Vic Chesnutt et Kurt Wagner, le leader de Lambchop, ont mêlé leurs parfums musicaux pour un résultat aussi brut que raffiné. The Salesman and Bernadette fleure bon une certaine Amérique : intelligente et instinctive, qui pense et agit à la fois, qui fouille dans son passé tout en se construisant un présent bien vivant. Plus […]
Vic Chesnutt et Kurt Wagner, le leader de Lambchop, ont mêlé leurs parfums musicaux pour
un résultat aussi brut que raffiné. The Salesman and Bernadette fleure bon une certaine Amérique : intelligente et instinctive, qui pense et agit à la fois, qui fouille dans son passé tout en se construisant un présent bien vivant.
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Plus le temps passe, plus on nourrit quelques doux idéalismes qui ne semblent plus de ce monde. Par exemple, on croit dur comme fer que la musique est une affaire de gestes et de souffles mêlés, un moyen assez infaillible d’épouser sa vie et celle des autres. Une activité venue du tréfonds des âges, où des sons feraient office de silex et allumeraient dans l’instant quelque feu, ou une simple étincelle. C’est idiot de se bercer avec des choses pareilles, quand tout nous dit que les musiciens ont aujourd’hui d’autres ambitions à fouetter foules à conquérir, positions à briguer, wagons de marchandises à ne pas louper. Parfois, on croise sur sa route des gens tout aussi vieillots et naïfs. Ils ont des idéalismes désuets et cabossés qui se frottent aux nôtres, et tout ça crépite de concert.
Kurt Wagner et Vic Chesnutt sont de ceux-là. Musiciens de gouttière, il ne leur importe pas d’être racés ni d’avoir le poil neuf. Wagner est le chef d’orchestre de Lambchop. Immatriculé à Nashville, Tennessee, ce big-band informel et formidable d’une dizaine de membres carbure tranquillement sur le bas-côté des autoroutes locales, anime une musique d’une atypique simplicité dont la country constituerait l’essence sans plomb. Depuis qu’il s’est abîmé dans un fossé, rompu le cou et cloué à vie sur une chaise roulante, le folk-singer Chesnutt, lui, gratte sèchement sa guitare et sa voix à Athens, Géorgie. Wagner est plutôt du genre apiculteur : entouré de ses abeilles musiciennes, il récolte en artisan un miel doux amer, en tire des sucreries fines qui soulèvent le coeur sans écoeurer. Chesnutt, plus solitaire et décharné, chante comme s’il avalait des sabres : d’une voix étranglée, mais sans trembler. Au fil des ans, les lames se sont assouplies, adoucies, parées de reflets plus variés. L’un et l’autre, qui se fréquentent et s’admirent depuis des lustres, ont décidé de s’unir le temps d’un album. Le disque sorti sous le nom de Vic Chesnutt s’appelle The Salesman and Bernadette et c’est donc une histoire très simple : un bout de chemin et de musique partagé, où Chesnutt, auteur de toutes les chansons, tient la carte et indique le sens de la marche, tandis que Lambchop imprime à l’ensemble sa foulée et sa respiration.
« Dans mon esprit, rappelle Chesnutt, il était clair que tout devait être pensé en fonction du son de Lambchop, de sa richesse instrumentale. Je suis tellement admiratif et jaloux quand j’entends et vois jouer ce groupe… Lambchop, c’est à la fois une grande famille et une fête permanente. Savoir bien s’entourer, c’est un grand talent et Kurt le possède. Un artiste de nature, vraiment. Un excellent peintre, de surcroît, ce qui influe certainement sur son approche de la musique. Kurt sait comment agencer dans l’espace les images, les couleurs, les sons. Lorsque je le vois avec Lambchop, j’ai l’impression qu’il joue de ses propres musiciens. C’est comme s’il les peignait, les positionnait lui-même : ils sont sa toile autant que ses couleurs. »
Dans la bouche de Chesnutt, l’allusion à la peinture n’est pas un simple effet de style. D’une part parce que The Salesman and Bernadette, divisé en quatorze tableaux, procède par collage pour assembler un récit et dresser un portrait celui d’un homme obsédé par le souvenir d’une femme. D’autre part parce que Chesnutt manie lui-même le pinceau depuis quelques années et qu’il ne manque jamais une occasion de déceler des cousinages entre ses activités picturales et musicales. « Je crois que mes toiles et mes disques paraîtront toujours plus simples qu’ils ne le sont réellement. Peindre et enregistrer, ça n’est que la partie physique et souvent douloureuse d’un long travail, d’une longue rumination intérieure. Le problème, c’est qu’au stade de la réalisation je ne suis pas perfectionniste. Pour moi, quand ça sort, c’est déjà fini. Je veux toujours expédier pour mieux revenir en moi-même, dans ma petite cachette, mon pays des songes. »
C’est précisément parce que Wagner et les siens l’attendaient à la sortie de sa tanière que Chesnutt réalise aujourd’hui son disque le plus peaufiné et le plus imagé. En déléguant la colorisation de son disque aux doigts d’or de Nashville, le solitaire d’Athens, plutôt connu pour ses sonorités brutes et ses chansons trempées dans le bourbon, prenait le risque de noyer le ruisseau aigrelet de sa voix, de diluer la pluie acide de ses mots. Mais amertume et douceur se marient ici en toute intelligence, s’enlacent, s’écoutent. Kurt Wagner et ses musiciens excellent dès qu’il s’agit de mettre en valeur le modelé d’une mélodie, de donner une épaisseur et un grain aux traits les plus limpides. Même s’il s’est poli avec les ans, ce travail sur la matière résume à merveille la « patte Lambchop ». Une patte qui doit beaucoup à la personnalité de Wagner : dans ses propres textes, l’Américain n’aime rien tant que s’emparer des petites aspérités du quotidien pour en révéler l’inattendue densité, les multiples nuances. Dans les mots comme dans la musique, ces explorations apparemment infimes sont propices à d’intéressants dérapages et sorties de cadre. Sur son récent et fort recommandable What another man spills, on peut ainsi entendre Lambchop se livrer à de doux bariolages et touiller dans un même pot country, soul et rock, sans jouer pour autant les éclabousseurs potaches.
Bien qu’assez prudents encore dans leurs prospections, Chesnutt et Wagner appartiennent à une famille de musiciens mi-archéologues, mi-pionniers. Une famille qui retourne le champ des musiques du terroir pour y trouver les germes d’un présent inédit, qui soulève les poussières d’hier pour mieux enrichir les langages actuels. Bien sûr, Chesnutt ne relit pas les grimoires américains avec le regard et la diction cinglés d’un Eugene Chadbourne. Bien sûr, Wagner ne dilapide pas ses héritages musicaux avec la flambe déglinguée d’un Captain Beefheart. Il n’empêche qu’à petits coups de rame, ces deux-là entraînent la vieille barque américaine au fil d’un courant nouveau. Il y a deux ans, Wagner, pour décrire son album Thriller, parlait en rigolant de « country conceptuelle ». Une boutade qui décrivait assez bien les qualités d’une musique aussi cérébrale qu’instinctive. Il suffit de passer quelques minutes avec Wagner et Chesnutt pour comprendre combien ces hommes-là sont les dignes représentants d’une Amérique joliment profonde. Une Amérique où les hommes témoignent d’une rare intelligence dans leur rapport au quotidien et d’une rare simplicité dans leur rapport aux choses de l’esprit. Spontanés et réfléchis, rustiques et subtils, intérieurs et ouverts, poètes et paysans : ces gars-là savent travailler du cigare tout en continuant de fumer la vie sans filtre.
« La société américaine a des côtés schizophréniques, résume Chesnutt. C’est sans doute pour ça que des gens comme Kurt et moi admirons beaucoup les philosophes, tout en aimant les gens frappés, qui ne calculent pas. De la même façon que nous aimons la tradition et les vieilleries tout en nous rebellant contre elles. » « Ce mélange d’instinct et d’intellect s’est exprimé de manière exemplaire dans le jazz, mais aussi dans certaines formes traditionnelles comme la country ou le bluegrass, rappelle Wagner. Ça continue aujourd’hui, sous des aspects et dans un contexte différents, évolutifs. Il est toujours risqué de suivre à la fois son cerveau et son coeur, comme de mêler l’ancien au moderne. Il faut un peu de naïveté, une sorte de courageuse stupidité… Récemment, par exemple, j’ai fait une série de petits concerts solo. Je chantais et jouais de la guitare, simplement accompagné par des fonds sonores variés, enregistrés sur des cassettes que je passais au hasard sur un magnéto pourri. Le résultat de ces improvisations était parfois foireux et parfois si lumineux, si fragile… Ce sont des choses qui imprégneront à jamais ma mémoire. J’ai beau avoir la trouille de monter sur scène, je ne peux pas m’empêcher d’expérimenter ainsi de nouvelles idées. Il y a toujours une chance à saisir là-dedans. C’est comme lorsqu’on met le nez en dehors de chez soi : on peut faire de magnifiques découvertes, ou se prendre un pot de fleurs sur le crâne. »
De Charles Ives à Lambchop, de Jim O’Rourke à Vic Chesnutt, de Will Oldham à l’avant-garde new-yorkaise, au-delà des âges, des registres musicaux et des audaces de chacun, les Américains confirment en tout cas qu’ils sont doués pour mêler l’inné des répertoires traditionnels et l’acquis des musiques expérimentales, pour brasser leurs racines avec des parfums d’ailleurs. Un océan sépare encore ce Nouveau Monde de la vieille Europe, trop souvent confite dans sa vieille répartition des tâches, ses compartimentages, trop occupée à séparer ceux qui pensent et ceux qui agissent, ceux qui vivent dans le passé et ceux qui ne jurent que par le futur… « La géographie a peut-être son mot à dire, suggère Chesnutt. En Europe, les gens vivent dans des périmètres plus petits ; on y sépare peut-être les choses pour mieux faire sa niche, son trou. Aux Etats-Unis, les distances sont telles qu’on a parfois du mal à se sentir partie prenante d’une communauté. Pour mieux se retrouver, se rencontrer et échanger des points de vue, il n’y a pas de secret : il vaut mieux éviter de se construire mentalement des murs. »
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