Hommage heureux à la musique qui a scellé leur destin, Blue & Lonesome des Rolling Stones déroule douze reprises brûlantes qui en disent long sur les frères ennemis Jagger et Richards.
Les Rolling Stones sortent leur 26e album studio dans les dernières semaines de 2016, une année qui fut l’une des plus dévastatrices pour le corps de métier qu’ils représentent : les musiciens. On se doute fort que le hasard est seul responsable de cet arrangement chronologique.
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https://youtu.be/cz5uWBl_35o
Pour autant, comment ne pas prendre un malin plaisir à mettre ce subit regain de vigueur dont font preuve nos glorieux septuagénaires sur le compte de leur légendaire mauvais goût ? Que les Stones persistent à tirer la langue, avec une effronterie qui, disons-le, n’est plus de leur âge, quand tant d’autres – Bowie, Prince, Cohen, etc. – avalent leur extrait de naissance, ça reste conforme à l’esprit qui aura tant œuvré à établir leur (mauvaise) réputation sur le demi-siècle passé.
Premier album studio de puis “A Bigger Bang” en 2005
L’album en question – Blue & Lonesome – est le premier en studio depuis le négligeable A Bigger Bang paru en 2005. A cette époque, Mick Jagger et Keith Richards se pensaient encore en condition pour pondre des chansons qui d’originales n’avaient plus que le nom. Pour ceux qui longtemps portèrent le titre, aujourd’hui dérisoire, de “plus grand groupe de rock au monde”, il ne pouvait y avoir pire écueil que de vouloir rivaliser avec un passé aussi flamboyant que le leur.
A ce stade, c’était même exposer leur irrémédiable usure à la cruauté d’une impitoyable lumière. Mick Jagger en particulier semblait sévèrement atteint du syndrome dit de “belle-mère de Blanche-Neige”, cette inclinaison à interroger chaque matin son miroir pour savoir qui est la plus belle du royaume.
Mais depuis, tant de choses se sont produites… Keith Richards a réchappé de justesse à une chute de cocotier, a facétieusement incarné le père de Johnny Depp dans un épisode de Pirates des Caraïbes, a sorti une géniale autobiographie (Life, Robert Laffont) et un album solo moins génial (Crosseyed Heart). Agé de 72 ans, il ressemble à une bougie dont la cire a fondu et dégouliné sur son candélabre.
Mick Jagger lui, a dû surmonter le suicide de sa compagne L’Wren Scott en 2014 et le viandage de deux productions dans lesquelles il s’était beaucoup investi, le biopic sur James Brown Get on Up, et la série HBO Vinyl. A 73 ans, il ressemble désormais à un Maître Yoda coiffé d’une perruque de Justin Bieber et il fréquente moins les miroirs.
Longtemps, les Stones ont été des phares en matière de “vie intense”
Ce qui a surtout changé depuis la sortie de A Bigger Bang, c’est le monde. Pendant fort longtemps, les Rolling Stones ont été non seulement des modèles musicaux mais aussi des phares en matière de “vie intense”. Tant par leur façon de se vêtir que par ce qu’ils laissaient entrevoir de leurs délires et de leurs orgies, ils ont permis à plusieurs générations de s’extraire de ce que Tristan Garcia appelle les “marécages de la routine” (dans La Vie intense, Autrement). Longtemps, chaque sortie d’un nouvel album des Stones fut guettée avec une impatience qui excédait les seules attentes du mélomane pour nourrir nos êtres de folles promesses d’une extension du domaine du jouir.
Or, si 2016 a été dévastatrice pour tant de grands noms de la musique, elle fut tout aussi destructrice pour ce qui relève de cette culture dont ces mêmes noms furent les prophètes tapageurs et hédonistes, culture consacrant la mixité raciale à laquelle s’attaquent aujourd’hui des vagues successives, multiformes et agressives de conservatisme. Nous vivons bel et bien une réaction à la révolution des années 1960, période dont les Stones comptent parmi les instances les plus prescriptrices en matière de mœurs et d’esthétique.
https://youtu.be/nifkRa9jL9E
Alors, dans ce contexte de moins en moins porté à la fête, où le normatif et l’autoritaire semblent reprendre le dessus, quelle place pour ces vieilles pierres précieuses qui ont tant roulé, tant donné, et pour qui, enchâssées dans leurs écrins de lords anglais, le monde réel doit consister en un lointain et vague horizon ? Une seule place en vérité : le blues.
Au cours de leur longue carrière, les Stones ont toujours éprouvé le besoin de revenir à ce genre comme à un refuge. Devenus des stars de la pop au milieu des années 1960, se lançant même dans l’expérimentation psychédélique avec des albums tels que Their Satanic Majesties Request, ils reviendront au blues avec Beggars Banquet, Let It Bleed, Sticky Fingers et surtout Exile on Main Street, comme pour reprendre le chemin par le bon bout.
Enregistré en trois jours à l’arrache
Avec Blue & Lonesome, les Stones reprennent même leur histoire par le commencement. Enregistré en trois jours à l’arrache et avec un son millésimé dans un studio de l’Est londonien, secteur où se trouvaient les clubs qui les virent débuter à l’aube des années 1960, l’album propose douze reprises de morceaux, la plupart appartenant au répertoire du Chicago blues, douze carillons faisant remonter les pendules d’un demi-siècle.
Dans cette sélection, qu’on imagine issue de discussions nocturnes, âpres et passionnées entre pareils incollables, figure un titre signé Jimmy Reed (Little Rain) qui fut l’un des maîtres de Keith Richards en termes de jeu de guitare. Dans Life, Keith décrit la manière dont lui et Brian Jones s’escrimaient à longueur de journée pour essayer de retrouver la sonorité de la guitare de Reed en écoutant ses disques dans le petit appartement qu’ils partageaient au 102 Edith Grove à Chelsea. “On passait des heures à se cailler les miches et à disséquer ses morceaux jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pièces à mettre dans le compteur électrique.”
Des “missionnaires du blues” Keith Richards
A l’époque, les priorités étaient, dans l’ordre : pouvoir alimenter l’appart en électricité, bouffer et, le cas échéant, ramener des filles. Keith évoque l’état de “pure obsession”, la “concentration monastique” présidant à ces séances quotidiennes de formation mimétique. Au point de voir dans les Rolling Stones d’alors des “missionnaires du blues”. “Qui quittait notre cellule pour un plan baise était considéré comme un traître”, renchérit le guitariste. Question galipettes, ils ne tarderaient pas à se rattraper.
En réalité, Blue & Lonesome nous en dit autant sur les Rolling Stones d’alors qu’il nous édifie sur ceux d’aujourd’hui, en particulier s’agissant de la relation essentielle, mais compliquée, qu’entretiennent Jagger et Richards. Voilà deux mecs qui ont établi l’une des complicités les plus renversantes et fructueuses de l’histoire musicale, pour finir par ne plus s’adresser la parole pendant des années.
A tel point que Keith a enregistré des chansons avec les Stones chargées de messages censément adressés à une fille, dans lesquelles il réglait secrètement ses comptes avec son compère. Comme dans All About You de l’album Emotional Rescue (1980) : “J’en ai marre, je suis fatigué de traîner avec des minables comme toi.” Entre Jagger l’arriviste bien éduqué, gentrifié, et Richards, prince de la cour des Miracles du rock, capitaine borderline aux mille naufrages, aux mille sursis, les chemins n’ont cessé de s’éloigner.
Jagger réussit à se tailler la part du lion sur “Blue & Lonesome”
Or, s’il y a bien un terrain ami sur lequel ces deux-là pouvaient encore se retrouver sur un pied d’égalité, c’est celui du blues, musique à l’origine de leur relation artistique fusionnelle. “Egalité” n’est d’ailleurs pas vraiment le terme adéquat, connaissant l’ego vorace du chanteur des Stones. Car Jagger réussit malgré tout à se tailler la part du lion sur Blue & Lonesome à travers quatre covers de Little Walter, dont celle procurant son titre à l’album, où il peut mettre en valeur ses qualités d’harmoniciste.
Walter a été pour le Mick Jagger harmoniciste ce que fut Jimmy Reed pour le Keith Richards guitariste : un maître. En écoutant Midnight Rambler, chacun est en mesure de percevoir l’influence de celui qui, outre sa carrière en solo, a longtemps accompagné McKinley Morganfield alias Muddy Waters, autre gigantesque figure tutélaire.
C’est parce qu’il portait un album de Muddy Waters (et un autre de Chuck Berry) sous le bras que Jagger tapa dans l’œil de Keith Richards sur le quai de la gare de Dartford en 1961. Et c’est une chanson de l’album de Muddy, intitulée Rollin’ Stone, qui quelques mois plus tard inspira son nom au groupe qu’ils venaient de former. Leur tout premier album comporte d’ailleurs une reprise de I Just Want to Make Love to You du même.
En 1964, ils pénètrent dans le studio Chess Records à Chicago
Tous ces types, qu’ils considéraient comme de véritables dieux, les Stones allaient les côtoyer lors de leur première tournée américaine en 1964. En pénétrant dans le studio Chess Records à Chicago, où cette musique avait été consignée, ils tremblaient comme des feuilles, aussi émus que des communiants posant les pieds pour la première fois dans la basilique Saint-Pierre à Rome.
Keith se souvient que dans le couloir d’entrée du studio, un type en salopette monté sur un escabeau était en train de repeindre le plafond. C’est là que Leonard Chess lui dit, montrant le gars du doigt : “Tiens, au fait, je te présente Muddy Waters.” Oui, dans le saint des saints du blues électrique, les dieux peignaient le plafond.
Cette fois-là, Richards passa des heures à jouer et à faire la bringue chez Muddy, pour se réveiller le lendemain matin deux pâtés de maison plus loin chez Howlin’ Wolf, sans trop savoir comment. Géant dans tous les sens du terme, doté d’une voix proprement terrifiante, Wolf – Chester Burnett de son vrai nom – est crédité de deux titres de Blue & Lonesome (Commit a Crime et Just Like I Treat You composé par Willie Dixon mais créé par Wolf en 1961).
Les pères fondateurs leur ont légué le mojo
Lui comme ces autres pères fondateurs que sont Magic Sam, Otis Rush, Lightnin’ Slim ou Eddie Taylor, dont les morceaux comme par enchantement surgissent des limbes sur Blue & Lonesome, ne se contenteront pas de transmettre de la musique à ces jeunes Anglais. Ils leur lègueront aussi une part de leur charisme, et puis quelque chose d’encore plus abstrait, ce fluide magique venu d’Afrique appelé mojo.
https://youtu.be/YtPYzEQEXs4
Au fond, ce nouvel album n’est pas tant un “à la recherche du temps perdu”, une brusque crise d’incontinence nostalgique, qu’une manière de retrouver cette étincelle, ce moment où quelque chose de bouleversant se passe entre des musiciens, où comme le dit Keith, “il n’y a pas d’arrière-pensée, pas de mouche dans le miel”.
C’est en tout cas ce que l’on entend sur ces douze titres. Ça et un Jagger en grande forme vocale, le poignet toujours ferme de Charlie Watts et puis, en guest, la guitare d’Eric Clapton, autre rescapé du British Blues, sur Everybody Knows about My Good Thing de Little Johnny Taylor et I Can’t Quit You Baby de Willie Dixon.
Sans chichis, un hommage à la musique qui a scellé le destin des Stones
Dans ce recueil qui pourrait être leur dernier, les artères de certains menaçant de péter, ce groupe à nul autre pareil qui fut le fait de “missionnaires du blues” avant qu’ils ne deviennent des “majestés sataniques du rock”, rend sans chichis et sans narcissisme aucun un vibrant hommage à la musique qui a scellé son destin, une musique venant d’un monde d’obscurité où tout était encore séparé entre “Blanc” et “Nègre”, un monde qu’ils ont contribué à rendre moins féroce mais que certains brûlent aujourd’hui de voir renaître.
Au fond, le plaisir qu’ils y prennent est bien la seule finalité de cet acte presque gratuit. Ça et peut-être le message à l’évangélisme profane qu’on perçoit toujours enfoui dans la chair même de cette musique, sans doute à l’adresse d’une génération pour qui le blues reste un truc de vieux cons : “Eh mec, attends-toi à ce que la vie te fasse mal, te marche dessus, te crache à la gueule. Mais si tu as une passion, une seule, alors tu seras sauvé.”
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