation permanente, il trouve sans difficulté des concerts pour les Pumpkins et persuade même un petit label local, Limited Potential, de faire paraître deux chansons sur un 45t, I am one s’imposant aisément en face A. Parce qu’il a du nez, Billy Corgan a l’heureuse idée de faire produire ses chansons par Butch Vig, le futur metteur en son du Nevermind de Nirvana et membre fondateur, quelques années plus tard, de Garbage.
A Seattle, les activistes du label Sub Pop leur font enregistrer un second single, qui permet au groupe de décrocher son contrat chez Virgin. C’est toujours dans cette même maison de disques qu’ont lieu, en ce printemps 98, les rencontres du groupe avec la presse. Les jambes croisées sur un canapé de cuir, dans un bureau à l’écart de l’agitation de rigueur, Billy Corgan feint la fatigue lorsqu’on l’interroge sur le chemin parcouru depuis 1987. « J’avais 20 ans, j’en ai plus de 30 aujourd’hui. Tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est qu’on peut faire énormément de chemin au cours de ces dix années-là, peut-être les plus importantes dans la vie d’un homme… Quand j’ai lancé le groupe, je crois que j’étais un jeune type assez décidé. Je savais parfaitement où je voulais aller et les événements m’obligent à admettre que j’ai plutôt réussi. »
Près de lui, D’Arcy et James Iha restent impassibles. Comme toujours. Corgan parle pendant qu’eux se contentent d’être là, mollement présents. Parce qu’il est écrit dans le règlement de l’entreprise Pumpkins qu’ils participent aux interviews au même titre que leur chanteur, on leur pose deux ou trois questions complaisantes, auxquelles ils répondent ou ne répondent pas. Puis ils retombent dans leur profond silence, bercés par la voix d’enfant triste de Corgan le bavard. « Mais je n’avais pas tout le bagage technique nécessaire pour parvenir rapidement à mes fins. Et puis j’étais décidé à laisser le hasard jouer son rôle. Quand je dis « hasard », je veux dire la fatalité, le danger… Je ne voulais pas d’un groupe trop sage, trop professionnel face à l’écriture et à la scène. J’ai longtemps été très excité à l’idée de déraper, de perdre le contrôle du groupe. L’idée de flirter avec le vide me fascinait. »
On pourra faire tous les procès du monde aux Smashing Pumpkins et à leur leader sans partage, mais jamais leur reprocher de manquer de poésie : Billy Corgan, comme Tim Burton, en a un sens inné, maniant mots et images dans une savante économie de lyrisme retenu et de romantisme affirmé. Déjà, sur Gish, le premier album paru en 91, une intrigante illustration flirtant au verso avec l’imagerie religieuse tranchait avantageusement avec la photo du recto portrait d’un banal groupe de rock metal. Même sensation à l’écoute des textes : le monde des Pumpkins ne serait jamais simple à circonscrire, nettement plus riche, poétique et personnel que les guitares sans distinction lui servant d’oriflammes. « Notre ligne de conduite a été très claire dès le début : le groupe doit être capable de faire ce qu’il veut, en se moquant complètement des règles imposées par le monde du rock », avait prévenu Billy Corgan.
Les mois qui suivront donneront de l’épaisseur à ses propos : en concert, le groupe commence à varier les couleurs, passant du rouge fusion (couleur primaire) aux teintes pâles de quelques interludes acoustiques. Dans la presse, on évoque alors les inévitables Black Sabbath et Led Zeppelin, les Pixies et My Bloody Valentine, mais aussi les Beatles, invités-surprises dans le monde d’un groupe qui se découvre de nouvelles aspirations : peu à peu, le puzzle Smashing Pumpkins se met en place.
Grande chance pour Billy Corgan et les siens : Gish est sorti dans le commerce le même jour que Nevermind et le succès phénoménal du second privera le premier d’une exposition qui aurait fatalement desservi ses auteurs. Relégués dans l’ombre de Nirvana, les Smashing Pumpkins auront le temps d’apprendre leur métier sur la route tout en se construisant une base de fans fidèles, à l’ombre du mouvement grunge. Et pendant que Gish s’éteindra tranquillement, après de longs mois de tournée où le groupe jouera de plus en plus souvent des titres acoustiques, Billy Corgan aura tout le temps d’affûter ses ciseaux d’artisan songwriter.
A ce stade, il faut absolument le rappeler : un homme, très tôt, sentit que l’usine à métal se fissurait. C’est Bernard Lenoir, heureux initiateur d’une session acoustique parisienne, retransmise par France Inter, au cours de laquelle Billy Corgan dévoila, de manière particulièrement brillante, ses grands projets d’avenir. Avec sa voix d’ange défait et ses mélodies venues d’ailleurs, Corgan mit les ondes à genoux.
Dans le privé, pourtant, les Pumpkins ne sont pas au mieux après Gish. Au cours de la longue tournée, le couple fragile formé par Iha et D’Arcy s’est violemment déchiré, l’un après l’autre menaçant de quitter le groupe. Autres motifs de tension : les premiers contacts appuyés entre Chamberlin et la drogue, puis le questionnement incessant des journalistes américains à propos du fonctionnement du groupe. Accusé de despotisme on entendra dire que Corgan a joué toutes les notes de guitare et de basse de Gish , le leader des Pumpkins quittera plusieurs fois les interviews en claquant la porte, refusant de s’expliquer. Sept ans plus tard, la même question l’amuse carrément. Puis, bien décidé à défendre sa grande idée d’une vie artistique construite sur le partage : « J’ai besoin des autres, besoin de James et D’Arcy pour poursuivre cette aventure. Je n’ai jamais voulu jouer seul. »
Si le groupe a besoin d’un sérieux audit intime après Gish, son entourage persiste à élargir son auditoire et réalise un joli coup en plaçant une chanson des Pumpkins sur la BO du gentil navet grunge Singles. Mais l’argent généré par ces prémices de gloire divise le groupe, Corgan reprochant à ses amis et surtout à Chamberlin de détourner des profits collectifs à des fins (de défonce) personnelles. Au même moment, Billy se sépare de celle qui deviendra finalement, quelques mois plus tard, sa femme, et confesse à des amis qu’il a plusieurs fois songé à mettre fin à ses jours au cours des semaines précédentes. Vacances pour tout le monde.
Trois mois plus tard, les Smashing Pumpkins tels que nous les connaissons aujourd’hui naissent vraiment. Complètement retapé grâce, entre autres, au soutien d’un psy , Corgan propose un pacte à Iha, D’Arcy et Chamberlin : désormais, et après l’acceptation de tous, il sera seul maître à bord. Simples musiciens, les trois Pumpkins auxiliaires devront se concentrer uniquement sur leur instrument, bosser plus dur et mettre un terme aux folles dérives noctambules qui ont fait leur réputation en tournée. Pour Corgan, c’est « ça ou la fin du groupe ».
C’est le producteur anglais Alan Moulder, choisi pour son travail avec My Bloody Valentine la grande influence de Corgan en 92 , qui dirige les sessions de Siamese dream, le deuxième album des Pumpkins. Pas fou, Billy a pris soin d’inviter Butch Vig à participer au montage du disque, en qualité de coproducteur en charge du mixage. Corgan lui-même sera en permanence présent des deux côtés de la table de mixage, donnant son sentiment sur chaque choix sonique lorsqu’il n’est pas occupé à chanter ou à jouer de la guitare.
En studio, D’Arcy et Iha sont à la peine, incapables d’être en phase avec le cerveau bouillonnant de leur leader. Plusieurs fois, Corgan leur arrache leur instrument des mains pour jouer lui-même, en quelques minutes à peine, la partie désirée. « J’ai vécu toutes ces difficultés de manière très personnelle, explique-t-il dans une interview de 93. Pour moi, c’était comme être un enfant abandonné pour la seconde fois de ma vie. J’avais l’impression que mes amis me lâchaient, qu’ils me trahissaient… J’ai trop souffert quand j’étais môme pour accepter de me faire baiser une nouvelle fois aujourd’hui. C’est mon groupe et je ne laisserai personne saboter ces chansons. Je ne ressens aucune culpabilité à jouer moi-même ce que j’entends dans ma tête, ce n’est absolument pas une poussée de mégalomanie : c’est simplement la seule façon pour moi d’arriver à mes fins… J’aime ces musiciens, ce sont des amis très chers, mais ils doivent comprendre ce qui est vraiment important pour moi. »
Les treize chansons de Siamese dream voient finalement le jour pendant l’été 93. L’un des titres phares du disque, Cherub rock, est un écho désabusé au Smells like teen spirit de Nirvana, dans lequel Corgan, comme Cobain un peu plus tôt, brocarde l’esprit jeune « Tous ces gens qui nous tiennent par les chevilles nous empêchent d’être un groupe libre. » Malheureusement, c’est encore une fois en s’appuyant sur des constructions métalliques de plus en plus rouillées et grossières que ce Musclor qui s’ignore formule ces propositions de renouvellement : hormis quelques vraies réussites, Siamese dream est un coup d’épée dans l’eau, les saletés de ciseaux de l’Edward écervelé ayant encore accompli leur travail de sape.
Du côté des textes, c’est plus clair, plus simple à lire. Ainsi sur Rocket : « I torch my soul to show the world that I am pure deep inside my heart » (« Je brûle mon âme pour montrer au monde qu’à l’intérieur mon coeur est d’une grande pureté ») ou sur Spaceboy, confession saisissante écrite pour le jeune frère autiste de Billy. Siamese dream : titre parfait pour ce siamois du rock, pour ces deux moitiés d’homme collées l’une à l’autre l’une tourmentée, malade, l’autre en quête de paix. Un disque pour rien, qui dit simplement que la prochaine fois sera la bonne. Et qui se vend quand même, mine de rien, à 5 millions d’exemplaires.
Lors de notre rencontre à New York, l’intrigante D’Arcy parlera peu. Sauf au moment d’évoquer Siamese dream et quelques souvenirs de vertige collectif. « A cette époque, sur scène, on jouait de plus en plus vite, de plus en plus fort. Je me souviens avoir souvent tenté de mettre les autres en garde : attention, si on continue comme ça, on va finir dans le mur. » Corgan confirme : s’il est devenu le créateur exclusif du groupe, la bassiste des Pumpkins a pour sa part hérité des fonctions de conscience morale du groupe. « Elle est à la fois très sensible et assez extrême dans ses jugements. D’Arcy, c’est le chien de garde du groupe : rien n’est décidé sans son accord et si on se perd en route, c’est toujours elle qui tire la sonnette d’alarme. A l’époque de Siamese dream, nous avions vraiment besoin de sa lucidité. »
Après une année 1994 passée en grande partie sur la route, une singulière idée naît dans le cerveau gourmand de Billy Corgan : puisqu’il se sait incapable de choisir entre le jour et la nuit, entre le blanc et le noir, son prochain album sera double. C’est que ce songwriter récemment converti à l’écriture au piano n’a jamais été aussi prolifique : près d’une centaine de chansons en quelques mois. « Je sais que le concept d’un double album est considéré comme un sommet de ringardise dans le rock actuel, mais je m’en fous : j’ai trop de choses à dire et des choses trop compliquées pour me contenter d’un disque normal. Je ne serai jamais Kurt Cobain, je ne serai jamais un type qui écrit des chansons de trois minutes », explique-t-il alors à un magazine américain.
Dix mois de studio seront finalement nécessaires pour venir à bout des vingt-huit chansons et cent vingt et une minutes de Mellon collie and the infinite sadness, leur extraordinaire troisième album paru en 95. Cette fois, Flood, producteur anglais spécialiste des machines et des programmations, est venu seconder Alan Moulder et Corgan. Ensemble, ils parviendront à sublimer le son des Pumpkins en évitant toute idée médiane, tout compromis castrateur.
En vérité, sur Mellon collie and the infinite sadness, il y a désormais trois groupes en un. Celui qui persiste, signe et saigne dans le metal : c’est une machine terrifiante, énorme, désormais imbattable sur ce terrain de feu et d’acier on s’abstiendra de faire écouterTales of a scorched earth à un convalescent. Ensuite, il y a le grand groupe romantique de Billy l’androgyne, celui de Tonight, tonight, de Lily (my one and only), de Farewell and goodnight. Celui qui affectionne l’imagerie enfantine le livret de l’album en regorge et se rêve moins mâle, moins adulte. « Pendant des années, j’ai voulu être une fille. Pas de manière sexuelle, mais juste pour ne pas ressembler aux hommes, avec leurs manières stupides et vulgaires. » Enfin, il y a le troisième groupe, celui qui partira plus tard enfanter Adore. Celui-là signe 1979, peut-être la meilleure chanson de l’histoire du groupe : un condensé de tous ses talents spécifiques instinct mélodique, intensité de la voix sur lequel viennent se greffer une concision apprise au cours des années et une profondeur d’âme enfin totalement assumée.
Dans sa globalité, Mellon collie and the infinite sadness est un disque de dément, la création surnaturelle d’un maniaque aux idées longues. Follement inspiré et audacieux, c’est aussi l’oeuvre d’un bosseur insatiable, d’un perfectionniste hanté par la peur d’échouer. Entre le fruit et le poison, entre la paix de l’âme et le règne des démons intérieurs, Corgan a une nouvelle fois refusé de faire son choix, persuadé de pouvoir exister dans deux mondes que tout semble opposer. Persuadé, surtout, qu’à force de travail et de sacrifices son mariage s’est dissous après quatre années il finira par se sentir chez lui, quelque part, un jour. En attendant, Corgan peut en tout cas compter sur la dévotion de plusieurs millions de fans, Mellon collie and the infinite sadness devenant rapidement un succès commercial gigantesque, d’autant plus impressionnant qu’il s’agit d’un double album et d’une oeuvre particulièrement complexe.
Mais le drame rattrape vite le groupe : les Smashing Pumpkins n’oublieront jamais le 12 juillet 1996. Ce jour-là, à New York, Jimmy Chamberlin et son pote Jonathan Melvoin un musicien de 34 ans responsable des claviers sur la tournée américaine du groupe sont allés se fournir en coke et en héroïne chez un dealer qu’ils ne connaissent pas. Melvoin, après six heures de délire et de souffrances abominables, meurt aux petites heures du matin. Chamberlin, retrouvé inconscient à ses côtés, n’a pas réussi à appeler les secours à temps.
Les Pumpkins auraient pu s’éteindre ce jour-là. Chamberlin aussi, à qui les médecins ont expliqué qu’il ne devait la vie qu’à l’extraordinaire résistance de son corps et de ses organes, endurcis par des années sur le fil du rasoir. Renvoyé par Corgan (son meilleur ami) à sa sortie d’hôpital, il aurait depuis réussi à vaincre la dépendance et préparerait son retour au rock. « Nous n’avons aucune nouvelle de lui. C’est triste de perdre un ami, mais c’était la seule solution », commenteront pudiquement Iha et Corgan lors de notre rencontre.
Difficile aujourd’hui d’écouter Mellon collie and the infinite sadness sans y lire la chronique visionnaire d’un groupe au grand carrefour de sa vie : Bullet with butterfly wings est un arrêt de mort, Farewell and goodnight un chant d’adieu à Chamberlin, 1979 une promesse de renaissance. Sur cette fabuleuse ballade nourrie d’électronique, plus de batterie heavy-metal mais juste le battement régulier d’une boîte à rythmes complice. Le commencement d’une nouvelle route. Billy Corgan : « On ne peut évidemment pas rivaliser avec le jeu de batterie d’un type comme Jimmy et avec l’énergie que sa présence nous apportait. Son absence sur Adore a été l’un des éléments déterminants du son des chansons même si j’avais, de toute façon, décidé de lever le pied et d’alléger l’écriture. L’album précédent a sans doute constitué une sorte de limite, un mur que j’avais décidé de ne pas franchir. Lorsqu’on met au monde un disque comme Mellon collie, il faut savoir ensuite changer d’exercice, ça ne sert à rien de vouloir absolument faire mieux ou plus fort deux ans plus tard, l’obsession peut alors devenir réellement suicidaire… Alors nous avons imaginé autre chose : un disque vraiment dépouillé, avec du piano, de la basse, quelques rythmes légers, ma voix. L’idée de base, c’était ça : un disque nu, spartiate, un peu à la manière des premiers Lennon. A l’arrivée, les chansons d’Adore sont un peu plus vêtues que ce que j’avais imaginé mais, au final, cette nudité reste quand même assez visible, palpable. » Comment le cerveau des Pumpkins explique-t-il ce besoin de clarté, de simplicité ? « Il y a toujours des concepts derrière la technique, derrière le son. Dans le cas d’Adore, c’est un raisonnement simple à comprendre : sans prétention excessive, je crois que je peux affirmer que je suis allé aussi loin que possible dans le rock spécialisé, le côté « grosse machine underground ». Pour être volontairement caricatural, on peut dire que les Smashing Pumpkins ont touché tous les petits Blancs fans de rock de ce pays et de nombreux pays occidentaux. Maintenant, je veux toucher un autre public, plus large, moins facile à identifier. Je veux pouvoir être arrêté dans la rue par un homme noir, ou une femme noire, qui me dira que mes chansons l’ont touché quelque chose qui ne m’arrive quasiment jamais. Je veux dépasser mon cadre ethnique, l’univers d’où je viens. Ma nouvelle ambition d’auteur de chansons, c’est de devenir un auteur folk pour la fin de ce siècle, l’équivalent d’un Woody Guthrie, d’un Bob Dylan, d’un Bob Marley… Si l’on s’en tient à notre situation à New York où j’ai du mal à sortir dans la rue , alors oui, bien sûr, je suis un type célèbre, reconnu. Mais si on me lâche dans une rue d’Istanbul, alors je ne suis plus rien. Or, je veux maintenant devenir quelqu’un qui compte en Turquie, en Chine, en Iran. Pas moi en tant que personne, mais moi en tant qu’auteur de chansons. Je veux que mes musiques marquent leur temps, qu’elles soient écoutées dans le monde entier, que mes textes parlent aux gens à un niveau à la fois intime et universel. Les grandes chansons de l’histoire de la musique sont celles qui ont traversé les océans. Et s’il doit en exister dix de plus d’ici à la fin de ce siècle, je veux être l’auteur de l’une d’entre elles. Cette écriture-là ne connaît qu’une morale : c’est la chanson qui compte et pas le chanteur. Voilà ce que je me dis maintenant dès que je prends ma guitare. »
Quel artiste contemporain, pour Corgan, peut le mieux incarner cette noble idée d’humilité face à la chanson ? A peine deux secondes de réflexion. « Dylan est un modèle absolu pour moi. Un modèle d’intelligence, de conscience… Pourquoi continue-t-il à écrire et à sortir des disques ? Pas pour l’argent : il est multimillionnaire. Pas pour la gloire : c’est l’un des chanteurs les plus connus au monde. Non, la seule raison qui le pousse à continuer, c’est que les chansons sont plus fortes que lui et qu’il a besoin d’elles pour communiquer avec les hommes et les femmes de ce monde. Pensez aussi à Neil Young, à Tom Waits : voilà mes modèles, voilà les gens qui m’ont donné le courage de transformer les Smashing Pumpkins… Ma grande fierté, c’est que si vous retirez tous les jolis sons qui ornent nos dernières chansons, elles tiennent parfaitement debout couplet, refrain, avec une histoire simple. Le son d’une voix et d’une guitare sèche me paraît aujourd’hui beaucoup plus nécessaire que tout le raffut d’une batterie de rock et d’une pile d’amplis de hard-rock branchés en série. »
Avec Adore, Corgan n’a-t-il pas peur d’être, une nouvelle fois, incompris ?
« L’histoire du groupe m’a montré que l’on revit indéfiniment les expériences traumatisantes des vingt premières années de sa vie. Avoir l’impression d’être incompris, être mal jugé : voilà un sentiment qui rouvre chez moi quelques cicatrices mal fermées. Je ne compte plus les fois dans la vie des Pumpkins où je me suis senti totalement incompris : toutes ces fois où je me faisais un devoir d’être honnête et où l’on me faisait passer pour un taré, un mec tordu. S’il y a un fil rouge dans notre carrière, c’est ça : l’honnêteté, la vérité, un effort permanent pour dire les choses telles qu’elles étaient vraiment. Alors que la majorité des groupes dans ce métier mentent à leur public et à eux-mêmes, nous avons toujours affiché nos convictions sans mentir. A l’époque de Mellon collie, je me suis rasé le crâne et je me suis mis à porter le mot « zéro » en gros sur la poitrine pour dire ce que je ressentais à l’intérieur. Et aujourd’hui, je procède avec la même sincérité en annonçant que le groupe sera désormais moins important que ses chansons, que nous avons besoin de nous effacer derrière elles. »
Exercice jouissif : écouter à nouveau les plages de calme de cet Adore adoré en mesurant le chemin parcouru, réjouissant constat d’une vie qui s’éclaire. Ensuite, on se replongera dans la discographie épineuse des Smashing Pumpkins. Et on se surprendra à s’éprendre des titres les moins fréquentables : prise dans sa globalité, l’oeuvre dense et étourdissante de Billy Corgan confirme que les créations les plus vitales, les plus décisives, fleurissent toujours sur le terrain de la frustration, du mal-être. Elle montre aussi, avec Adore, que les lendemains de tempête peuvent donner des éclaircies d’une grande beauté, l’intensité du chant intérieur se gonflant alors du bonheur d’avoir survécu aux heures de trouble.
Billy Corgan, ce zéro transformé en héros, cet outcast caractérisé devenu l’une des figures majeures du rock américain, est de ces hommes qui rendent plus forts les autres. Corgan est un croisé, un homme en mission « a man on a trip », dirait-on dans les rues de son Chicago natal. C’est surtout un apprenti permanent, un cancre devenu premier de la classe parce qu’à l’autodestruction il a préféré l’autoconstruction. Ni ange ni monstre : juste quelqu’un qui se cherche un chemin. L’entendre s’ouvrir le ventre sur To Sheila, Crestfallen ou Annie-dog, le voir ainsi préférer la beauté d’une mélodie virginale au son d’un ampli de guitare calciné, c’est aussi reprendre espoir en cette petite chose insignifiante : l’avenir en l’occurrence celui du rock américain. Qui aura l’audace de ne pas suivre les leçons d’humilité de cet homme revenu du bruit, de ce Corgan le barbare devenu la plus belle promesse du folk de demain ?
A l’heure de quitter New York, un dernier coup d’oeil en direction de Corgan et les siens. Ignorant qu’on les observe, James Iha refait son lacet pendant que D’Arcy se recoiffe. Corgan, lui, se marre, comme ça, sans raison apparente. Ainsi sont les Smashing Pumpkins : deux musiciens absents et un despote qui rigole.
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